Savoir faire la différence entre les opinions et les attitudes des gens
Les deux sondages mettant Marine Le Pen en tête ont fait l'effet d'une bombe... Mais sont-ils l'essentiel ?
L’opinion est d’humeur très volage. Elle signifie étymologiquement « Opiner » (14e siècle, du latin opinari) qui signifie dire ou énoncer son opinion. On ne devrait pas y faire tant attention. Mais alors que la température des présidentielles, telle que photographiée 14 mois avant les scrutins par deux sondages « chocs » ne plait pas, alors il faudrait casser le thermomètre, c'est-à-dire remettre en question la fiabilité de ces études d’opinion ? Si seulement cela pouvait faire tomber la fièvre frontiste, pourquoi pas ? Mais à trop regarder le doigt, on en oublie la lune qu’il désigne. Je voudrais donc, à ce stade du débat, rappeler quelques fondamentaux.
L’opinion des gens est de plus en plus fluctuante
Tout d’abord, et sans paraphraser Pierre Bourdieu et son « l’opinion publique n’existe pas », il faut bien reconnaitre que l’opinion des gens est fluctuante, de plus en plus fluctuante d’ailleurs. On estime maintenant que près d’un tiers du corps électoral se décide pour de bon la veille ou le jour même du scrutin. D’autre part, il y a un facteur décisif que les sondages ont du mal à évaluer, c’est la participation. Et l’on sait aussi que les « différentiels de participation » pèsent lourds dans l’issue des votes. D’autre part, le brouillage des repères gauche/ droite ne facilite pas les choses. Car l’on sait bien que les « parts de préférences » des gens traversent désormais tous les partis et que le zapping électoral est devenu courant.
Ainsi, comme l’exprimait Paul Léautaud « « Pourquoi faire part de nos opinions ? Demain, nous en aurons changé » [i] Comment dans ces conditions, prévoir avec précision le vote de 65 millions d’individus sans appartenance ? C’est une question préalable, et personne n’en a la réponse. Ce qui laisse aussi la porte ouverte à toutes les surprises, en sachant quand même que l’opinion publique sait faire passer des messages, et que ceux-ci peuvent être brutaux.
En fait, l’opinion ne correspond qu’à ce que déclare « penser » un individu d’une pratique ou d’un objet Elle est l’expression verbale et spontanée des valeurs et des attitudes. Valeurs et attitudes, retenez bien ces termes…
L’importance de distinguer les opinions, les attitudes, les valeurs et les comportements
Car il y a bien une différence, que personne ne rappelle à ce stade du débat, entre les opinions, les attitudes, les valeurs et les comportements. Des différences importantes qui expliquent en partie l’audience de Marine Le Pen, comme la communication de Nicolas Sarkozy, d’ailleurs, dès que celui-ci instrumentise les peurs des gens, en se moquant d’ailleurs de sa popularité faible. L’un et l’autre se basent davantage sur les attitudes que sur l’opinion des gens.
Car derrières les mots utilisés pour formaliser une opinion se cachent bien les attitudes, qui sont l’ensemble de prédispositions individuelles par rapport à un objet ou une pratique. Ces attitudes se distinguent de l’opinion par le fait qu’elles ne sont pas toujours verbalisables ni conscientes, mais déterminent cependant des comportements. J’ai l’habitude de prendre pour exemple le cas du chocolat chaud : Tout le monde en a une bonne opinion , mais combien en boivent ? L’attitude des gens vis-à-vis de cette boisson rejoint leur comportement, c'est-à-dire ce qu’ils font réellement, boire du café par exemple.
Une attitude est un état mental et neuropsychologique de préparation à répondre
Jean Stœtzel[ii] définit l’attitude comme « la manière dont une personne se situe par rapport à des objets de valeurs ». On ne peut étudier les attitudes qu’indirectement. Deux autres définitions sont à noter :« Une attitude est un état mental et neuropsychologique de préparation à répondre, organisée par l’expérience du sujet et exerçant une influence directrice et dynamique sur sa réponse à tous les objets et à toutes les situations s’y rapportant. » (ALLPORT, 1935.) Ou encore : « Etat mental et neuropsychologique, constitué par l’expérience, qui exerce une influence dynamique sur l’individu, le préparant à réagir d’une manière particulière à un certain nombre d’objets et de situations. » (ALLPORT, 1935.)
Et ce n’est que par induction que l’on connaît les attitudes, à partir des opinions exprimées et des comportements observés. C’est ce qui est notamment recherché dans les questionnaires par les questions à « échelles additive d’attitude » (dit échelle de Likert) qui propose, sur des questions choisies, à l’individu de classer lui-même son jugement de 1 à 7, de tout à fait en désaccord à tout à fait en accord ou par un différentiateur sémantique ( dit échelle d’Osgood) qui demande de situer entre des termes comme vide / plein, beau / laid, Satisfait / insatisfait, etc.
Moins souples que les opinions, elles se sont forgées par l’expérience de chacun
Les attitudes sont donc moins souples que les opinions, et sont forgées aussi par l’expérience de chacun. Mais si chaque individu est bien dans un milieu social qui l’englobe et le détermine, ses attitudes se formeront au travers de ses processus de socialisation. Un processus que nous pouvons présenter à trois niveaux :
Tout d’abord, d’où nous venons. Notre milieu social d’origine, parental, géographique. Ensuite, notre premier cercle de socialisation. L’école fréquentée, l’université, ses premier(e)s ami(e)s, son premier emploi, ses fréquentations, etc. Et enfin, notre sensibilité aux codes extérieurs. Nos sources d’informations, notre propre perception du monde extérieur, notre sensibilité aux modes et aux codes culturels différents du notre. A chaque stade, nous nous forgeons des convictions et une sensibilité à certains discours. Et nous réagissons de façon inconsciente en fonction de ces codes que nous avons en nous, sans nous en apercevoir forcément.
A partir de sondages et d’observations, certains parviennent à élaborer des types d’attitudes et les traduisent en des portraits catégorisés de traits décrivant des individus. C’est ainsi que l’on définit de styles de vie, des « sociostyles » : conservateur, utilitariste, profiteur, militant, exemplaire, libertaire, financier, dilettante, responsable, ou bien décalé, recentré, aventurier, rigoriste, égocentré, ou encore bourgeois bohème, traditionaliste, etc.
L’attitude agit sur la base de croyances, d’ affect et d’intentions
La notion d’attitude est aussi une clé essentielle pour comprendre la manière dont les citoyens développent des préférences pour des personnes politiques. Une attitude est une prédisposition apprise à l’égard d’une personne, qu’elle soit positive ou négative. Elle se compose de croyances : c’est la dimension cognitive, d’évaluations, c’est la dimension affective, et enfin d’intentions : c’est la dimension conative.
Et conduit au comportement des gens, ce qu’ils font réellement
Enfin, il faut évaluer et mesurer les comportements des gens, c'est-à-dire ce qu’ils ont fait, font ou vont faire concrètement. C’est la conduite d’un individu ou d’un groupe, constituée de paroles, de gestes, d’actions, de plans d’action, etc. Elle peut-être aussi une réaction à des stimuli internes (douleur par ex.) ou externes à l’individu, elle peut aussi se traduire par un vote. On a deux sortes de connaissance possible des comportements.
Soit je demande aux gens ce qu’ils font, mais ce sont alors leur opinion que je recueille : ce qu’ils disent qu’ils font, ce n’est pas forcément ce qu’ils font réellement. Ou alors j’observe ce qu’ils font, en restant à distance ou m’impliquant davantage (observation participante) : mais là aussi c’est ce que j’observe, du point de vue d’où j’observe, au moment où j’observe, mais pas de tous les angles de vue possibles ni tout le temps . Il est donc difficile de prévoir les comportements des gens.
N’oublions pas les valeurs
Mais c’est bien à ces deux niveaux, ceux des attitudes et des comportements que se jouera l’élection présidentielle de 2011. Sans oublier un troisième niveau, qui se confond un peu avec celui des attitudes : Les valeurs. Les valeurs transcendent les préférences partisanes ou pour un leader. Elles font appel à l’inconscient, comme les attitudes. Ce serait d’ailleurs le principal barrage pour Marine Le Pen si elle arrivait au second tour de l’élection présidentielle, comme l’a déjà démontré le score de plus de 80% en faveur de Jacques Chirac, en 2002, face à son père.
Les attitudes, un terrain facile pour le Front National ?
Donc, pour se résumer, si l’élection présidentielle se fait sur les attitudes plus que sur les opinions, quels sont les candidats les plus porteurs ? Il est clair que Marine Le Pen surfe sur les attitudes de peur et de dégout des gens. Peurs vis-à-vis de l’immigration, et dégout à l’égard de la classe politique dominante. Quant 42% des personnes interrogées, mais 24% des gens de gauche et 71% des gens de droite (dont 98% des sympathisants du Front National) déclarent que la présence d’une communauté musulmane est plutôt une « menace pour l’identité de notre pays »,[iii] on mesure la possibilité d’échos des thèses de Marine Le Pen. Et quand plus de la moitié des électeurs disent ne plus faire confiance « à la gauche ou à la droite » pour gouverner le pays, on mesure aussi le potentiel du champs d’expression des votes protestataires. Alors, en se choisissant une femme qui apparait comme dynamique, les verrous liés à la personnalité de Jean-Marie Le Pen vont-t-ils sauter ?
Mais qui aura ce charisme, cette capacité de transcender le vécu des gens ?
Il est important de pendre la mesure de l’inconscient politique de cette élection. Les dimensions affectives, voire irrationnelles, y joueront un rôle aussi grand que celui de la capacité de pédagogue des candidats, qui sera essentielle, aussi pour rétablir la confiance. Le candidat socialiste, comme Nicolas Sarkozy, et tous les candidats, ne devront pas compter à l’excès sur l’opinion publique, mais davantage s’appuyer sur les attitudes des gens. Il va falloir épouser les peurs, les angoisses, mais aussi les espoirs et les rêves des gens, le faire en leur racontant des histoires qui les concerneront, un peu comme a réussi à le faire Barack Obama aux Etats unis en 2008. A l’heure du virtuel, les gens veulent vivre des moments forts. Alors, pour toutes les candidates et tous les candidats, ce charisme, cette capacité de transcender le vécu des gens en les emmenant au-delà de leurs conditions, oui, ce sera décisif pour gagner en 2012.
Eric DONFU
Sociologue de l’opinion,
[i] Journal littéraire, Mercure de France, 1954-1964.
[ii] Jean Stoetzel (1910 – 1987) Jean Stoetzel est un sociologue français, introducteur en France de la méthode des sondages d'opinion. Normalien, agrégé de philosophie, professeur détaché aux Etats Unis d’Amérique en 1937, il y rencontre Georges Gallup et revient fonder l'Institut Français d’opinion publique (IFOP). Il consacre sa thèse (1943) à la « théorie des opinions ».
[iii] Sondage IFOP Pour Le Monde réalisé du 7 au 9 décembre 2010. Echantillon de 809 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité des l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession du chef de famille) après stratification par région et catégorie d’agglomération.
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