Carrefour, premier malade d’un secteur au bord de la crise ?
Après une année 2011 particulièrement calamiteuse, le groupe Carrefour annonce pour le premier semestre 2012 une perte nette part du groupe de 31 M€ (nettement réduite par rapport au premier semestre 2011) et la suppression de 5 à 600 emplois, en France. L’annonce a aussitôt entraîné une hausse sensible de l’action, selon un phénomène désormais bien connu du grand public. Depuis quelques années, le second groupe de distribution de la planète accumulait les difficultés : déconvenues en matière de développement dans les pays émergents, mauvaise gestion des stocks, dissensions internes suite à un projet d'introduction en bourse de l’enseigne de hard discount Dia et d’une partie de la foncière Carrefour Property, succès insuffisant des Carrefours « Planet », le projet du groupe censé regonfler le niveau des ventes, image d’un distributeur aux prix élevés, retard relatif dans le segment « drive »…
Tout cela a été abondamment mis en avant dans la presse et ce n’est pas faut. L’annonce de suppressions d’emplois n’est donc pas vraiment une surprise. Mais ne mets-t-on pas exagérément l’accent sur les seules causes endogènes ? La crise qui sévit en France et en Europe du Sud est parfois évoquée, mais comme si elle ne jouait qu’un rôle accessoire. L’effondrement des revenus des ménages en Espagne et en Italie, sans parler de la Grèce, est pourtant considérable.
Il est vrai que les autres groupes de distribution français semblent avoir moins de difficultés. Leur activité n’explose pas pour autant. Tous stagnent, à l’exception de Leclerc et d’Auchan, grâce à une politique de prix agressive, qui permet d’augmenter le chiffre d’affaires mais comprime les marges. Auchan annonce ainsi pour le premier semestre 2012 une progression du CA de 3% en même temps qu’une chute spectaculaire de plus de 30 % de son bénéfice net ! Il faut aussi noter que les concurrents de Carrefour sont moins internationalisés, et donc moins sensibles aux difficultés en Europe du sud.
Et si la grande distribution était au début d’une crise dont la poussée de fièvre de Carrefour ne serait que le premier symptôme ? Examinons un peu les arguments à l’appui de cette hypothèse…
Durant les trente dernières années, les groupes comme Carrefour – ou Walmart aux Etats-Unis – ont basé leur prospérité sur la vente en occident, avec des marges très importantes, de produits achetés un prix dérisoire aux producteurs des pays émergents. Voici un petit exemple personnel qui démontre bien la réalité de cette situation : en passant par ebay, je viens d’acheter directement en Chine un compteur optique pour vélo. Coût de mon achat port compris : moins de 4 €. Vous imaginez bien que la grande enseigne qui a acquis peut-être 100 ou 200 000 de ces appareils devrait les avoir obtenus à un prix beaucoup plus intéressant, n’est-ce pas ? Or, une fois sur les rayons des grandes surfaces, en France, ils coûtent huit euros ou plus. Ce simple exemple donne une idée des marges pratiquées.
Carrefour, Walmart et d’autres sont ainsi devenus les chevaux de Troie de l’industrie naissante des pays émergeants. Mais les meilleures choses ont une fin et nous arrivons maintenant au terme d’un cycle. Les pays émergents ont récupéré à bon compte notre technologie et la puissance économique quitte l’occident pour s’installer chez eux. Durablement. L’industrie occidentale est en grande partie ruinée et avec elles les ressources de ces piliers de la société de consommation qu’auront été les ouvriers et les cadres bien payés des trente glorieuses. Ceux-là même qui ont permis à la grande distribution d’exister et de se développer. En France, l’économie poursuit son mouvement en glissant doucement sur son aire, mais le ralentissement est déjà spectaculaire. Les rentes de situation dont bénéficient encore les grandes enseignes risquent fort de s'épuiser rapidement..
Déjà, sous l’effet de la baisse du pouvoir d’achat, beaucoup de consommateurs commencent à déserter les supermarchés. A commencer par moi. Il y a cinq ans, j’allais faire mes courses dans un petit Champion. Les prix y étaient élevés mais je n’y prêtais guère attention. Aujourd’hui, non seulement je ne vais plus dans ce magasin, mais je ne mets plus un pied dans les grandes surfaces ! Il est facile de s’en passer, comme je l’explique en détail sur mon site « Comme Robinson dans la crise »[1]. Je fais mes courses de base chez les hardiscounter ; j’achète mes fruits et légumes sur les marchés populaires, ma viande dans les boucheries hallal, je vais chez les déstockeurs pour mon vin, j’achète chez les producteurs dès que je peu, accessoirement, je me sers moi-même directement en Chine et tout le reste, je l’achète d’occasion ! Et quand je dois aller chez Carrefour ou Leclerc pour chercher le produit que je n’ai pas pu trouver autrement, je tombe à la renverse en voyant le prix des fruits et des légumes, le prix du vin, le prix de la lessive, les prix de tout !
De tels comportements opportunistes sont encore quelque peu marginaux, mais ils vont s’accroître rapidement, avec la baisse du pouvoir d’achat qu’entraînera inévitablement la mise en place de politiques d’austérité renforcée dans toute l’Europe, dès cet automne.
Les grandes enseignes devront aussi faire face à un autre problème : ayant pris la mauvaise habitude de ne pas payer le vrai prix des produits achetés en Chine, elles ont exigé, avec de plus en plus de force, les mêmes sacrifices de la part de leurs fournisseurs français ou européens. Au point de ne plus leur laisser aujourd’hui assez de marge pour survivre. Elles ont ainsi franchi une ligne invisible sans en prendre conscience : les partenaires étaient pressurés ; à présent ils sont menacés de mort. Ce qui fait une grosse différence. Le secteur de l’agriculture et de l’élevage a été le premier à se rebeller. Bien que dépourvu de culture commerciale, les exploitants agricoles commencent à s’organiser collectivement pour vendre directement aux consommateurs. Ainsi, dans la région parisienne, de vieux entrepôts abandonnés se transforment en hall de vente de fruits et légumes à prix « paysan », c’est-à-dire beaucoup moins cher que chez Leclerc ou Carrefour. Les consommateurs s’y précipitent. Une opération « gagnant-gagnant ». Bon prix pour l’acheteur, bon prix pour le producteur, zéro pour les centrales d’achats prédatrices. Et une prime pour l’environnement en bonus, car ces fruits et légumes viennent des environs.
De leur côté, les industriels de l’agro-alimentaires commencent à s’activer en se regroupant au sein d’associations telles que la FEEF (Fédération des Entreprises et Entrepreneurs de France), dans le but de rééquilibrer les rapports de force avec les grandes enseignes…
Baisse du pouvoir d’achat, désertion des consommateurs, organisation des producteurs : toutes ces tendances risquent fort de se combiner, dans les prochaines années, pour faire chuter la rentabilité des grandes enseignes. Les actionnaires pourrait bien redécouvrir une réalité oubliée : la distribution, une fois extraite de la situation totalement anormale dans laquelle le producteur et l’acheteur sont systématiquement volés, n’est pas un secteur à forte valeur ajouté. Acheter, transporter et revendre un peu plus cher ailleurs ne crée pas beaucoup de richesse réelle. Intrinsèquement, la distribution est un secteur à rentabilité faible.
Pour l’instant, tout cela ne ressemble à rien d’autre que de gros nuages dans le ciel. Il se pourrait bien, néanmoins, que la grande distribution ai terminé de manger son pain blanc…
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