Laïcité et esprit du 11 janvier
Le Président de la République et l'équipe gouvernementale tâchent de transformer le grand rassemblement citoyen qui a été une réponse aux tueries de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher en politique institutionnelle. Ils ont profondément raison de ne pas laisser l'émotion à l'émotion, de ne pas la laisser « retomber » car en elle-même, elle ne peut rien produire d'autre que des formes énergétiques fortes certes mais sans suites, car sans structures pérennes.
Même si comparaison n'est pas raison car on ne sait pas dire les limites de la comparaison, ceux qui prennent la comparaison comme mode de pensée ont tendance à l'étendre à toutes les caractéristiques des situations qu'ils comparent ; même si comparaison n'est pas raison, il me semble que la succession des événements de mai 68 et de l'élection législative de juin 68 peut représenter un exemple probant, autrement dit un modèle d'enchaînement d'un mouvement collectif fort et du « retour » à l'ordinaire politico-institutionnel, réactionnaire-autoritaire. Après la grève quasi générale de mai 68, les Français ont voté pour le parti du général De Gaulle, l'UDR et ont donné une chambre majoritaire au général.
Il sera difficile de contrer la montée du Front national, c'est-à-dire le choix d'une encore plus grande répression envers les pauvres et les minorités et surtout la minorité musulmane.
Il est fort probable qu'une des conséquences de ces tueries va être une légitimation intellectuelle, idéologique du Front national, avec les succès électoraux qui vont avec.
Ce qui fait comparaison, c'est que le peuple français peut à la suite et presqu'en même temps se montrer de gauche puis de droite, si l'on passe par cette division ancienne et communément admise. Entre les deux, l'écart n'est pas comme on peut le croire de prime abord de l'ordre de l'incompatibilité. D'une manière générale,on aurait intérêt à se représenter ces groupes de gauche et droite, non sur une ligne droite mais sur un fer à cheval, près de ce que sont souvent les salles de délibération des parlements. Ainsi la plus grande distance n'est pas entre l'extrême droite et l'extrême gauche, qui au contraire, sont assez proches.
La société s'est mobilisée sérieusement pour dire qu'il n'était pas possible que des citoyens viennent rendre la justice selon leur idée à eux de la justice et infliger la peine de mort sans sommation à d'autres citoyens. Si cela signifie un attachement profond aux valeurs républicaines et démocratiques, cela pourrait être compatible avec une répression d'un certain nombre de citoyens liés aux tueurs, selon les déclarations desdits-tueurs, répression menée par un parti dont il est abondamment dit qu'il n'est pas républicain, bien qu'il fonctionne dans la République et présente des candidats aux élections. Les dires, les jugements de valeur et les actes ne sont pas accordés. Si le FN n'était pas républicain, il devrait être interdit, ce qui n'est pas le cas. Il y a bien là deux poids deux mesures, deux pratiques : une condamnation verbale et une autorisation politique. Autrement dit, le FN a le champ libre comme n'importe quel autre parti.
La voie de la répression a été choisie sous couvert de laïcité. En 2004, la loi sur les signes religieux à l'école a inversé, en fait, le concept de laïcité. D'une laïcité, apanage de l’État et des pouvoirs publics, elle a fait une laïcité du citoyen et des groupes de citoyens. D'une laïcité garante de la liberté religieuse, cette loi a fait de la laïcité un principe de commandement du comportement des citoyens et un principe de contrôle de leurs vêtements. La laïcité est devenue une commande faite aux citoyens de faire croire qu'ils sont athées (dans l'espace public) et de réserver la religion pour l'entre-soi. L’État s'est mis à affirmer que la religion était affaire personnelle et strictement personnelle, les autres n'en doivent rien savoir. L’État est devenu un État théologien qui édicte des lois sur ce que doit être dieu, la religion et la place que dieu et la religion doivent avoir.
Une telle loi a fonctionné à l'école. Au sens strict et étroit, celle loi a atteint son but : il n'y a plus eu de foulards sur les têtes des jeunes filles à l'école.
Elle a inversé son fonctionnement partout ailleurs : dans toutes les religions, les citoyens ont tenu à s'affirmer un peu plus et contrer cette idée qu'on ne pouvait exprimer sa religion devant celles et ceux qui ne la partagent pas. Dans nombre de pays musulmans, elle a été interprétée comme le signe d'une islamophobie générale de la France et des Français.
Cette inversion de la signification de la laïcité la constitue en religion. Cette religion entre en équivalence avec les religions et en concurrence donc. Au lieu d'être la garantie de la liberté, elle est la justification de commandements : pas d'affirmation religieuse dans l'espace public ; montrez vous athée. Cette laïcité se constitue en athéisme d’État. Cette signification de la laïcité grandit et semble maintenant acquise, l'inversion qu'elle constitue n'est pas vue, la plupart du temps ou est niée.
Une des conséquences est que les religions qui sont devenus des partenaires-adversaires de la laïcité-athéisme-d'Etat se sentent en droit de demander la création d'un délit de blasphème. Donnant-donnant. Nous acceptons que vous nous demandiez de ne pas montrer notre religion, respectez notre croyance et bornez votre liberté d'expression, vous aussi : que la loi interdise l'expression de ce qui nous fâche.
Le Front national s'accommodera très bien de cette restriction de la liberté d'expression. Les oui-mais s'expriment en grand nombre en ce moment : ces morts sont affreux, il n'y a pas de mots assez forts pour condamner ces actes de violence mais croire en Dieu doit être respecté. Il y a les oui-mais menaçants, dominants comme ceux de Samy Nacéri (en substance : « voyez les morts, arrêtez les blasphèmes, sans quoi il y aura d'autres morts, si vous continuez quand même, vous serez responsables de ces morts puisque vous le savez ») ou philosophiques (« si on veut la paix, il vaut mieux ce oui-mais, il est respectueux et le respect, en philosophie, c'est une valeur ; si on ne veut pas ce oui-mais c'est qu'au fond, quelque part, on veut la guerre »).
L'esprit du 11 septembre, populaire, (au sens de tout le monde) continue : les « Coexistence » fleurissent suite à l'agression d'un artiste qui a voulu afficher cela. L'Hyper Cacher est abondamment fleuri. Le siège de Charlie aussi. Il est fondamental de dire par tous les moyens que nous n'accepterons pas de mourir, parce que nul ne peut appliquer la loi qu'il définit, parce que les crayons ne tuent pas et que si l'on n'est pas sur terre pour s'exprimer, on n'y est pour rien...
Rester Charlie se fait. Sur la laïcité, d'autres voies doivent être prises. Permettre la liberté d'expression, qui est actuellement « filtrée », disons et surtout, quitter l'idée que la laïcité est celle du citoyen et qu'elle consiste à n'exprimer sa religion qu'avec celles et ceux qui la partagent. Revenir à la laïcité qui appartient exclusivement à l’État.
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