Libéralisme et obligation militaire : paradoxe et nécessité mutuelle
La revue Défense nationale et sécurité collective, dans son numéro de janvier 2008, publie un article passionnant du colonel Xavier de Woillemont intitulé « Libéralisme et obligation militaire ». L’auteur, prenant acte de la victoire de la théorie libérale dans la bataille des idées, en particulier au sein des sociétés occidentales, s’interroge sur les conséquences et les paradoxes que l’acceptation générale du libéralisme implique pour le devoir militaire qui doit, le cas échéant, concerner tout citoyen. Ce faisant, il entame une réflexion tout à fait fondamentale puisqu’elle touche aux assises de nos sociétés développées et à une vulnérabilité majeure que ne ressentent généralement pas nos ennemis qui vivent sous des régimes beaucoup plus contraignants : comment concilier l’envie de réussite matérielle, individuelle, et le sens de la responsabilité collective, du don de soi, du patriotisme et de la nécessité, parfois, de sortir de soi-même pour faire la guerre pour autrui ?
A l’heure où le libéralisme a atteint ce qui est présenté par certains comme une plénitude génératrice de paix, mais non exempte de déviances (ce que d’aucuns nomment le néo-libéralisme) et s’exprimant dans un contexte mondialisé, il est sans doute judicieux de s’interroger, sans esprit de polémique, sur les voies qui permettront de réconcilier l’intérêt individuel avec l’inévitable sens de la responsabilité collective. Car il y a effectivement un paradoxe entre ce que le libéralisme fait du citoyen et les devoirs qu’impose à ce même citoyen la défense, par les armes si besoin est, de l’ordre social qui le satisfait tant. A partir de ce constat, il faudra réfléchir aux nécessaires ajustements pour assurer une compatibilité harmonieuse entre la volonté légitime de vivre pour soi et l’obligation de savoir mourir pour tous.
- Le citoyen libéral : l’antimilitaire par excellence ?
Xavier de Woillemont rappelle avec beaucoup d’érudition que la théorie libérale est née de l’horreur des guerres de religion du XVIe siècle puis a constamment évolué depuis jusqu’à l’état qui est le sien de nos jours. Il ne s’agit pas ici de contester les fondements de la doctrine (même s’il y aurait beaucoup à dire sur la fiction de « l’état de nature » ainsi que sur la croyance en une corrélation positive et vertueuse entre développement des échanges économiques et disparition des conflits entre Etats), mais d’observer comment elle a transformé l’homme contemporain du point de vue de l’obligation militaire telle qu’elle était comprise autrefois, du monde antique au patriotisme révolutionnaire.
Car, et il n’y a qu’à observer les « héros » qu’on nous jette en pâture aujourd’hui, le libéralisme actuel, mondialisé et financiarisé, transforme insensiblement le citoyen en producteur de richesses, en consommateur de biens, éventuellement en électeur (il s’agit d’ailleurs là d’un choix, non d’une obligation), mais assez peu en acteur de la sécurité collective, en défenseur potentiel d’une communauté nationale voire continentale qui apparaît aisément comme désincarnée.
De plus, l’essence du libéralisme étant l’individu et son épanouissement personnel, éventuellement aux dépens d’autres individus moins talentueux, moins chanceux ou moins volontaires, il est naturel que ce dernier, en particulier lorsqu’il a atteint un certain niveau de richesses, n’accueille pas de gaieté de cœur la nécessité d’abdiquer une part de cette liberté qu’il chérit tant pour mettre sa vie en danger au profit de ceux qu’on lui a appris à considérer comme des concurrents.
Bien sûr, il ne faut pas généraliser : d’authentiques libéraux sont aussi d’incontestables patriotes, conscients de leurs responsabilités en matière de défense. Mais il s’agit pour l’essentiel d’individus dotés du sens de l’histoire et qui parviennent à s’accomplir dans le monde individualiste sans pour autant laisser derrière eux les exigences collectives en cas de péril grave. Une espèce qu’on ne souhaite pas en voie de disparition car, sans sombrer dans l’alarmisme, on peut se poser des questions pour l’avenir d’une société où le militaire semble lointain et qui nimbe de gloire les aventuriers du profit personnel tout en « ringardisant » ceux qui choisissent de servir une collectivité perçue, au mieux, comme un mal nécessaire et, au pire, comme une pénible ingérence dans le déroulement harmonieux d’un ordre invisible obligatoirement vertueux.
- Donner à l’individu marchand le goût du devoir collectif de défense : le risque est bien là pour nos sociétés occidentales repues de voir la sphère militaire échapper, non par envie, mais par obligation, à un monde civil qui se verrait bien marcher sans elle. La professionnalisation des armées, nécessaire et utile, porte ce risque intrinsèque. Nous assisterions alors à la naissance d’une « caste » de guerriers composée des seuls citoyens désireux de prendre les armes pour sauver le bien collectif : aventuriers, têtes brûlés, idéalistes et patriotes finalement déconnectés des autres, poussés à monter la garde depuis de hauts murs, loin des trépidations de la vie libérale qu’ils sont chargés de protéger. Cette situation serait d’autant plus paradoxale que nos ennemis, probables comme avérés, pratiquent justement une sorte toute différente de guerre où c’est la population toute entière, jusqu’aux femmes et aux enfants, qui est au front car le front est dans leurs rues, dans leurs foyers et que la guerre est pour eux une donnée quotidienne, non un spectacle lointain occasionnellement montré par les médias lorsque l’actualité est creuse.
Les militaires français, et c’est tout à leur gloire, lancent de fréquents appels à la société civile et aux politiques pour avertir, prévenir, empêcher cette funeste attitude. Livres, articles, reportages, journées portes ouvertes tentent de sensibiliser les citoyens à la nécessité de conserver une défense forte et à laquelle aucun membre actif de la société ne doit se sentir étranger.
L’article du colonel de Woillemont participe à ce combat vertueux. En réponse à son interrogation de concilier libéralisme et obligation militaire, il avance plusieurs pistes : réhabiliter le conflit, étape douloureuse, mais nécessaire pour atteindre une paix meilleure que la précédente ; affirmer un socle minimum de « vertus », condition du « vouloir vivre ensemble » et terreau des obligations collectives ; réactiver le patriotisme - ce gros mot - et la défense des intérêts nationaux ; enfin, affirmer fermement la pérennité de nos valeurs universelles en opposition au relativisme culturel ambiant.
Les éléments cités dans l’article ne sont peut-être qu’une partie d’une réponse plus vaste et forcément ambitieuse. Il est hélas établi que les sociétés, en particulier lorsqu’elles baignent dans un faux sentiment de sécurité, ne se réveillent généralement de leur torpeur qu’à la suite d’une terrible souffrance. Savoir cela n’excuse pas la passivité devant l’inéluctable et tout doit être tenté pour éviter à nos compatriotes cette douleur, d’autant plus intense qu’elle n’aura été ni anticipée, ni prévue. Il ne s’agit pas tant d’imposer que d’éduquer, de susciter l’intérêt et d’amener à soi les plus valeureux représentants du corps social pour les présenter ensuite en exemple puis, par leurs vertus, en attirer d’autres qui convaincront ensuite à leur tour.
On ne peut espérer éveiller chez tous la vocation de servir son pays, mais on peut amener chacun à se déterminer, en son âme et conscience, en lui présentant des options différentes à celle, unique, qu’offre le libéralisme. Ceci passe sans doute par l’éducation (au sens très large du terme, il ne s’agit pas de rajouter une nouvelle contrainte à un ministère déjà fort occupé en ce moment), un service civique adapté et dynamique, la valorisation financière et sociale de la Réserve voire, pourquoi pas, la constitution d’une sorte de Garde nationale, corps intermédiaire entre l’armée professionnelle et la condition de civil.
Bien sûr, tout cela ne représente que quelques pistes, certaines bonnes, d’autres mauvaises, et demande des moyens financiers et une réelle volonté politique. Soyons honnêtes : ni les uns, ni l’autre ne sont aujourd’hui disponibles. C’est donc à un travail de longue haleine qu’il faut se préparer si tant est que l’adversaire daigne nous laisser le temps nécessaire à nous sortir nous-mêmes de notre douillette torpeur avant qu’il ne s’en charge d’une manière déplaisante en prenant l’initiative de l’agression.
- Rendre à l’homme sa place éternelle en dépassant un ordre social qui ne règle pas tout : quoi qu’il arrive, de toute manière, la défense est et restera l’affaire de tous. Tout citoyen qui s’en exclut, par paresse, choix ou ignorance, se place de facto à la marge et dans une position peu glorieuse par rapport au corps social qui l’a fait naître, l’entretient et lui fournit les outils et opportunités pour mener l’existence paisible et parfois prospère qu’il mène ou à laquelle il aspire.
L’homme marchand, l’individu consommateur qui ne vit que pour lui, son salaire et ce qu’il en fera n’est qu’une illusion passagère, un aléa de l’histoire contemporaine. Le citoyen, l’homme complet conscient de ses droits et de ses devoirs, y compris jusqu’au don suprême de soi, est une donnée constante, indépassable et quasi darwinienne de l’histoire humaine. Notre bien-être actuel, d’ailleurs relatif, ne doit pas nous enivrer au point de penser que l’ordre actuel, si confortable soit-il, est installé pour l’éternité. L’Histoire avance toujours, les dés roulent sur le tapis du destin, on bat en ce moment même les cartes d’une nouvelle manche, d’une nouvelle ère dans l’aventure de l’humanité.
L’individu accaparé par ses tâches quotidiennes peut se permettre d’ignorer pour un temps cette vérité. Mais les décideurs et ceux qui choisissent de s’engager pour la collectivité plus que pour eux-mêmes ne disposent pas de cette indulgence au regard des responsabilités qu’ils occupent ou qu’ils briguent.
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