Une conscience politique se réduit-elle à la conscience de classe ?
Dissertation sur l’esprit républicain, sur ce qui le menace, sur ce qui le conforte, et accessoirement... sur la très contestable suppression du défilé du 14 juillet !
Une conscience politique se réduit-elle à la conscience de classe ?
Un citoyen qui délibère sur l’avenir de son pays n’engage pas exactement la même perspective qu’un salarié qui se préoccupe de l’avenir de son emploi et de ses conditions de travail au sein d’une entreprise (même si le citoyen est en même temps salarié), car il apparaît parfois dans le débat politique des questions plus vastes que le maintien, fût-il hautement souhaitable, des acquis sociaux. Il est donc légitime de se poser la question : une conscience politique se réduit-elle à la conscience de classe ? Il faut alors rappeler une chose ; outre les questions sociétales qui émergent en temps de paix comme, par exemple, la légitime tolérance pour l’orientation sexuelle (on conviendra aisément que cela concerne des hommes et des femmes riches ou pauvres), il existe aussi des questions patriotiques qui surgissent en temps de guerre (une vaste réaction de solidarité pour défendre le pays, et résister à l’occupant, cela, également, dépasse en quelque manière les clivages sociaux). Le problème est donc le suivant : celui qui se bat avec acharnement pour le maintien des acquis sociaux est-il toujours un grand lucide quant à l’avenir commun de la Cité ou bien la conscience de classe peut-elle offusquer ou affaiblir sa capacité de conscience politique, dès lors qu’un phénomène ou événement marquant, engageant la polis tout entière, en arrive à dérouter les repères traditionnels de la conscience de classe ? Pour traiter cette question, on propose la démarche suivante : quels sont les critères qui défissent la lucidité politique ? dans quelle mesure la vigilance de classe, avec son militantisme, est-elle incontournable en matière de lucidité politique ? peut-il exister malgré tout des cas de divorce entre conscience de classe et conscience politique ?
Comme l’indique d’ailleurs la formulation même du sujet qui nous intéresse, « Une conscience politique, etc. », et non pas « la conscience politique », on peut dire que le premier critère qui définit la conscience politique, c’est, en définitive, la solitude. Entendons-nous bien : toutes les solitudes ne se valent pas, et certaines consciences solitaires ne sont qu’aliénées. Mais, à côté de la folie, existe une solitude courageuse, celle de la dissidence d’avec le politiquement-correct (qui désigne en fait l’absence même de conscience politique), capable de produire des concepts radicalement nouveau et d’agréger les bonnes volontés autour de soi.
Tous les grands penseurs politiques, les Platon, les Rousseau, les Marx, ont été dans ce cas, en rompant avec les pseudo-certitudes de leur époque. Platon vivait sous la démocratie grecque d’après la Guerre du Péloponnèse et disait le plus grand mal qui soit... de la démocratie, dénonçant une situation que nous connaissons encore aujourd’hui : une démocratie affaiblie, réduite à la démagogie des sophistes et au laxisme généralisé ne peut qu’engendrer la tyrannie ; et que penser en effet de cette démocratie pourrissante d’après-guerre qui condamne Socrate à mort, qui valorise la tyrannie de la jeunesse, le nivellement des valeurs et le crime, la sophistique comme seul discours politiquement acceptable ? Au XIX° siècle, Karl Marx ouvre la voie aux économistes dissidents qui écrivent encore aujourd’hui, dont les positions sont fréquemment tournées en ridicule ou caviardées par la censure médiatique ; il s’agit en clair de fonder une économie critique chargée de dénoncer les incohérences de l’économie libérale-capitaliste officielle ; il s’agit aussi de décortiquer soigneusement les mécanismes sordides de l’exploitation capitaliste ; on sait que Marx le paiera d’une vie d’errance, en y laissant la belle carrière universitaire à laquelle il était promis.
La solitude politique de Rousseau, solitude que les psychologues attribuent niaisement à une supposée misanthropie, alors qu’il fut réellement détesté et même recherché par les pouvoirs en place, mérite à elle seule une analyse à part. Voilà le plus authentique des républicains modernes, auteur francophone, mais non français, d’un Contrat social qui contient presque mot pour mot les principes constitutionnels qui régissent encore la France (et, dans une moindre mesure, les autres États européens), qui fut interdit conjointement de publication et par la monarchie absolue française de l’époque qui ne pouvait tolérer son républicanisme et par la République de Genève elle-même, dont il était pourtant le citoyen à part entière, société ploutocratique aux mains d’une caste bourgeoise qui ne pouvait admettre non plus le principe fondamental du républicanisme moderne : à savoir que l’intérêt général (ou volonté générale) doit toujours primer sur les intérêts particuliers, ceux-ci n’étant pas sacrifiés, mais toujours envisagés dans un rapport de subordination irréfragable face au bien commun (inutile de préciser que Rousseau valorisait une société de petits propriétaires vivant de leur travail, où tout le monde a quelque chose et personne n’a rien de trop, préfiguration d’une classe moyenne forte et majoritaire, celle-là même que les politiques néolibérales actuelles sont en passe de détruire). Du reste, la solitude rousseauiste connut la même postérité que sa pensée elle-même, puisque, encore aujourd’hui, Rousseau est sans doute l’écrivain francophone le plus mal compris et le plus honni par la critique. Les uns, ses partisans, ont récupéré ses thèses dans le sens d’un pédagogisme et d’un angélisme puérocentriste qui lui ferait horreur s’il était encore de ce monde pour protester ; les autres, ses détracteurs, ont pu voir en lui, sous l’égide de Voltaire, géant de l’écriture mais nain philosophique, un naturaliste préconisant de rompre avec la société et de retourner à l’état sauvage. Rousseau n’a pourtant dit qu’un chose : une république est fondée sur le primat officiel de l’intérêt général et elle doit se doter d’une force suffisante, y compris répressive, pour éviter toute violation du bien commun ; en clair, Rousseau était tout sauf un laxiste ou un anarchiste.
Pour autant, la solitude militante de ces sages, qui passent pour fous au milieu des aveugles, ne suffit pas entièrement à définir ce que peut être une conscience politique ; et plus exactement, si on a déjà quelque idée de ce que peut-être une conscience, et des risques encourus à être, précisément, conscient, c’est-à-dire un grand lucide, que peut bien signifier au juste, l’adjectif politique ? Mais on a déjà quelque peu répondu à la question. Une conscience politique se définit comme le souci permanent de l’intérêt général, c’est-à-dire à la fois de ce qui est public (les institutions incarnant la puissance collective) et de ce qui est commun (les modalités du vivre-ensemble collectif, non pas seulement au niveau des personnes mais aussi au plan des biens). A cet égard il est clair que la corruption des institutions, le démantèlement des services publics, le remplacement du sens commun civique par des communautarismes violents et fanatiques, l’individualisme décomplexé, le repli pathologique sur une vie privée d’ailleurs minable, les inégalités de richesses poussées à des degrés inouïs, tout cela témoigne d’une faiblesse généralisée de la conscience politique et, il faut bien le dire, d’un basculement collectif vers la servitude volontaire.
Par exemple, à l’heure où s’engage un débat, en France, sur la suppression du défilé militaire du 14 juillet présenté comme une nuisance écologique et budgétaire, il convient malgré tout de rappeler qu’une république a besoin de symboles et qu’en outre il lui faut aussi montrer sa force militaire, la perspective d’une guerre avec d’autres puissance n’étant jamais écartée. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, un peu symbolique comme on vient de l’écrire. Mais enfin, que penser du degré de conscience politique d’un peuple capable de produire et de payer des politiciens suffisamment insensés pour valoriser le comportement d’une nation qui cacherait le peu de force militaire qui lui reste, comme si elle devait avoir honte d’être encore capable de se défendre ? Et beaucoup parmi nos concitoyens s’imaginent que c’est faire preuve de conscience politique que de soutenir cette position d’un angélisme pacifiste obscène ! Alors qu’il ne s’agit pas du tout de conscience politique, mais bel et bien d’une inféodation au « politiquement correct » antimilitariste, c’est-à-dire, répétons-le, l’absence de toute lucidité et de toute perspective politique... « La France, je m’en fous », ou pire « Nique la France », tels pourraient être les slogans de cette inconscience collective, à peu près aussi réjouissante que l’attitude d’un propriétaire qui danserait de joie au milieu d’un incendie domestique, non sans avoir déclaré au préalable que son bien lui était totalement indifférent.
Si une conscience politique est le souci permanent (solitaire dans son principe, mais toutefois très agrégatif), de l’intérêt général, des institutions publiques, du bien commun au plan moral et matériel, alors dans quelle mesure peut-on affirmer que la conscience de classe serait une composante fondamentale de la conscience politique ?
La conscience de classe, pour le syndicaliste, consiste essentiellement à travailler à l’amélioration des intérêts moraux et matériels des salariés, soit du secteur public, soit du secteur privé, en fonction du métier de ce syndicaliste. La perspective pratique d’un syndicat est donc en définitive nettement plus simple que celle d’une formation politique, puisque les représentants syndicaux ont vocation à s’occuper des intérêts moraux et matériels des seuls salariés, alors que les politiques sont chargés (du moins dans l’absolu) de veiller à l’intérêt général, et c’est d’ailleurs pour cela que les politiques au pouvoir sont mandatés, non pour négocier des améliorations salariales comme le font les délégués syndicaux, mais bien pour gouverner l’ensemble d’une société civile où, comme chacun sait, il n’y a pas que des salariés, loin s’en faut (il y a même des patrons et des actionnaires, plus ou moins opulents, dans cette même société civile, et aussi des indépendants). Le syndicalisme français est d’ailleurs particulièrement scrupuleux sur cette distinction totale entre politique et syndicalisme, puisqu’il se réclame fortement de la Charte d’Amiens, proclamée lors d’un congrès de la CGT historique en 1906. Ce texte fondateur n’interdit aucunement aux adhérents d’un syndicat d’avoir des opinions politiques, philosophiques ou religieuses, ni même de militer dans des organisations a-syndicales, mais à condition, dans l’exercice des mandats syndicaux, de ne faire aucune allusion à ces convictions extérieures au syndicalisme, ni prosélytisme. Les syndicats sont d’ailleurs qualifiés en France de « corps intermédiaires », comme les associations, pour les distinguer et des simples particuliers et des institutions étatiques.
Ces distinctions étant faites, il est évident que la conscience de classe contribue très nettement à la formation d’une conscience politique. Les salariés constituent une classe très nombreuse, majoritaire, qui fabrique, non certes la totalité, mais la quasi-totalité des biens et des services dont dispose la collectivité. Du reste, les travailleurs indépendants, les petits exploitants agricoles et le micro-patronat sont très proche du salariat, voire du précariat, par leurs revenus comme par leur condition. Par là même s’intéresser de très près au mécanisme de l’exploitation des salariés, voire des autres travailleurs, c’est engager une réflexion sur l’avenir de la société toute entière. Karl Marx ne s’y était pas trompé, qui montrait comment le capitalisme était nécessairement secoué de crises profondes, de guerre aussi, si on le laissait suivre sa pente naturelle à toujours plus de chômage et de surexploitation ; inutile de préciser qu’une guerre ou une crise sont des événements d’une telle ampleur qu’ils menacent la société tout entière et pas seulement le salariat. Mais la question essentielle n’est pas là : disons que l’engagement contre le capitalisme confère au prolétaire une science du malheur prolétarien, c’est-à-dire une économie et une sociologie, qui donne à de simples ouvriers une lucidité étonnante, stupéfiante même, non seulement sur ce qu’ils subissent au sein de leur entreprise, mais aussi sur tous les rouages de la société qui les entourent, notamment les rouages du pouvoir, puisqu’en définitive tout est lié dans la vaste machinerie du mode de production et de la superstructure étatique et idéologique qui en assure la pérennité. On ne le répètera jamais assez : un modeste syndicaliste en sait bien plus sur l’avenir de son pays, voire sur de vastes questions géopolitiques, que n’en donne à voir, sur les mêmes questions, tel ou tel idéologue à succès, eût-il vendu des millions d’exemplaires. Du reste, les centrales syndicales ont eu à cœur de développer une immense littérature militante, à travers leurs organes de presse, qui contribuent fondamentalement à constituer l’élite éclairée du prolétariat. La prose limpide de grandes figures du syndicalisme telles que Pelloutier ou Jouhaux nous montre à quel point ces hommes étaient d’authentiques penseurs. A l’inverse, la bourgeoisie capitaliste s’évertue à financer une caste de crétins, souvent très diplômés, dont les savoirs se réduisent à l’exaltation hystérique du profit : une sorte d’illettrisme des puissants.
On vient de le montrer, la conscience de classe, à la fois condition et produit de la science du malheur prolétarien face à l’exploitation capitaliste, amène le militant de la condition ouvrière à presque tout connaître de l’état de la polis et même, sans doute, des relations internationales. Mais justement, nous venons de l’écrire, il connaît presque tout. Il reste donc l’espace d’un détail qui change tout, d’un iota qui permettrait à la conscience de classe de s’ériger définitivement en véritable conscience politique ; quel est ce petit quelque chose ?
Nous affirmions au début de notre analyse qu’il existait peut-être des questions, par exemple sociétales ou encore patriotiques, qui dépassaient les simples revendications d’ordre socio-économique du mouvement ouvrier. Nous évoquions la tolérance juridique et morale en matière d’orientation sexuelle, question qui dépasse évidemment les clivages de revenus ; ou, très différemment, la situation tragique d’un pays occupé, laquelle nécessitait l’entrée en résistance de personnes de conditions très différentes, voire opposées socialement. Quoiqu’on puisse les qualifier à bon droit de disparates, ces cas d’espèce ont le mérite inédit de nous placer, non en temps que militants de la condition ouvrière, mais bel et bien en tant que simples citoyens, face à nos responsabilités ultimes. Me serait-il supportable de vivre dans un pays d’intolérance, qui pénaliserait ou persécuterait des formes de sexualités, certes minoritaires, mais somme toute pacifiques et librement consenties, et cela quand bien même je ne serais point concerné par les poursuites, quand bien même aucun de mes proches ne serait visé ? Me serait-il supportable de vivre dans un pays passé sous la coupe d’un dictateur totalitaire appelant ses troupes au génocide, quand bien même je serais, en ce qui me concerne, assuré de ne point subir de rafles, protégé par telle ou telle fonction, ou par tel ou tel statut, comme d’ailleurs l’ensemble de mes proches, ma famille ou mes amis ? Force est de constater qu’à ces questions épineuses, la science économique, comme la revendication strictement salariale, ne répondent point. Mon patron est juif et, qui plus est, très dur ; vais-je pour autant le dénoncer à l’occupant ? Ce jeune homme est en concurrence avec moi sur un même emploi, vais-je faire de l’outing sur ses mœurs pour mieux l’éliminer ? On remarquera qu’en la matière non seulement la science économique n’a point vocation à répondre, mais que mes intérêts immédiats de simple salarié risqueraient même de me pousser à commettre quelque chose comme un crime...
Ces exemples, fussent-ils disparates et quelque peu imaginaires, nous donnent la mesure de ce qui manque à la conscience de classe pour devenir une véritable conscience politique : il manquerait des convictions morales, engageant une certaine idée du vivre-ensemble, qui dépassent la connaissance, pourtant indispensable, des questions d’argent, de revenu et même de partage des richesses. Qu’un partage des richesses plus équitable soit la composante essentielle du progrès social, c’est là un point qu’il serait indécent de contester. En revanche, croire que la problématique du partage des richesses suffit à épuiser la réflexion politique, c’est là un abus ; au-delà des richesses, il nous faut aussi un partage de valeurs éthiques ultimes, situées bien au-delà des questions de classes. Évidemment, un tel partage des valeurs suppose aussi le rejet de contre-valeurs qui brisent définitivement toute idée d’un vivre-ensemble. Ces contre-valeurs se reconnaissent aisément : elles divisent au lieu d’unir, elles poussent à la haine au lieu d’appeler à la paix, elles opposent au lieu de fédérer, elles créent un climat de guerre civile au sein même de la république ; on peut en citer quelques unes : fanatisme religieux, extrémismes politiques, communautarismes violents, puérocentrisme et pédagogisme, exaltation de l’argent, dérision jetée sur les connaissances et sur la transmission des connaissances... Ces phénomènes se manifestent tous comme un passage inquiétant au delà d’un certain seuil d’asymétrie : certaines couches de la population peuvent agir dans un climat d’impunité quasi-totale alors même que les autres citoyens se voient exposés à un véritable harcèlement répressif. Le puérocentrisme en est une illustration, l’enfant-roi jouit de tous les droits conférés par son innocence perpétuelle, alors que l’adulte, quel que soit son attitude, est toujours perçu comme un gêneur ou un pervers.
Mais il nous faut ici aller un peu plus loin encore que ces considérations, somme toute encore assez générales. Nous voudrions démontrer que la conscience de classe s’est parfois érigée en ennemi jurée de la conscience politique, aussi ahurissant que cela puisse paraître.
Nous venons d’évoquer l’Occupation nazie entre 1939 et 1945. Même si la Résistance intérieure française peut à bon droit être perçue comme un phénomène collectif majoritairement appelé à se constituer autour de valeurs de gauche (en témoigne le programme, très social, du CNR), comment expliquer que de très nombreuses personnalités de gauche (le social-pacifiste Laval en est l’exemple même) aient rapidement sombré dans la collaboration, alors que des gens de la droite la plus nationaliste, voire certains pétainistes (les fameux « vichysto-résistants »), aient accepté sans broncher d’engager physiquement leurs vies pour sauver leur pays et bouter les nazis hors de France ? L’explication spontanément psychologique qu’on donne de ce phénomène est que les premiers furent des traitres comme il y en a partout et de tout temps, et les seconds de braves gens illuminés par une sorte de révélation politico-mystique capable de leur faire oublier leurs convictions initiales. Cette explication, sans être fausse, n’est pas vraiment satisfaisante. En réalité, si la gauche a beaucoup reculé avant de s’engager, c’est fondamentalement en raison du pacte de non-agression germano-soviétique, reliant Hitler au « génial Staline » ; la rupture de ce pacte précipitera il est vrai l’engagement très intense des communistes. Quant à la droite nationaliste, c’est tout naturellement qu’elle s’opposait depuis le début à une politique d’expansionnisme teuton qui insultait gravement l’ombrageux sentiment national.
Ces considérations historiques qu’une dissertation de philosophie n’a pas la prétention de développer nous amènent en tout cas à l’idée suivante : le paradoxe effrayant de la conscience de classe est qu’elle a irrémédiablement besoin d’appareils pour se développer (partis ouvriers et syndicats) alors même que ces appareils finissent toujours plus ou moins par adopter une logique propre, totalement détachée des vraies aspirations des travailleurs. Ce paradoxe concerne moins les syndicats, il est vrai, que les partis ; c’est une question de degré, il existe des trahisons syndicales comme politiques, mais le fonctionnement interne d’un syndicat, organisation spécialisée dans la revendication professionnelle, le protège plus de la dérive d’appareil que celui d’un parti, ayant vocation, fût-il de gauche, à régler tous les problèmes de société. Toujours est-il que la logique d’appareil peut pourrir le mouvement ouvrier et le pousser à toutes les compromissions. Les frilosités du PC et de la CGT en 1939, forces de gauche très importantes mais coincées par le pacte germano-soviétique, expliquent les lâchetés de beaucoup et les trahisons de certains. On peut le dire : ce pacte fut l’un des événement les plus tragique de l’histoire de la classe ouvrière ; lorsqu’un parti stalinien fortement implanté et respecté ordonne à sa base de se taire et de plier le genou devant l’intolérable, il ne faut point s’étonner des conséquences.
On objectera ici que la conscience politique peut connaître les même dérives que la conscience de classe et fabriquer des appareils sordides peuplés d’apparatchiks nauséabonds. C’est d’ailleurs la dérive de certaines instances actuelles, prétendument antiracistes, et qui, sous couvert de beaux idéaux humanistes, nous servent à longueur de journée un discours ethniciste qui pourrait bien nous mener à la guerre civile (sans compter tous les partis gauchistes qui soutiennent ce genre d’associations ou de collectifs). Mais c’est en définitive la même logique que nous dénoncions précédemment, à ceci près que l’encadrement idéologique ne se réfère plus à la lutte des classes, mais à un concept très vide et bien dangereux du soutien aux communautés. Ceux qui soutiennent ainsi le communautarisme le plus violent n’ont aucune conscience politique, pas plus que la gauche collabo ou silencieuse, souvent communiste, de 1939. Il nous faut donc rappeler que la conscience politique, c’est-à-dire le sens du commun, est toujours un « au-delà » solitaire, au-delà des classes, au-delà des communautés, au-delà des appareils. Exprimé de manière plus vive : la Résistance exigea comme une suspension de la lutte de classes, une restauration républicaine exigerait comme une interruption du communautarisme.
La présente analyse a désigné la conscience politique comme une force solitaire capable d’agréger paradoxalement de nombreuses volontés individuelles ; elle a montré ensuite que la conscience de classe élevée au rang de science du malheur prolétarien constituait le socle irremplaçable de la conscience politique ; enfin, elle a établi que la conscience politique se heurtait malgré tout à la dérive de certains appareils, pourtant indispensables, chargés d’encadrer la conscience de classe. Une conscience politique se forge donc, solitaire, au-delà de tout appareil de classe et exige même, dans certains cas, de suspendre les réflexes de classe. Cela ne signifie pas pour autant que les individualistes, qui rejettent systématiquement les appareils, soient des parangons de lucidité politique ; l’apolitisme primaire, en niant le rôle incontournable des partis, syndicats et associations et en rejetant avec mépris toute forme d’engagement collectif, constitue la forme la plus achevée et la plus dangereuse de la servitude volontaire, de la collaboration avec l’ordre établi.
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