Justice : et s’il fallait d’abord réformer la réforme ?
L’affaire d’Outreau et le rapport parlementaire auront finalement déclenché un début de réforme de la Justice à l’avenir incertain. Malgré son caractère minimal, cette « petite réforme » est entourée de sérieuses tensions et de levées de boucliers quotidiennes. En même temps, on apprend que l’actuel vice-président du Conseil d’Etat devrait devenir président du Conseil constitutionnel en février 2007 et être remplacé dans sa présente fonction par l’actuel secrétaire général du gouvernement. Si cette deuxième nomination apparaît comme un « classique » de la politique française récente, ce n’est pas le cas de la première. Force est de constater dans l’ensemble une tendance à la concentration du pouvoir dans les mains d’un groupe restreint au détriment de la séparation des carrières, accompagnée d’une inertie institutionnelle qui s’oppose à toute perspective de changement en profondeur. Ne serait-il pas opportun, avant de tenter une réforme de la Justice, d’aborder la question de la composition et du fonctionnement des instances devant intervenir dans cette opération ?
Finalement, un fragile projet de réforme de la Justice, au contenu très restreint mais dont l’Union syndicale des magistrats (USM) demande déjà le retrait, a été proposé par le gouvernement. Dominique de Villepin appelle à la prudence et Pascal Clément défend un texte qui, d’après Le Figaro, ne serait pas celui qu’il avait initialement "tenté de faire passer".
Le débat aurait porté sur deux propositions concernant les enregistrements chez le juge d’instruction. Place Vendôme, on aurait souhaité la formulation : "Le juge d’instruction peut, d’office, sur réquisition du procureur de la République ou à la demande des parties, décider de procéder à l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires, auditions, confrontations, transports sur les lieux et reconstitutions auxquels il procède. Cette décision n’est pas susceptible de recours". Mais, place Beauveau, on aurait réclamé que la loi prescrive une véritable obligation : "En matière criminelle, les interrogatoires des personnes mises en examen réalisés dans le cabinet du juge d’instruction, y compris l’interrogatoire de première comparution et les confrontations, font l’objet d’un enregistrement" et obtenu gain de cause. Samedi, Pascal Clément a démenti l’existence de véritables divergences : "Nous avions préparé deux versions : l’une où le juge pouvait enregistrer, et une autre où le juge devait enregistrer. [...] à la suite d’une erreur matérielle, nous avons envoyé la mauvaise version à Matignon, aux organisations de magistrats et aux avocats."
Au vu des informations disponibles, ce projet de réforme de la Justice n’est pas ce qu’il apparaît et comporte une bonne dose de mesures de façade. Deux exemples :
- Le domaine d’application envisagé de l’obligation d’enregistrement audivisuel se limite aux affaires criminelles. Pourtant, l’usage de la détention provisoire comme un moyen d’obtenir des aveux n’est en rien exclusif de ce type d’affaires. L’ouvrage Le dossier noir de l’instruction, Odile Jacob 2006, rapporte entre autres le cas d’un jeune homme accusé de vols par son employeur. Un grief bien éloigné de toute présomption criminelle. L’intéressé est placé en détention provisoire pour ne pas avoir avoué. Le temps passe et, dans un nouvel interrogatoire, le juge demande à l’avocat d’intervenir pour que son client passe aux aveux : "Maître, expliquez-lui que son intérêt, c’est d’avouer. Comment vous mettre en liberté si vous n’êtes pas capable d’assumer vos responsabilités ? " Finalement, le jeune salarié obtient sa liberté en échange d’aveux écrits. Six mois plus tard, il sera jugé et relaxé. Sur de telles situations, le "réforme Clément" n’aura aucune incidence.
L’article 137 du Code de procédure pénale prévoit que : "La personne mise en examen, présumée innocente, reste libre. Toutefois, en raison des nécessités de l’instruction ou à titre de mesure de sûreté, elle peut être astreinte à une ou plusieurs obligations du contrôle judiciaire. Lorsque celles-ci se révèlent insuffisantes au regard de ces objectifs, elle peut, à titre exceptionnel, être placée en détention provisoire". Aucune distinction n’est faite entre un éventuel caractère délictuel ou criminel des faits présumés. Et s’il faut prendre en considération les condamnations de la France par la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH), il n’y avait pas de grief à caractère criminel dans l’affaire Rivas jugée en avril 2004. En janvier 1997, l’intéressé, un jeune de 17 ans soupçonné de vol avec effraction, fut "auditionné par un lieutenant de police" mais, "comme il niait les faits qui lui étaient reprochés, le capitaine H. décida de l’emmener dans son bureau afin de le « raisonner » ". Le communiqué de la CEDH explique, en bref, que : "quelques instants plus tard, le requérant reçut un coup qui l’atteignit aux parties génitales, lui provoquant une fracture du testicule et nécessitant une intervention chirurgicale d’urgence" et qu’au vu du dossier "la Cour estime que les traitements infligés au requérant ont revêtu un caractère inhumain et dégradant".
- Quant à la responsabilité des magistrats, le Nouvel Observateur évoque une "nouvelle faute disciplinaire" incorporant "la violation délibérée des principes directeurs de la procédure civile ou pénale, comme les droits de la défense, la présomption d’innocence ou le principe du contradictoire" et sanctionnée par "une interdiction d’exercer pendant cinq ans des fonctions à juge unique (juge d’instruction, juge d’application des peines...)". On reste perplexe à la lecture de ce paragraphe. Où est la sanction, où est passée la notion de responsabilité au sens disciplinaire ?
Le statut général des fonctionnaires de l’Etat, prévoit quatre groupes de sanctions : i) l’avertissement et le blâme ii) la radiation du tableau d’avancement, l’abaissement d’échelon, l’exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximale de quinze jours et le déplacement d’office iii) la rétrogradation et l’exclusion temporaire de fonctions pour une durée de trois mois à deux ans iv) la mise à la retraite d’office et la révocation. Rien de tel n’est proposé par le ministère de la Justice, qui se borne à envisager des dispositions d’organisation du service prenant en considération les capacités dont a fait preuve chaque magistrat. La notion de responsabilité se trouve totalement absente dans ce type de mesures (voir mon article du 21 août). Sous l’apparence d’une procédure disciplinaire, on risque d’avoir affaire à une simple évaluation professionnelle (mon article du 28 août).
Au même moment, Le Monde nous apprend que le vice-président du Conseil d’Etat Renaud Denoix de Saint Marc, précédemment secrétaire général du gouvernement, "devrait... prendre la succession du président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, dont le mandat vient à expiration en février 2007" et que "c’est Jean-Marc Sauvé, l’actuel secrétaire général du gouvernement, qui devrait hériter du poste de « premier fonctionnaire de France » ". Une nouvelle qui semble n’avoir suscité aucun commentaire. Et pourtant...
Il n’y a jamais eu de séparation de carrières entre le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel, ce que les citoyens pouvaient déjà déplorer. Mais à présent, c’est un vice-président sortant du Conseil d’Etat qui deviendrait président du Conseil constitutionnel. Quelle réflexion peut inspirer une telle nomination sur le plan de la "théorie des apparences" évoquée dans mes articles du 25 juillet sur le fonctionnement de la justice administrative et du 4 août sur le décret 2006-964 du 1er août ? Le Conseil constitutionnel se prononce, notamment, sur la constitutionnalité des lois adoptées. Mais, au cours de leur préparation, le Conseil d’Etat intervient en tant que conseiller du gouvernement et, aux termes de l’article L. 112-3 du Code de justice administrative, il peut également "de sa propre initiative, appeler l’attention des pouvoirs publics sur les réformes d’ordre législatif, réglementaire ou administratif qui lui paraissent conformes à l’intérêt général". Le nouveau président du Conseil constitutionnel devra, si la nomination annoncée se confirme, se prononcer sur des lois que l’instance qu’il présidait juste avant aura évaluées et contribué à élaborer, ou sur des questions ayant fait l’objet d’avis de cette instance. Malheureusement, le problème de l’indépendance réelle du Conseil constitutionnel n’est pas vraiment nouveau, car sa composition a toujours comporté la présence d’un nombre important de personnalités issues du monde politique.
La nomination, devenue habituelle, du secrétaire général du gouvernement sortant à la vice-présidence du Conseil d’Etat reflète une autre osmose : celle entre les instances de gouvernement et les entités théoriquement chargées d’émettre des avis indépendants et de contrôler l’action et le fonctionnement du gouvernement et des administrations. Le Conseil d’Etat est l’institution d’appartenance d’un nombre important de membres des cabinets ministériels et de la coupole d’administrations et organismes publics, mais aussi le "juge administratif suprême" chargé de censurer les erreurs et les dysfonctionnements des mêmes entités auxquelles il fournit ministres, directeurs, hauts responsables, conseillers... Qu’est devenue la séparation des pouvoirs dans la pratique institutionnelle française, en dehors d’un lieu commun formel permettant à décideurs et parlementaires de se dérober lorsqu’ils sont saisis par les citoyens ? Peut-on, en faisant preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle, se plaindre de la nomination annoncée d’un ancien conseiller technique de l’actuel président de la République "au poste sensible de procureur général de Paris", sans souligner en même temps que de tels mouvements sont depuis très longtemps devenus habituels entre les entourages de ceux qui gouvernent ou les directions des grands organismes publics, et la Section du contentieux du Conseil d’Etat qui doit juger les litiges de ces décideurs et instances ? Tout conseiller d’Etat en service Place du Palais-Royal, même de retour d’un cabinet ou d’une direction, peut faire partie de la Section du contentieux. Ceux qui se scandalisent de la possible nomination de Laurent Le Mesle en tant que procureur général de Paris le savent très bien.
Son fonctionnement étant intégralement régi par le Code de justice administrative, le Conseil d’Etat est avant tout une juridiction. Ses membres, dont le statut relève du même Code, sont au premier chef des juges. C’est à des juges que le gouvernement soumet, pour avis théoriquement indépendant et impartial, son projet de réforme de la Justice. Certes, le Conseil d’Etat est une juridiction séparée de celle de l’ordre judiciaire, mais doit-on pour autant conclure à une totale séparation d’intérêts ? Si on admet la présence de caméras chez le juge d’instruction pénal, pourquoi ne pas envisager que les mesures d’instruction souvent sollicitées en vain par les justiciables auprès des tribunaux administratifs puissent un jour se traduire par des auditions obligatoires des responsables des administrations, avec enregistrement, dès lors qu’il existe un doute sur les faits, sur l’existence d’une pièce, sur le traitement reçu par un administré ou un fonctionnaire... ? Une pratique qui pourrait également trouver de nombreuses applications dans les affaires non contentieuses mettant en cause des services influents. A l’occasion du rapport du Conseil d’Etat sur l’affaire du Rainbow Warrior en août 1985, il eût été intéressant d’en savoir un peu plus sur la manière dont des faits dévoilés peu après par Le Monde ont pu échapper au rapporteur Bernard Tricot. Dans cette optique et avec tout le respect dû à la haute juridiction administrative, le Conseil d’Etat n’apparaît pas forcément comme une instance « neutre » par rapport à la question des enregistrements audiovisuels chez le juge d’instruction. A fortiori en ce qui concerne la responsabilité des juges, une question qui semble n’avoir aucune raison de se poser uniquement dans la juridiction pénale, vu les enjeux financiers d’un certain nombre de contentieux administratifs ou les conséquences humaines des jugements rendus.
Une question paraît inévitable : peut-on vraiment espérer une réforme de la Justice avec l’actuel tissu institutionnel ? Ne risque-t-on pas de tourner en rond si on ne réforme pas au préalable les institutions devant émettre des avis, des propositions, des jugements... sur cette réforme ? Voici quelques pistes, de mon modeste point de vue, si on se place dans cette hypothèse :
- Le Conseil d’Etat ne devrait pas être une juridiction administrative. Il paraît indispensable de séparer le rôle de conseiller du gouvernement de celui de juge du gouvernement et des administrations, par la création d’une Cour administrative suprême indépendante. Plus une "juridiction spéciale" chargée de la responsabilité disciplinaire, civile et pénale de juges, avocats et experts de justice.
- Une stricte séparation des carrières devrait être imposée : i) entre la Cour administrative suprême, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel et la "juridiction spéciale" précitée ii) entre ces quatre instances d’une part, et l’entourage du pouvoir exécutif ainsi que les directions d’entités publiques et privées, de l’autre. L’ensemble de la justice administrative et de l’ordre judiciaire, Cour de cassation comprise, devrait être soumis aux mêmes incompatibilités que la Cour administrative suprême.
- Les magistrats ne devraient en aucun cas pouvoir devenir des professeurs associés à des universités, ni travailler pour une partie de leur temps à l’extérieur de leur entité d’appartenance. La participation de juges et conseillers d’Etat à des cercles d’influence privés serait interdite.
- La composition et le fonctionnement du Conseil d’Etat en tant qu’instance consultative au plus haut niveau de l’Etat serait réformée dans le sens d’une ouverture directe aux citoyens.
Ce ne sont que quelques ingrédients d’une réforme citoyenne au sommet de nos institutions, qui m’apparaît indispensable avant de pouvoir espérer une véritable évolution institutionnelle plus en aval. Point besoin d’attendre 2007 pour défendre ces propositions, en tout ou en partie, si elles paraissent pertinentes.
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