Les aveugles comme alibi à des détournements de subventions ?
Le colloque sur l’accessibilité du Web a montré le danger que courent les aveugles de se faire manipuler à des fins bassement mercantiles. Voici le compte rendu réaliste de cette journée où les aveugles n’avaient pas la parole...
Lundi 30 janvier 2006 se déroulait à Paris, à la Cité des sciences et de l’industrie, sous l’égide de l’association BrailleNet et sous le patronage de Philippe BAS, ministre délégué à la Sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille, un colloque sur le thème « Instruments pour faire de l’accessibilité du Web une réalité ». BrailleNet étant l’instigateur de cette journée, on devine que le propos était essentiellement l’accessibilité du monde Internet aux aveugles et déficients visuels. Ils étaient d’ailleurs assez nombreux à y assister, puisqu’on comptait parmi eux Julien Perben, chef de projet handicap du groupe La Poste, Gérard Uzan, docteur en ergonomie, et bien d’autres.
Sur une durée de huit heures, se sont succédé pas moins de 23 intervenants disposant chacun d’environ 20 minutes pour faire leur exposé. J’étais là, j’ai tout écouté, j’ai tout vu et... j’ai tout compris.
J’ai compris que fondamentalement, les organismes, les institutions et les sociétés qui s’intéressent au handicap visuel y voient avant tout une source de profits excessifs et que la vie quotidienne des handicapés est le dernier de leurs soucis. Tout au long de ce colloque, il a été question de normalisations, de procédures de tests pour vérifier si tel site est bien accessible ou ne l’est pas. Les mots accessible et accessibilité étaient au cœur de tous les discours, et j’ai ainsi appris une nouvelle définition, spécifique au monde des handicapés : est considéré comme accessible tout lieu, tout site réel ou virtuel, toute œuvre intellectuelle, du moment qu’il dispose d’un balisage intelligible pour tout individu, quelle que soit la nature de son handicap physique. C’est ainsi que j’ai appris que seuls 3% des sites Internet étaient totalement accessibles.
Grosso modo, la plupart des intervenants ont donc donné des pistes pour rendre les sites accessibles, notamment en se conformant aux recommandations du WCAG et du W3C, et proposaient non seulement une normalisation, mais une fédération et une uniformisation des normes qui existent déjà dans de nombreux pays. Mettre tout le monde d’accord sur une norme commune part sans doute d’un bon sentiment, mais est-ce la bonne solution ? Un seul, je dis bien un seul intervenant a osé dire qu’il faudrait d’abord s’intéresser à ce qu’en pensent les handicapés eux-mêmes et, chose curieuse, pas un seul aveugle n’était au nombre des intervenants. Je ne dis pas que les voyants ne sont pas compétents, mais une chose est sûre, ils ne voient pas les choses de la même manière que les aveugles, et c’est ce qui m’a sauté aux yeux : les efforts fournis par les voyants pour rendre le web accessible aux aveugles ne vont pas du tout dans le sens que souhaiteraient les aveugles eux-mêmes. Il n’est qu’à voir la lenteur avec laquelle cette fameuse normalisation progresse : on trouve sur le Net des débats traitant des mêmes propos et datant de 2002. On peut donc dire qu’il n’y a eu aucune avancée sérieuse au cours des dernières années.
Un autre aspect de ce colloque m’a profondément choqué, ce sont les sponsors. Leur présence et leur intervention ont montré une fois de plus qu’il est rarement possible d’avoir un sponsor et d’avoir en même temps les mains libres. Or, qui étaient les sponsors ? Adobe, Microsoft, Groupama, Alcatel et IST. Chacun d’entre eux avait aussi “droit” à 20 minutes d’intervention et en a bien profité pour faire de la publicité pour son produit, Groupama avec son site “accessible”, Adobe avec Acrobat PDF (dont on se demandait franchement ce que ça venait faire là), Microsoft qui n’avait rien à dire mais voulait quand même affirmer son souci de rendre ses produits “accessibles”...
Mais la cerise sur le gâteau était la présence d’une entreprise commerciale (Eurobraille) proposant des terminaux braille à connecter sur ordinateur. BrailleNet est une association sans but lucratif et à ce titre, elle a développé un site, la Bibliothèque Hélène, auquel on ne peut accéder qu’en utilisant un terminal Eurobraille. Lequel terminal coûte la bagatelle de 10 000 euros, un prix ahurissant et inaccessible pour le commun des aveugles. Conséquence, pour qu’un aveugle puisse bénéficier d’un terminal braille, il faut passer par un financement d’aide qui peut provenir soit d’une subvention, soit d’une collecte caritative, soit d’un sponsoring. Et ainsi la boucle est bouclée : une association propose l’accès gratuit à une bibliothèque de livres électroniques, mais pour les lire il faut jeter 10 000 euros en l’air, sans compter que ce terminal n’est pas autonome et nécessite d’être connecté par un port USB à un ordinateur.
Réflexion pratique : ce terminal est coûteux parce que la niche commerciale est étroite et que son fabricant est dans une situation avantageuse de quasi monopole. Mais la question est de savoir si ce terminal est vraiment utile : ? Il n’offre qu’une seule ligne de braille, le clavier est petit et malaisé. Il serait intéressant de réfléchir à d’autres solutions moins onéreuses. Le terminal braille permet de convertir un texte électronique en texte braille, et la lecture séquentielle se fait ligne à ligne. Il existe une autre approche actuellement beaucoup plus répandue, consistant à faire lire le texte par un ordinateur équipé d’une synthèse vocale (comme ici, sur Agoravox). Cette synthèse vocale coûte dix fois moins cher... Mais la synthèse vocale se heurte à la barrière de l’accessibilité. Le principal défaut des sites “non accessibles”, c’est la présence de textes sous forme d’images que la synthèse vocale est évidemment incapable d’interpréter. L’ergonomiste aveugle Gérard Uzan et moi-même proposons donc une solution révolutionnaire et qui est en cours d’étude : elle consiste à balayer tous ces problèmes de “conformité” à une norme X ou Y, à refuser tous les gadgets technologiques prétextes à des tarifications excessives et abusives, pour se concentrer tout simplement sur une solution software, un logiciel de navigation en open source capable de rendre accessibles les sites qui ne le sont pas. Par exemple, intégrer un moteur ROC* pour convertir les images-textes en texte audible, éliminer les redondances, etc. Bref, un navigateur intelligent qui, grâce à l’open source, s’enrichira au fur et à mesure de l’expérience de ses utilisateurs.
En guise de brève conclusion, je dirais qu’il vaut peut-être mieux laisser aux aveugles la priorité dans la recherche de solutions d’accessibilité, de sorte que la cécité ne soit pas une source de profits inacceptables pour les voyants, ce qui, comme je viens de le montrer, est totalement contre-productif.
*ROC = Reconnaissance optique de caractères
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