Dématérialisation exponentielle
Il y a six mois, j’avais serré la main du conducteur offset qui partait enfin à la retraite. Aujourd’hui, la moitié des machines a disparu, les étagères à papier sont vides, il reste le patron, l’infographiste et la typographe.

Je poussais donc la porte de l’atelier où s’affairait une bonne douzaine de personnes. J’étais immédiatement happée par le fracas des machines qui débitaient les feuilles de papier imprimé comme si leur vie en dépendait. Des machines et des hommes. Enfin, pas mal de femmes, aussi. Entre le façonnage, l’emballage, la mise sous plis, la gestion des commandes, le flashage, toute la chaîne prépresse, ça en faisait, des petites mains qui se coupaient sauvagement sur les revers de papier. L’atelier sentait terriblement bon le solvant, l’encre, l’huile, le métal qui chauffe, et d’autres composés volatils, de nature à nous tricoter des poumons en dentelle de Calais.
Quand on ne sait rien, la moindre des politesses, c’est de ne pas faire semblant du contraire, aussi, j’ai demandé au patron s’il pouvait me faire faire le tour du propriétaire. Même s’il était totalement overbooké (les imprimeurs sont toujours overbookés, je pense que cela trône en tête des dix commandements du bon imprimeur), le patron se fit un plaisir de me piloter dans son entreprise, de me présenter ses employés, de me montrer ses machines, de m’expliquer les fondements de l’art typographique. J’ai remarqué, à l’usage, que la plupart des gens adorent parler de leur métier. Je parle bien du métier qui n’est pas forcément le travail. Le métier, le bel ouvrage, ce que l’on est censé faire et que l’on s’applique à faire, avec amour, avec patience, avec courage, avec pugnacité, parfois, avec passion, souvent. Demander à quelqu’un de raconter son métier, c’est, le plus souvent, peindre un trait de lumière dans son regard, effacer les rides du lion qui lui barrent le front, dessiner un sourire léger sur ses lèvres. L’imprimeur n’échappait pas à cette règle, constante de ceux qu’une entreprise scélérate ou un encadrement inepte n’a pas définitivement dégoûtés de cette extrême satisfaction que l’humain peut tirer de son savoir-faire et de sa capacité à l’exercer. Il m’a décrit avec précision, avec emportement aussi, ce métier qui était le centre de sa vie depuis tellement longtemps qu’il faisait, à présent, totalement partie de lui. Il était d’autant plus ravi de cette intrusion dans son atelier que j’ai toujours été une auditrice gourmande de ces effusions verbales où les gens livrent tellement plus d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent l’imaginer. J’ai découvert l’univers des couleurs, le fameux nuancier Pantone, j’ai appris à apprécier les différentes qualités de papier et à me pâmer dans le velouté sensuel d’un vélin légèrement gratté.

Là où virevoltaient une douzaine de personnes il y a encore peu, il ne reste plus que quelques machines en instance de départ, des chutes de papier que nulle encre ne fera plus chatoyer, trois personnes un peu perdues, le cul entre deux chaises, déjà dans la perspective d’un très hypothétique reclassement professionnel, un grand silence pesant et la poussière qui, déjà, reprend ses droits.
Nulle nostalgie mal placée dans mon regard ému. Je ne suis pas le Jean-Pierre Pernaut des innombrables métiers sacrifiés à l’autel du progrès capitaliste qui s’essuie les crampons sur la face de ceux qui pensaient le servir. C’est juste que, comme lorsque je parlais du monsieur Antar de mon enfance, je ne peux que raconter l’immonde vacuum productiviste qui avale les gens, toujours plus de gens, et qui ne laisse que du vide derrière lui. Toujours la même question lancinante : où sont recrachés les gens ? Tous ces gens qui disparaissent chaque jour ? J’ai bien une petite idée et je ne la trouve pas plaisante du tout.
Qu’on ne se trompe pas de débat : le progrès technique qui affranchit les hommes du sale boulot pour leur ouvrir des activités plus saines et plus stimulantes ? Je marche à fond pour lui. Des siècles de labeur acharné pour trouver le moyen de bosser moins tout en satisfaisant plus de besoins ? Je signe des deux mains. C’est juste qu’on a un peu oublié le volet sociétal dans l’affaire car, comme le disait la SNCF dans des temps plus humanistes,
le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. Au lieu de cela, nul partage avec ceux que la technique et le management inhumain ont dégagés de la sphère laborieuse. Les victimes d’un système stupide qui marche sur la tête doivent expier et se contenter de vivre avec moins que le minimum vital.
Absurdité absolue et intenable, même à court terme.
À la fin du mois, l’imprimerie déménagera dans des locaux plus conformes à son nouveau statut. Il ne restera plus que le patron et l’infographiste. Elle fera la mise en page et il transmettra à l’imprimeur qui propose le meilleur prix. Concurrent direct.
Mais avec un meilleur carnet d’adresses que moi.
Loi de la jungle.
Faut que je change de boulot.
Encore.
Ce qui va me manquer le plus
, dis-je au patron,c’est la délicieuse odeur de l’encre fraîche.
Et moi ? Est-ce que ça ne va pas me manquer ? Ça fait 45 ans que je respire cette odeur. Je n’ai rien fait d’autre depuis que j’ai 15 ans.
Du coup, j’ai sorti mon Pentax de mon sac et comme un archéologue de l’image, j’ai commencé à méthodiquement archiver ce métier d’un temps révolu.
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