Pour une commission d’enquête sur l’apparence d’impartialité de la Justice française
Outreau et le rapport de la commission d’enquête parlementaire, ainsi que les auditions effectuées par cette commission, avaient occupé une place importante dans les médias et dans les débats publics. Mais maintenant qu’il s’agirait de traduire dans des mesures concrètes les conséquences de ces débats et constatations, une discrétion générale règne. Peu de dépêches et de déclarations sur les deux lois en cours d’adoption (formation et responsabilité des magistrats, équilibre de la procédure pénale). La campagne présidentielle n’évoque guère la réforme de la Justice. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur ces lois qui ont déjà déçu des acquittés d’Outreau et introduisent de surcroît des dispositions inattendues à l’insu de la grande majorité des citoyens. Mais un autre aspect essentiel apparaît de plus en plus clairement : la question fondamentale de l’apparence d’impartialité de la Justice est systématiquement ignorée. Insuffisamment abordé par la commission d’enquête sur Outreau, ce point central des déclarations et conventions sur les droits et libertés fondamentaux nécessiterait une enquête spécifique par une nouvelle commission.
Les travaux récents du Sénat sur la réforme de la Justice (loi organique et loi sur la procédure pénale) confirment pour l’essentiel les craintes exprimées dans mes articles précédents, notamment : sur le caractère optionnel de fait des enregistrements audiovisuels et sur leur domaine d’application restreint ; sur les nouvelles restrictions de l’accès des citoyens à la justice pénale ; sur la mise en cause du principe d’après lequel le pénal tient le civil en état... Des mesures faisant suite pour l’essentiel à des revendications des magistrats, alors qu’il s’agissait d’après la propagande d’écouter les citoyens.
Les dispositions sur les enregistrements audiovisuels ne mettent pas en avant l’intérêt supérieur du justiciable évoqué par la Cour européenne des Droits de l’homme dans ses arrêts, mais les besoins de l’instruction. Celles concernant les actions pénales avaient été adoptées en décembre dernier par l’Assemblée nationale à l’initiative du garde des Sceaux qui excipait d’un « encombrement » des chambres d’instruction et de nombreux « abus » imputés aux citoyens qui déposent des plaintes. Pascal Clément avait même déclaré : « Ce sont les magistrats (...) qui ont souhaité cette réforme : qu’on leur fasse confiance, ce sont des professionnels ! Ils sont déjà submergés de travail toute la journée... ». Quant aux citoyens, s’est-on soucié de demander leur point de vue ?
Certes, en matière de responsabilité des magistrats, le Sénat a simplifié la procédure de saisine d’une commission par les justiciables. Mais, en même temps, la rédaction du nouveau deuxième alinéa de l’article 43 de l’ordonnance 58-1270 devient : « Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une ou plusieurs règles de procédure constituant des garanties essentielles des droits des parties constatée par une décision de justice devenue définitive. » Combien de décisions de justice constateront, dans la pratique, des fautes de magistrats ? Ce n’est même pas vraiment leur rôle, le fond d’un litige pouvant être jugé sans aborder ce genre de questions. Et, même lorsqu’il s’agit d’annuler un jugement, rien n’oblige les auteurs de la décision à se référer explicitement à de tels incidents. L’appel a par lui-même un effet dévolutif sur le fond de l’affaire, et la cassation peut se borner à évoquer le vice de forme ou l’erreur de droit sans mettre en cause le comportement de tel ou tel juge. Il sera donc très rare que les décisions de justice en arrivent à signaler les manquements qu’évoque l’aliéna rédigé par le Sénat. Et quelles seront les garanties d’impartialité de la commission chargée d’étudier les réclamations des citoyens ?
Plus globalement, la question de l’apparence d’impartialité de la Justice et des instances dont elle dépend n’a guère été évoquée dans les débats parlementaires. Pourtant...
L’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales prescrit notamment : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle... » , et l’article 13 sur le droit à un recours effectif ajoute : « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. » Les justiciables ont donc le droit à des garanties réelles d’impartialité de la Justice et à des voies de recours permettant d’obtenir la rectification des écarts par rapport à ce droit fondamental.
Dans le cas de la France, pour les juridictions de l’ordre judiciaire, ces garanties sont censées être fournies par l’article L731-1 du Code de l’organisation judiciaire dont le teneur est :
« Sauf dispositions particulières à certaines juridictions, la récusation d’un juge peut être demandée :
1° Si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation
2° Si lui-même ou son conjoint est créancier, débiteur, héritier présomptif ou donataire de l’une des parties
3° Si lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l’une des parties ou de son conjont jusqu’au quatrième degré inclusivement
4° S’il y a eu ou s’il y a procès entre lui ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint
5° S’il a précédemment connu de l’affaire comme juge ou comme arbitre ou s’il a conseillé l’une des parties
6° Si le juge ou son conjoint est chargé d’administrer les biens de l’une des parties
7° S’il existe un lien de subordination entre le juge ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint
8° S’il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l’une des parties.
Le ministère public, partie jointe, peut être récusé dans les mêmes cas. »
Pour la juridiction administrative, la définition des critères de récusation est beaucoup plus vague. Aux termes de l’article L721-1 du Code de Justice administrative, « La récusation d’un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d’une partie, s’il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité » et l’article R721-9 prévoit notamment : « Si le membre de la juridiction qui est récusé acquiesce à la demande de récusation, il est aussitôt remplacé. Dans le cas contraire, la juridiction, par une décision non motivée, se prononce sur la demande. »
La récusation d’un expert est également possible dans toutes les juridictions.
Mais il paraît évident que, dans la pratique, le justiciable n’a aucune chance d’accéder à des informations lui permettant d’exercer vraiment son droit de récusation tel qu’il est défini par le Code de l’organisation judiciaire. Il pourra, tout au plus, connaître une petite partie des réponses aux questions que soulèvent de droit, pour chaque affaire, les huit points de l’article L731-1 précité. Au lieu d’un véritable droit, le justiciable se trouve confronté à du « si jamais vous apprenez que... vous pouvez... » Pas de quoi aller très loin, à de rares exceptions près. Une situation très inégalitaire, de surcroît. Car il paraît évident que ce sont les personnes riches et influentes qui disposent des meilleurs moyens pour se renseigner sur les magistrats et les experts et pour trouver des avocats prêts à les récuser.
Précisément, l’affaire d’Outreau a mis en évidence les limites de l’actuel dispositif légal et réglementaire en la matière. Dans mon article du 28 août, j’avais évoqué la récusation tardive (en juin 2004, trois ans après sa désignation), de l’experte Marie-Christine Gryson, dont le rôle et l’apparence d’impartialité ont été mis en cause lors des audiences de première instance. A cette époque, plusieurs innoncents avaient déjà subi une trentaine de mois de détention provisoire. On peut lire à ce sujet dans le rapport de la Commission d’enquête parlementaire : « Mme Marie-Christine Gryson-Dejehansart, à laquelle avait été confiée la réalisation des expertises psychologiques de seize mineurs, a été récusée [en juin 2004] pendant le procès d’assises de Saint-Omer après la remise en cause de son impartialité par plusieurs avocats. Il s’est avéré que Mme Gryson-Dejehansart était, depuis 2000, présidente de l’association Balise la vie, association ayant pour objet "de prendre en charge les enfants une fois que le processus judiciaire est terminé". Cette association était subventionnée par le département du Pas-de-Calais, qui par ailleurs était partie civile au procès dans lequel Mme Gryson-Dejehansart intervenait comme expert... (...) En tout état de cause, il revenait à Mme Marie-Christine Gryson-Dejehansart de renoncer à cette mission. » Peut-on vraiment se satisfaire de cette conclusion, alors qu’aucun contrôle d’office ne semble avoir fonctionné ?
Quant à la juridiction administrative, la loi 86-14 du 6 janvier 1986 avait prévu des critères d’incompatibilité pour les membres des tribunaux, qui correspondent aux articles L231-5 et L231-6 de l’actuel Code de Justice administrative, prescrivant que : « Nul ne peut être nommé membre d’un tribunal administratif ou d’une cour administrative d’appel s’il exerce ou a exercé depuis moins de trois ans dans le ressort de ce tribunal ou de cette cour : 1. Une fonction publique élective ; néanmoins un représentant français au Parlement européen peut être nommé membre d’un tribunal administratif ou d’une cour administrative d’appel à l’issue de son mandat ; 2. Une fonction de représentant de l’Etat dans une région, ou de représentant de l’Etat dans un département, ou de délégué de celui-ci dans un arrondissement, ou de directeur régional ou départemental d’une administration publique de l’Etat ; 3. Une fonction de direction dans l’administration d’une collectivité territoriale » et que : « Nul ne peut être nommé membre d’un tribunal administratif ou d’une cour administrative d’appel s’il a exercé dans le ressort de ce tribunal ou de cette cour depuis moins de cinq ans la profession d’avocat. » Mais ces dispositions, qui datent d’il y a plus de vingt ans, paraissent à présent très insuffisantes et ne permettent pas d’empêcher une profonde osmose entre tribunaux et administrations. L’absence totale de séparation de carrières, au sein du Conseil d’Etat, entre les cabinets ministériels ou la direction de grandes administrations d’une part, et la Section du contentieux de l’autre, en fournit un exemple frappant qui est loin d’être le seul. De mon modeste point de vue, les risques actuels de confusion d’intérêts dépassent de loin les prévisions du législateur de l’époque, qu’il s’agisse du Conseil d’Etat, des tribunaux administratifs ou des cours administratives d’appel.
Pour l’accès aux fonctions de juge administratif, le Code en vigueur, dans son article L233-4 basé sur la même loi de 1986, accorde une place particulière aux « professeurs et maîtres de conférences titulaires des universités ». De même un nombre significatif de magistrats, surtout au sommet des juridictions exerce-t-il en même temps des fonctions dans l’enseignement supérieur (notamment, de professeur associé aux universités). Pas seulement dans la juridiction administrative, d’ailleurs. Or, au cours des deux dernières décennies, les universités et les organismes de recherche se sont trouvés impliqués dans un nombre croissant de contentieux dont les OGM et l’amiante fournissent des illustrations particulièrement médiatisées, jusqu’à la mise en examen de trois prestigieuses institutions dans l’affaire de l’amiante de Jussieu. La situation très précaire de doctorants et jeunes chercheurs a également apporté un certain nombre de litiges. On voit, malgré cela, des magistrats qui sont en même temps des professeurs associés rémunérés à ce titre par le ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, intervenir dans le jugement de contentieux de ce ministère et des établissements qui en dépendent. Cette situation paraît manifestement anachronique, et la relation pourrait être bien plus longue. Pas seulement pour la Justice proprement dite, mais aussi pour le contexte global dans lequel elle est gouvernée, gérée, évaluée... et dans lequel sont préparées les dispositions qui la régissent.
C’est pourquoi il me semblerait pertinent qu’une commission d’enquête parlementaire soit mise en place, consacrée spécifiquement à la question de l’apparence d’impartialité de la Justice française et des institutions qui l’entourent, ainsi qu’aux garanties réelles de cette impartialité. Mais, pour ne pas en arriver à une impasse, comme cela s’est produit après le rapport parlementaire sur Outreau, une participation citoyenne beaucoup plus conséquente, ouverte et permanente paraît indispensable.
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