Puer, bientôt notre ultime liberté individuelle ?
Quand il s’adressa à Alexandre le Grand du fond de son tonneau Diogène ne devait pas sentir très bon. Quant aux stylites, ces ermites grecs qui vivaient des années, perchés sur des colonnes, ceux qui venaient les consulter pour leur sagesse devaient subir les effluves des excréments accumulés le long des pylônes et à leurs alentours proches. Car s’ils jeûnaient souvent et mangeaient peu, les stylites n’en déféquaient pas moins. Aujourd’hui Diogène est un devenu la référence en matière de clochard et les stylites ont fait long feu. Pourtant leur exemple devrait nous faire réfléchir aux moyens qu’il nous reste pour protester sans tout casser et prouver notre individualité face aux normes de la loi.
Tout comportement de nos jours, ou presque subit le joug d’une réglementation, d’une loi, en un mot d’un interdit. Interdiction de stationner, de fumer, de boire dehors une bière à la main, de proclamer des propos incorrects qu’ils soient sensés ou stupides d’ailleurs. On interdit déjà la vente de cigarettes aux mineurs, ce sera bientôt le tour de l’alcool. La loi empiète sur le domaine réservé des parents, car ces restrictions devraient être avant tout de leur ressort et non de celui du droit. Bref, que reste-t-il à l’homme (pour être politiquement correct, je dois impérativement dire et à la femme) pour exprimer sa volonté d’exister tout en gênant les autres ? Car gêner, déranger, c’est exister, c’est prouver son individualité. C’est quelquefois la seule façon de démontrer qu’on est encore en vie. Peu ou prou ne reste à notre disposition, si ce n’est puer, car jusqu’à présent, ce n’est pas encore interdit !
L’Irlande, pays rebelle a dit non, et c’est tant mieux ! Et ce pays a su prouver son attachement à la liberté au cours des siècles, dans des circonstances bien plus tragiques que l’interdiction de fumer dans les pubs. Ce non n’est hélas qu’un combat d’arrière-garde et nous allons droit vers une Europe des règlements qui dictera d’abord la composition de fromages, mais qui ensuite imposera des règles comportementales à suivre par tous sous peine d’amendes et de sanctions. On a récemment imposé le Red Bull à la France sous peine de pénalités du fait de la libre concurrence (j’en bois en Afrique de temps en temps, ce n’est donc pas sa vente en France qui me gêne, mais la manière dont elle a été imposée). La Suède interdit la prostitution alors qu’elle devrait s’attaquer au proxénétisme, et tout est à la même aune. Il y a même eu une tentative en Espagne de supprimer l’heure de la sieste pour adapter les horaires des bureaux aux us et coutumes des autres pays européens ainsi que de fermer les bars à deux heures du matin. Cela a échoué, mais pour encore combien de temps ?
Tout avait insidieusement commencé il y a quelques années, mais s’accéléra avec l’interdiction du lancer de nain. En 1995, le nain français de Morsang-sur-Orge en Lorraine, un adulte volontaire et relativement bien payé, qui avait perdu sa place sur une décision du Conseil d’Etat, a été débouté car les Nations unies ont considéré cette distraction venue d’Australie comme dégradante et pouvant troubler l’ordre public.
« Le haut commissaire de l’ONU sur les droits de la personne jugea le 27 septembre 2002 que cette décision n’était pas discriminatoire à l’encontre des nains ni abusive, mais nécessaire au maintien de l’ordre public, en incluant des considérations de dignité humaine. »
Après, cela a été un enchaînement d’interdictions et de restrictions en tout genre, un véritable déferlement d’oukases. Le nain a été encore une fois débouté en appel auprès de la Cour de justice internationale de La Haye et s’est retrouvé au RMI au nom des droits de l’homme.
Mais les Etats européens ne sont pas de reste et en premier lieu la France quand il s’agit d’interférer avec les libertés individuelles. Insidieusement, depuis quelques années, tout ce qui peut gêner, même sans être intrinsèquement dangereux pour autrui devient soit interdit soit sujet à contrainte. On n’interdit plus au nom de la morale, quoique, j’y reviendrai, mais au nom du bien-être de tous et de l’intérêt public, une sorte de morale hygiéniste remplace celle voulue des dieux. Que peut-on encore faire de désagréable qui ne tombe sous le coup de la loi ?
Bientôt, on ne pourra plus être gros, pour ne pas dire obèse, sans en payer les conséquences. Or, c’est bien connu, ce sont les pauvres qui sont en surcharge pondérale dans les pays occidentaux. Celui qui laissera sa fenêtre ouverte en hiver ou bien ne fermera pas l’électricité quand il quitte une pièce sera considéré comme incivique, puis comme délinquant au nom des économies d’énergie, même s’il accepte de payer le surcoût ou de dormir avec deux pulls sous la couette. Vendre son appartement oblige déjà à des travaux pour ne pas avoir un indice énergétique dévalorisant.
J’ai déjà parlé de l’alcool, du tabac. Je pourrais aussi continuer avec le port de la ceinture de sécurité ou du casque à moto. Si les deux premiers peuvent éventuellement mettre en danger la vie d’autrui, les deux derniers ne font courir de risques qu’à ceux qui ne les portent pas. Ne peut-on avoir le droit de prendre des risques pour soi-même, ou alors, faut-il repénaliser le suicide ! Et que dire du stationnement interdit quand il n’est pas dangereux (au sommet d’une côte ou dans un virage) ! On impose désormais à ceux qui ne nuisent même pas directement aux autres !
Même au niveau du verbe, il faut se censurer, sous peine de tomber encore sous le coup de la loi. Je ne vois pas pour autant l’intérêt de légiférer sur des propos inconsistants tant qu’il n’y a pas incitation au meurtre. Il est certain que les journalistes de Radio Mille Collines devaient être condamnés fermement, car il y avait incitation explicite au massacre, mais, le plus souvent, on a affaire à des olibrius inoffensifs, alors, laissons-les braire. Que des illuminés croient à leurs balivernes, à leur racisme, homophobie ou créationnisme, c’est aux gens sensés de leur clouer le bec et non à la loi de leur interdire de parler. Et puis, une belle bagarre a plus de dignité qu’une plainte en justice. Un Pierre Goldman n’aurait pas porté plainte pour révisionnisme, il aurait cogné. Qu’on se souvienne de Libertad, l’anarchiste du début du XXe siècle, affrontant la police avec ses béquilles d’infirme avant d’écrire Le Culte de la charogne – 1905. Les abrutis sont légions, leur interdire de s’exprimer est leur donner plus d’importance qu’ils n’en ont ! Par contre, on laisse librement s’exprimer des naturopathes et des gourous qui pensent pouvoir soigner le sida avec de l’ail et le cancer avec un régime, le yoga ou des lavements ! Même l’insulte, salutaire, rabelaisienne, jouissive quand elle est lancée devient de plus en plus sujette à poursuites judiciaires.
Mais revenons aux nuisances olfactives. Il y a eu la phrase malheureuse de Chirac sur les odeurs, mais il pensait merguez, pas senteurs âcres de dessous les aisselles ! Jusqu’à présent, les restrictions touchant aux odeurs ne concernent que les produits chimiques, le lisier de porc, les effluves de restaurants et de leurs poubelles, mais rien au sujet du corporel. Même si à Singapour il est interdit de se déplacer avec des dourians (des fruits qui puent vraiment) dans les transports publics, il n’est encore interdit dans aucun pays d’empester comme un bouc.
Un grand hôtel de New York a bien essayé de virer un portier qui puait du bec, mais il a été débouté et a dû réintégrer l’employé à l’haleine chargée et fétide sous prétexte qu’il était payé pour ouvrir la porte et non la bouche !
Or, l’homme a besoin d’affrontement, pas forcément physique, pour exister ; à force de tout lui interdire il devient soit mouton soit enragé. Et, dans le deuxième cas, il peut être prêt à tout même et surtout au pire. Donc si puer devient le dernier moyen de se rebeller, alors lâchons-nous !
Déjà certains clochards l’avaient compris depuis longtemps. Dégager une odeur forte est à la fois un moyen de s’isoler des autres en les repoussant, mais aussi de leur prouver qu’on existe malgré eux et leur mépris, une provocation pacifiste en son genre, et, là, on peut revenir à Diogène ! Bien sûr, quand on vit dans la rue, on ne sent pas la rose, mais il y a toujours moyen de trouver une douche et un savon dans un hébergement d’urgence. On peut sentir mauvais occasionnellement du fait des aléas de la vie. On pue en permanence par choix et par provocation ! Alors, si des gens sensés en arrivent un jour à cet acte de désespérance, c’est qu’on les y aura acculés. Quand je dis on, je pense à l’appareil répressif et législatif qui se mêle de plus en plus de tout ce qui ne devrait se régler entre citoyens.
Maintenant, imaginons un étudiant brillant à Assas, HEC ou aux mines qui assiste aux cours, pose des questions pertinentes, réussit les partiels et publie des mémoires non copiés sur internet. L’étudiant parfait qui ne fume ni joint ni tabac et ne boit pas d’alcool, n’est syndiqué ni à l’extrême droite ni chez les trotskistes, il n’a qu’un seul défaut, celui de ne plus se laver de garder les mêmes vêtements et surtout sous-vêtements. Il prend même soin de porter de tenues de marque et de les repasser pour ne pas avoir l’air négligé. Mais voilà, il dégage une odeur putride et macérée, de pisse, crasse, merde, vomi, sueur et flatulences. Relents d’ail et de gibier faisandé !
Comment va-t-on l’évincer de la fac ou de la Grande Ecole ? Il n’existe, à ce que je sache, tant au civil qu’au pénal, aucun texte interdisant d’incommoder ses voisins, collègues ou autre catégorie par ses odeurs corporelles. J’aimerais la réponse d’un juriste ! Peut-être, aurait-on recours au trouble à l’ordre public qui est servi à toutes les sauces quand il s’agit d’attaquer les libertés.
Déjà, au bureau ou à l’usine, il est délicat de faire remarquer à un collègue ou même à un subordonné qu’il empeste. Quand il s’agit d’une femme, c’est encore plus embarrassant.
On peut laver de force, sans violence un interné psychiatrique, mais peut-on interner quelqu’un qui ne se lave pas et qui continue en dehors de cela une existence tout à fait normale sans vociférations, sans exhibitionnisme sexuel à la recherche de morpions ?
Quand les Nations unies et peut-être la France pensent réintroduire une forme d’interdit pénalisant le blasphème, on peut alors tout craindre pour la liberté d’expression, de comportement en bref, on est en droit d’être inquiet pour nos libertés individuelles. Le retour de l’Inquisition serait proche ? L’affaire des caricatures dépasse largement le cadre de l’islam, il sent le politiquement correct et l’hygiène du langage. Et ceux qui ne voient l’intolérance que dans les régimes islamistes, en Chine, en Birmanie et en Corée du Nord devraient réfléchir un peu. Certes la France n’est ni Kaboul ni Pyongyang, nous avons les libertés politiques, de culte, de mouvement et relativement d’expression. Mais les libertés individuelles sont de plus écornées au quotidien. Bien sûr, certains me hurleront, retourne à Khartoum, à Mogadiscio ou à Pékin ! Mais justement, je pensais espérer plus d’un pays et d’un continent se réclamant en permanence des droits de l’homme et de la démocratie dans ses professions de foi !
Puer serait donc le dernier moyen d’être dérangeant sans tomber dans l’illégalité, il y a de quoi être inquiet tout de même !
Donc, on ne peut plus faire grand-chose sans risque d’être sous le coup de la loi, ou du moins d’une loi car il y en a toujours de nouvelles de plus en plus contraignantes. Les plaisirs sont de plus en plus restreints et facturés, je pense même à ces concerts gratuits qui finalement sont financées à grand renfort de subventions, de sponsors et… d’impôts. Que reste-t-il à l’homme (et encore une fois à la femme) de totalement gratuit et de non réglementé ? Quasiment que deux choses, dans la sphère du privé, la prière et la masturbation. C’est bien peu, et peut-être même de trop pour certains monothéistes qui prohibent l’onanisme. Contradiction, si l’on lit attentivement l’Ancien Testament, car s’il condamne Onan il dit aussi dans le Deutéronome : « Tous les matins verse ta semence et le soir ne laisse reposer ta main ! »
On se prépare un bel avenir, seul avec Dieu si on y croit, ou bien avec sa main. Le reste sera ou hors de prix ou totalement interdit. Ceux qui n’ont pas encore atteint l’ultime degré de désespérance qui fait passer à l’acte (terrorisme, banditisme à la Bonnot, vandalisme ou immolation par le feu comme Ian Pallack à Prague), ceux qui ont encore peur de la “justice” et de ses conséquences, n’auront bientôt que l’alternative de puer pour marquer leur désapprobation à un monde normatif imposant de plus en plus sa pseudo-morale hygiéniste.
Et puis, qu’on se souvienne de la protestation des nationalistes irlandais internés à Long Kesh sur ordre de Margaret Thatcher. Ils avaient d’abord entamé une grève de l’hygiène, maculant leurs cellules d’excréments afin d’être reconnus comme prisonniers politiques. Le message était clair : on nous respecte moins que des animaux, alors comportons-nous pire que des bêtes ! Bobby Sands est le plus célèbre des dix qui choisirent la mort dans une grève de la faim menée jusqu’au bout en 1981. Devra-t-on à nouveau en arriver à de telles extrémités pour affirmer notre liberté, qui en aurait encore le courage de nos jours en Occident ?
Je n’ai pas envie que l’Etat veuille mon bien contre mon gré. Vivre, c’est prendre des risques et accepter ceux que vous font courir les autres jusqu’en une certaine limite qu’une législation raisonnable devrait encadrer. Mais que vient faire la loi et la réglementation dans le lancer de nain, la présence de lait cru dans les fromages, les cuites des ados et les techniques de pêches au thon pour protéger les dauphins !
D’ailleurs, cette protection des dauphins lors de la pêche au thon qui finira en boîte de conserve relève d’une idéologie des plus douteuses. Par anthropomorphisme, on assimile le dauphin à un être supérieur, beau, intelligent et digne d’intérêt, le thon par contre est laid, stupide, de basse extraction pour ne pas dire d’espèce, voire de race inférieure. Ca ne vous rappelle rien !
Mais peut-être pourra-t-on un jour puer et se laver. Nous avons connu les boules puantes dans les magasins de farces et attrapes, avec leur odeur sulfureuse d’œuf pourri. Un chimiste peut fort bien identifier une série de molécules odorantes particulièrement infectes pour en faire un parfum répugnant, un anti-5 de Chanel, pourquoi pas ! On pourrait en user à loisir pour agresser les narines de ceux qui nous assaillent de leurs interdits, de ceux qui nous empêchent de fumer au bureau, l’utiliser contre ceux qui veulent nous imposer leurs normes. Et cela, même en prenant une douche !
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