Un autre regard : les indignés espagnols vu de l’intérieur
On a pu écrire beaucoup de choses sur le mouvement social qui secoue actuellement l'Espagne. Cependant, il est difficile de savoir exactement quelle est la teneur de ce qu'il se passe sur les places et dans les rues de nombreuses villes espagnoles. Les médias classiques ne couvrent que partiellement et de manière biaisée les évènements, et si la toile voit fleurir de nombreuses analyses, elles sont trop souvent restrictives et parfois mal informées.
Cet article entend apporter un témoignage sur la réalité de la révolte espagnole, basé sur une visite de trois jours au campement de la Puerta del Sol (Madrid), le cœur du mouvement de contestation.
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Nous n'avons pas la prétention d'apporter une analyse exhaustive ou une information globale, mais au contraire de mettre en lumière et d'insister sur deux éléments trop souvent négligés dans la médiatisation du phénomène.
Le premier élément frappant, lorsqu’on compare notre expérience sur place et le discours véhiculé par la majorité des médias, est la sous-estimation constante de l'ampleur du mouvement et la focalisation sur une « mobilisation jeune ».
Or rien n'est moins vrai. Si la composante générationnelle est présente, et qu'il est probable qu'elle ai été l'élément déclencheur, c'est caricaturer le mouvement que d'y voir une révolte de la jeunesse qui exprime son mécontentement en campant sur des places sans la moindre revendication construite. Il suffit de se balader dans le campement de Puerta Del Sol, d'assister à une Assemblée générale ou à une réunion d'un groupe de travail pour constater à quel point le public est diversifié. Ici les professeurs se mêlent aux jeunes diplômés au chômage, aux ménagères et aux pensionnés. De plus, si la composante jeune est néanmoins fort présente dans les assemblées du campement, le phénomène est en train de s'inverser avec la migration du mouvement vers les quartiers et villages. A titre illustratif, le 28 mai à 12h, le mouvement madrilène avait convoqué des assemblées populaires locales dans tous les quartiers et villages de Madrid. Au total, plus de 120 réunions ont eu lieu dans toute la ville et ses alentours, ce qui dépassait largement les prévisions. Les estimations du nombre de participants à ces assemblées varient entre 20.000 et 30.000 personnes, c'est-à-dire plusieurs dizaines de milliers de personnes, des citoyens de toutes les générations, des commerçants du coin, qui ont pendant plusieurs heures discuté de leurs indignations collectives et de la suite de la mobilisation...
Le second élément qui nous frappe est que très peu de médias ou d'analystes se sont penchés sur le fonctionnement quasiment inédit des mobilisations. Les femmes et les hommes de tous ages qui se réunissent sur les places et dans les rues d’Espagne s'organisent exclusivement à travers une conception complètement horizontale de la démocratie. C'est sans doute ici la plus grande radicalité du mouvement !
En effet, tout fonctionne à travers une méthode « assembléaire de consensus ». Les décisions sont systématiquement prises dans des assemblées ouvertes, dans des espaces publics où chacun à le droit de s'exprimer et de se prononcer sur les propositions (à travers un système de gestes symboliques). Les décisions sont prises au consensus. En cas de désaccord, ne-fut ce que de quelques personnes au sein de l'assemblée, la proposition est rediscutée et le cas échéant amenée dans un groupe de travail afin d'essayer de trouver une proposition de consentement. Cela peut paraitre anecdotique, mais lorsqu’un tel système est appliqué à des assemblées générales de 3.000 personnes, il prend tout sa signification.
Ce fonctionnement prend du temps, il demande d'interminables discussions, mais il marche... Tout les soirs depuis le 15 mai, les assemblées générales qui se déroulent à la Puerta del Sol voient affluer plusieurs milliers de personnes pour plusieurs heures de débat. Chaque commission et groupe de travail applique ce fonctionnement lors de ses réunions et parvient ainsi à faire émerger de nombreuses propositions collectives et imaginatives. La méthode est reprise à travers l'Espagne et l'Europe dans les nouveaux campements.
De plus, l'horizontalité revendiquée se traduit dans les faits par des tournantes régulières a tous les postes. Afin d'éviter toute personnification du mouvement ou tout émergence d'un quelconque pouvoir au sein de celui-ci, cette règle est particulièrement appliquée aux postes à haut capital symbolique (porte parole, dynamisateur d'assemblée...). Chacun est appelé à occuper ces fonctions, et si ces postes demande des compétences, des formations régulières sont organisées afin de pouvoir assurer une rotation permanente.
Il n'y a donc pas de chefs, pas de porte-paroles officiels, pas de responsables de commissions... et même pas de coordinateur1, que ce soit au niveau général ou au niveau des groupes de travail ou des commissions. Il faut tenter d'imaginer un mouvement qui touche, si on se limite à Madrid, plusieurs dizaines de milliers de personnes,où nul n'assure la coordination, mais où celle-ci est décentralisée et assurée collectivement par une multitude de commissions et de groupes de travail.
Cela ne se fait pas sans peine, sans des problèmes de circulation de l’information, sans des discussions longues et parfois interminables... Mais ce processus autogestionnaire d'horizontalité radicale et de réinvention de nouvelles manières de fonctionner collectivement est en train de toucher chaque jour davantage de gens. Il y a une véritable effervescence collective due au sentiment de trouver prise sur sa vie et sa société, au sentiment de se sentir faire partie d’un mouvement étendu et synchronisé dans tant de villes et avec des références à l’échelle internationale, avec un répertoire de messages et d’actions très large et chaque fois plus créatif. Tout cela aura un impact sur toutes ces personnes, qui dans leur grande majorité ne sont pas des militants ou des activistes, mais des citoyens ordinaires. De cette expérience peut donc surgir un nouveau cycle de mobilisations soutenues dans le temps et de plus en plus coordonnées, mais surtout une nouvelle manière de concevoir la participation politique et collective !
1C'est-à-dire qu'il n'y a personne qui assume une fonction de coordinateur général. Il y a bien une commission de coordination interne, plus que nécessaire, mais celle-ci fonctionne au même titre que les autres.
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