Le vote australien : protéger et encourager le multipartisme en démocratie
Introduction
Le 21 avril 2002, les citoyens français ont eu la surprise de voir Jean-Marie Le Pen atteindre le deuxième tour de l’élection présidentielle française. Les trois principaux candidats étaient au coude à coude, et Olivier Duhamel remarquait qu’un tour supplémentaire mettant en concurrence ces trois seuls candidats aurait probablement abouti à un scénario différent. Le « vote australien » est le fruit d’une réflexion sur ce problème et sur le multipartisme.
Ce système de vote s’inspire de la course australienne, course à pieds organisée en Australie qui se déroule en plusieurs courses/tours. A chaque tour, seul le coureur le plus lent est éliminé. Le même principe est suivi lors du fameux jeu de la chaise musicale. En politique, l’intérêt d’éliminer un par un les candidats à une élection est bien plus important encore. En effet, les voix des votants peuvent s’éparpiller entre plusieurs candidats ayant une sensibilité proche, si bien que l’élimination d’un seul candidat à la fois permet à ses électeurs de reporter leur voix sur les candidats restants. Une telle élection étant irréalisable en pratique, le « vote australien » cherche à s’approcher de cet idéal.
Le « vote australien »
Dans sa version originelle, le vote australien demande aux électeurs de se déplacer une seule fois aux urnes, ce qui est plus simple et moins onéreux qu’un scrutin en deux ou trois tours. Ce vote conduit pourtant à un résultat plus juste grâce à une information plus riche donnée par l’électeur : le bulletin du votant contient une liste de candidats. Cette liste établit un classement, un ordre préférentiel, entre autant de candidats qu’il souhaite. La liste peut être incomplète, c’est-à-dire peut ne pas contenir tous les candidats.
La procédure de dépouillement, relativement sophistiquée, sélectionne le vainqueur et produit en outre un classement entre tous les candidats. Concrètement, elle élimine les candidats les uns après les autres, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Soit N le nombre de candidats mis en concurrence lors de l’élection. La procédure de dépouillement se déroule en (N -1) tours de dépouillement, que l’on appelle aussi pseudo-tours de vote (puisque ce sont les organisateurs et non pas les votants qui la mettent en oeuvre). Deux actions principales sont menées à chaque pseudo-tour. D’abord, pour chaque bulletin, on comptabilise une voix pour le premier candidat de la liste qui n’a pas été éliminé lors des pseudo-tours précédents. Par exemple, un électeur « vote » à chaque pseudo-tour pour son premier choix tant que le candidat est en course. Ensuite, on compte les voix obtenues par les candidats, et on élimine seulement celui qui a obtenu le moins de suffrages. Le processus est réitéré lors des pseudo-tours suivants, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul candidat en course.
Un bulletin (liste) vide équivaut à un vote blanc. La liste peut aussi être incomplète. Dans ce cas, si tous les candidats de la liste sont éliminés au cours du dépouillement (c’est-à-dire à partir d’un des pseudo-tours), alors on comptabilise un vote blanc pour tous les pseudo-tours restants.
Le fait d’éliminer un seul candidat à la fois donne une garantie intéressante à l’électeur : si un candidat de sa liste est éliminé, c’est qu’il a obtenu moins de voix que tous ses concurrents lors d’un des pseudo-tours. Cette méthode de dépouillement s’approche ainsi du vote australien « idéal » (quoique... irréalisable en pratique) qui est un vote classique en (N-1) tours (c’est-à-dire où les électeurs se déplacent (N-1) fois aux urnes), et où on éliminerait le plus mauvais candidat à chaque tour. (N.B. Le vote australien n’est pas tout à fait équivalent au vote idéal. Le classement est effectué a priori et n’est évidemment pas remis en question entre les pseudo-tours, ce qui empêche notamment les candidats de faire des alliances entre les tours. On peut probablement trouver des avantages et des inconvénients dans cette différence majeure.)
Le grand intérêt de cette méthode de dépouillement est qu’elle n’élimine pas brutalement (en une seule fois) de nombreux candidats. Nous verrons que cela permet aux électeurs de mettre sur leur bulletin leurs choix de coeur. Un autre intérêt du vote australien est de valoriser le vote blanc, d’en faire un instrument pour se prononcer contre un candidat.
Exemple
Nous illustrons le vote australien par un exemple d’élection présidentielle avec seulement 100 votants et quatre candidats. Pour rester sur le clivage droite-gauche du XXe siècle, supposons que nous ayons affaire à trois candidats de gauche : Chaussepain (candidat socialiste officiel - Alsacien), Cherévénement (un autre candidat apparenté socialiste), Ho (Parti communiste) et un candidat de droite : Chichi. Nous détaillons ci-dessous les voix obtenues aux trois tours de dépouillement. (Un nombre en gras indique le nombre de voix conduisant à l’élimination d’un candidat.)
- Tour 1 : Chaussepain : 23 ; Cherévénement : 21 ; Chichi : 44 ; Ho : 11 ; blancs : 1
- Tour 2 : Chaussepain : 25 ; Cherévénement : 28 ; Chichi : 45 ; Ho : 0 ; blancs : 2
- Tour 3 : Chaussepain : 0 ; Cherévénement : 49 ; Chichi : 47 ; Ho : 0 ; blancs : 4
Le classement suit l’ordre inverse d’élimination de chaque candidat. Pour avoir une vue d’ensemble, on peut aussi récapituler le nombre de voix maximum obtenu par un candidat lors de son dernier tour de participation : Cherévénement (49), Chichi (47), Chaussepain (25), Ho (11), blancs (4). Notez que, jusqu’à l’éventuelle élimination, le nombre de voix est toujours en augmentation d’un tour au tour suivant.
Au premier tour de dépouillement, seuls 11 électeurs ont placé le candidat Ho en tête de leur liste, si bien que ce dernier est éliminé. Parmi ces 11 électeurs, l’un d’entre eux n’avait placé que Ho sur sa liste et procure une voix « blanc » pour les tours suivants ; un autre a placé Chichi en deuxième position qui obtient ainsi 45 voix au tour 2 ; deux autres ont placé Chaussepain en deuxième position (23 -> 25) ; les sept votants restants ont placé Cherévénement en position 2 de leur bulletin (21 -> 28). Ce « report » massif sur Cherévénement explique et justifie l’élimination de Chaussepain au deuxième tour de dépouillement. Comme une grande majorité (21 sur 25) des votants de Chaussepain ont placé Cherévénement avant Chichi sur leur bulletin (ce qui s’explique par la sensibilité proche des deux candidats), Cherévénement se trouve élu lors du troisième et dernier tour.
Notons qu’une élection classique en un tour aurait sélectionné Chichi (cf. résultats du premier pseudo-tour), alors qu’une élection en deux tours aurait probablement sélectionné Chaussepain (cf. résultats du deuxième pseudo-tour).
Les détracteurs du vote australien pourraient trouver déplacé de voir élu Cherévénement alors que celui-ci n’a obtenu que 21 voix au premier tour, contre 44 pour Chichi. On peut leur rétorquer qu’au dernier tour de dépouillement opposant seulement Chichi à Cherévénement, les votants
ont préféré ce dernier. En fait, le vote australien préserve les moins
mauvais candidats à chaque tour, puisqu’il élimine un à un les candidats les plus faibles. Ceci est cohérent avec les systèmes de vote actuels. Au premier tour d’une élection en un ou deux tours, les candidats inscrits sont « imposés » aux votants ; ils ne sont pas forcément leurs préférés. La plupart des électeurs préfèreraient avoir pour président d’autres citoyens, mais ceux-ci ne tiennent pas à occuper cette fonction ou ne remplissent pas les critères prévus par la Constitution. La sélection du moins mauvais candidat se fait également lors d’un 2e tour : l’électeur qui n’a voté au premier tour pour aucun des deux candidats finalistes se prononce bien au 2e tour pour le moins mauvais des deux. Le vote australien constitue ainsi le prolongement des systèmes de vote actuels en un ou deux tours.
Concilier le vote de coeur et le vote utile
Le grand atout du vote australien est de concilier le vote de coeur et le vote utile. Ce système permet de placer en tête de son bulletin ses « candidats de coeur » et, plus loin, ses « candidats utiles ». En reprenant les candidats français en 2002, un électeur centriste aurait pu, par exemple, placer en tête deux candidats de coeur (Taubira, Lepage), un candidat « plus utile » en troisième position (Bayrou), puis des candidats, à ses yeux, « utiles » (Jospin, Chirac...).
L’effet immédiat de ce système de vote est d’équilibrer les partis, de favoriser le multipartisme. En effet, les grands partis de gouvernement ne peuvent plus agiter l’épouvantail du vote utile. Autrement dit, l’électeur n’a plus à craindre, à cause de son vote pour un « petit » parti, qu’un candidat qu’il n’aime pas profite de la dispersion des voix. La libre concurrence entre les idées est préservée. Les partis s’équilibrent et, ne pouvant plus profiter de position de quasi-monopole, sont incités à produire des programmes électoraux attractifs.
On voit aussi pourquoi les gouvernements ne voudront pas réformer les institutions pour adopter le vote australien dans les pays où le bipartisme est roi ! Ce procédé est en effet victime de sa (presque) parfaite capacité à encourager le pluralisme et la concurrence des idées. Les grands partis de gouvernement n’en seront pas partisans. (Les grands partis préserveraient néanmoins un avantage indéniable. En effet, la majorité des votants, peu intéressés par la politique, continueraient à placer de préférence sur leur bulletin australien les représentants des principaux partis dont la notoriété et l’audience sont plus grandes.)
Vote australien en deux tours
Une variante en deux tours du vote australien mérite d’être soulignée. Dans cette variante, le premier tour est un vote australien ; le deuxième tour est comparable au deuxième tour actuel mettant en concurrence les deux meilleurs candidats. Pour mettre en oeuvre ce "premier tour australien", il suffit d’interrompre le procédé de dépouillement un pseudo-tour avant la fin, c’est-à-dire quand il reste deux candidats en course (et non pas un seul).
Une simple comparaison entre le premier tour actuel et le premier tour australien permet de comprendre les carences du vote actuel. Vus sous l’angle de notre vote australien, les deux tours actuels reviennent en effet à passer, d’un coup, du premier au dernier pseudo-tour australien, le premier tour éliminant brutalement les (N-2) candidats ayant obtenu le moins de voix.
Ainsi, par rapport au vote classique (en deux tours, avec bulletins comprenant un seul nom), le vote australien en deux tours possède des atouts indéniables sans avoir, à notre avis, de défaut supplémentaire. La sagesse conseillerait aux premières démocraties qui voudraient utiliser le vote australien de choisir la variante en deux tours, qui est moins vulnérable au vote contestataire.
Conclusion
Les spécialistes savent bien qu’une élection en un seul tour favorise le bipartisme alors qu’une élection en plusieurs tours encourage le pluralisme des partis, et donc des idées. Compte tenu des idées qui viennent d’être présentées, nous pensons que le système en deux tours utilisé actuellement sera vu dans le futur comme une étape intermédiaire sur le chemin du pluralisme dans les démocraties libérales. La carence du procédé actuel, comprenant un premier tour qui élimine brutalement de nombreux candidats, explique, pour partie au moins, la fragilité de nos institutions face au populisme.
Le vote australien empêche les grands partis de gouvernement d’agiter l’épouvantail du vote utile. Ne pouvant plus profiter d’une position de quasi-monopole, les grands partis sont incités à produire des programmes électoraux attractifs, ce qui encourage la libre concurrence et le pluralisme des idées.
Le lecteur intéressé par le vote australien pourra trouver plus de détails dans la version attachée. La version étendue montre notamment pourquoi Le Pen n’aurait pas atteint la phase finale si l’on avait utilisé le vote australien en 2002 en France. Elle fournit également des précisions sur le vote contestataire et le vote blanc, ainsi que sur la mise en oeuvre pratique de ce nouveau système de vote.
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