Quand la lutte contre le racisme devient lutte contre le bien commun
« Partout la nature est la même », comme dit Spinoza dans son Éthique, c'est à dire qu'en tout homme la nature est la même, et seule varie d'un homme à un autre sa situation dans le monde. Nous aurions tous pu naitre à la place de n'importe qui, chacun de nous aurait pu naitre à n'importe quelle époque et de n'importe quelle couleur, et croire cela est un bon vaccin contre le racisme.
Le racisme est une mauvaise chose, et il est bon de lutter contre le racisme, mais encore faut-il ne pas faire cela n'importe comment. Parfois une attitude qu'on prend pour une saine réaction contre du racisme, est bien plutôt une attitude qui nous rend incapables de voir des besoins profonds chez d'autres, en diabolisant ces besoins, ce qui alors peut rendre impossible que nous soyons engagés avec eux dans la poursuite d'un bien commun. Or en démocratie, c'est une très mauvaise chose que les citoyens ne soient pas engagés dans la poursuite d'un bien commun, et qu'ils le sachent.
Chacun de nous a des besoins profonds : besoins matériels, ou appétits dont parle Spinoza, ou besoins du corps dont parle Simone Weil dans L'enracinement ; et besoins affectifs, ou désirs dont parle Spinoza, ou besoins de l'âme dont parle Weil. On pourrait dire que nos besoins se ressemblent parfois, mais que parfois aussi ils sont assez différents. Ou alors, on pourrait dire qu'en quelque sorte, nous avons tous les mêmes besoins, mais qu'ils s'expriment de manière différente selon notre situation dans le monde, par exemple, selon la société dans laquelle nous vivons, selon notre situation dans la société, selon le milieu social dans lequel nous sommes nés, selon notre physionomie, ou selon notre expérience personnelle.
Comme le donnaient à penser Aristote dans sa Politique, ou Rousseau dans son Contrat social, pour qu'une démocratie fonctionne correctement, il faut que les citoyens réfléchissent et discutent dans la poursuite d'un bien commun. Si chacun ne pense qu'à son bien personnel, et ne parle que de son bien personnel, chaque individu porte alors un projet de société qui n'est fait que pour lui, et qui ne rallie personne d'autre que lui. Seul un projet de société qui parle du bien commun de beaucoup de gens, peut rallier à lui tous ces gens. Et même si alors ils sont majoritaires, leur projet n'est vraiment légitime que s'il porte une vision commune du bien commun à la société toute entière, et non seulement de leur bien commun à eux seuls. Car de quel droit des gens, sous prétexte qu'ils sont majoritaires, pourraient-ils imposer à toute la société un projet qui ne pense qu'à leur bien à eux ? Une majorité peut imposer un projet à toute la société, seulement si ce projet porte la vision qu'a cette majorité du bien commun à toute la société.
Pour qu'une démocratie fonctionne bien, il faut donc que chaque citoyen défende dans les discussions, sa vision personnelle du bien commun. Le bien commun est aussi son bien à lui, et il est bien placé pour que sa vision personnelle du bien commun tienne compte de son bien à lui. Mais cette vision personnelle est aussi celle du bien des autres, grâce à quoi une discussion avec d'autres peut permettre de se mettre d'accord avec eux sur un projet commun, porté par une vision commune du bien commun à la société, qui peut alors s'imposer légitimement à la société.
Avoir une vision personnelle du bien commun, c'est à la fois avoir une vision des ses propres besoins profonds, et une vision des besoins profonds des autres : car le bien commun, c'est notamment que les besoins profonds des uns et des autres soient satisfaits au mieux. Nous connaissons bien nos propres besoins mais, comme les autres peuvent avoir des besoins différents, du fait de leur situation différente, nous ne connaissons pas forcément très bien les besoins des autres. Nos visions personnelles du bien commun, ne tiennent donc pas forcément très bien compte du besoin des autres. La discussion permet alors de construire une vision commune du bien commun, qui tienne compte des besoins des uns et des autres, si chacun peut dire ses besoins, et écouter les autres dire leurs besoins.
Pour que cela soit possible, il faut qu'il y ait une certaine confiance entre ceux qui se parlent. Celui qui dit son besoin doit être bien sûr que, quand il demande que ce besoin soit respecté, il est possible que celui à qui il parle respecte ce besoin. Parfois cela pourra demander un effort, ou une concession, à celui à qui il s'adresse, mais il faut qu'il soit toujours possible pour celui-ci de respecter ce besoin. Celui qui dit son besoin doit avoir confiance que l'autre ne prendra pas mal cette expression de son besoin. Et pour cela, il doit avoir bien fait comprendre à l'autre, qu'il a confiance qu'il peut respecter son besoin.
Quand cette confiance, que chacun veut respecter les besoins des autres, et que chacun pense que ses besoins peuvent être respectés par les autres, disparaît de la société, alors il ne peut plus y avoir d'engagement dans la poursuite d'un bien commun, car le bien commun est notamment le fait que les besoins de tous soient respectés au mieux. Dans une telle situation, les gens ne se regardent plus comme de possibles amis, car on ne peut pas être l'ami de qui on ne veut pas respecter les besoins ; au contraire, les gens ne peuvent alors se regarder que comme des nuisances les uns pour les autres.
C'est pourquoi les mouvements politiques qui partent en croisade contre telle ou telle chose, doivent prendre garde de ne pas confondre la chose qu'ils combattent, avec un besoin profond d'une partie de la population. Car alors sinon, ces mouvements entrainent une autre partie de la population à ne plus pouvoir partager de bien commun avec la première, à porter sur elle un regard injustement insultant, à lui reprocher d'être simplement humaine, et à être regardée en retour par elle comme une ennemie ou une nuisance.
En particulier, quand nous nous opposons à quelque chose que nous voyons comme du racisme, il nous faut prendre garde que cette chose soit bien du racisme, et non par exemple, l'expression de ce besoin d'enracinement dont avait parlé Weil :
« L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des besoins les plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est à dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie ».
En beaucoup d'hommes sûrement, il y a le même besoin d'enracinement ; mais selon la situation d'un homme dans la société, et en particulier selon ses origines, son besoin d'enracinement peut s'exprimer différemment. La lutte contre le racisme ne doit pas empêcher que chacun en France puisse dire comment, dans sa situation, s'exprime son besoin d'enracinement, en ayant pris soin que les autres puissent respecter ce besoin quelle que soit leur situation, mais en ayant confiance que les autres ont compris qu'il n'exprime pas son besoin pour les agresser, mais en ayant confiance qu'ils peuvent respecter son besoin.
Une fois ce besoin exprimé, sous ses diverses formes, la satisfaction de ces diverses formes prises par ce besoin, pourra être considérée comme une finalité faisant partie du bien commun. Toutes les autres finalités que poursuit notre société, y compris son ouverture au reste du monde, devront alors être pensées d'une manière cohérente par rapport à cette finalité d'enracinement. Elles seront ainsi affirmées, en étant niées dans des versions d'elles-mêmes mises en harmonie avec la finalité d'enracinement. Niées parce que pensées d'une manière qui se limite pour ne pas nuire à la finalité d'enracinement, et parce que pensées comme incomplètes s'il leur manque l'enracinement. Mais alors surtout affirmées parce que rendues non nuisibles à cette finalité d'enracinement, et parce que participant alors à un bien commun de la société plus complet qu'elles seules.
La lutte contre le racisme, ou contre les tensions ethniques dans la société française, aura alors fait un grand pas, et peut-être même dans le meilleur des cas, un pas qui l'aura faite tomber dans le ravin de l'inutilité.
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