Démocratiser la monnaie
Les
réponses pour changer la donne actuelle doivent aller dans le sens opposé à la
tendance actuelle : concentration, uniformisation et spécialisation. Féru
d’efficacité et de rentabilité, « homo-economicus » concentre, fusionne,
agrège. C’est ainsi que collusion, oligopoles et accords tacites prennent bien
plus le pas sur la prétendue « concurrence libre et non faussée »[1].
Diversification et relocalisation se feront au détriment de la rentabilité occidentale unilatérale. Elles se feront au détriment de la sacro-sainte croissance mais elles seront salutaires. Elles s’inscrivent dans le vaste et difficile programme d’émancipation de l’homme. Graines de consciences, elles sont à la base du 5ème « pouvoir ». Un pouvoir exercé par tous et pour tous. Indicible et transcendantal, Internet est aujourd’hui son média, une certaine conscience universelle est sa voie. Cela tout en nuance, humblement et par tâtonnement puisque bien et mal sont abstrait et que l’un n’existerait pas sans l’autre.
Résilience vs Efficacité
Comme le démontre Bernard LIETAER s’inspirant des travaux de Robert ULANOWICZ sur l’étude des écosystèmes et leur résilience[1], un système est d’autant plus stable et durable qu’il respecte un parfait équilibre entre diversité et efficacité. Une affirmation basée sur l’étude des écosystèmes mais qui est généralisable à tout type de système : énergétique, biologique, mécanique, économique ou monétaire. Depuis plus de 30 ans dans les systèmes monétaires, Bernard LIETAER recommande donc la mise en place d’un panel de monnaies complémentaires[2] pour éviter le risque de concentration et pour une efficacité maximale. Bernard dit des monnaies conventionnelles qu’elles sont beaucoup trop Yang (masculines) et qu’il faudrait des monnaies plus Ying (féminines) pour contrecarrer cette indéfectible tendance machiste d’efficacité et de domination du monde. Efficacité toute relative selon le point de vue : Nord-Sud, Occident-Orient, Masculin-Féminin, Tradition-Modernité. Bernard LIETAER et Patrick VIVERET sont à l’origine du SOL, une expérimentation de monnaie complémentaire financée entre autre par l’Union Européenne. Présent déjà dans 8 régions françaises, le projet SOL a débuté en 2005. Avec la crise, il fait de plus en plus d’émules… Qu’attendent les médias et eurocrates pour en parler avec autant de verve et passion que le port du voile, la pratique du foot ou les excentricités du monde people ?
Vidéo Bernard LIETAER : http://www.youtube.com/watch?v=wp-zShLcsTE
Politique vs Economique
Si le politique ne se réapproprie pas la monnaie, il restera toujours la chose de l’économique ou, plus précisément, des marchés et des grands détenteurs de capitaux. Car il ne faut pas confondre économie et capitalisme ! L’économie de (ou avec) marché n’est pas indissociable du capitalisme. C’est ce que la pensée néolibérale dominante essaye de nous bourrer dans le crâne. « Ceux qui veulent confondre économie de marché et capitalisme sont ceux qui trouvent évident (le plus souvent sans même y avoir réfléchi) que la terre, la monnaie et le travail sont des marchandises qui peuvent donner lieu à des transactions marchandes » nous dit Christian ARNSPERGER sur son blog[3]. Le troc, le don et le contre don ou les échanges en coquillages, plumes ou cigarettes n’impliquent pas forcément accumulation du capital.
La monnaie, vecteur d’échange, ne peut en aucun cas être au service de ses plus grands détenteurs au détriment du bien commun. L’intérêt monétaire n’est-il pas une forme d’impôt obligatoire du créancier (privé) sur le débiteur ? Selon une étude réalisée en Allemagne, l’ensemble des prix hors taxe des biens et services échangés sur le marché sont en moyenne majoré de 30 à 40% d’intérêts à rembourser aux créanciers, aux détenteurs de capitaux[4]. Si la monnaie était publique, les Etats n’auraient pas à s’endetter auprès des banques. Les Etats n’auraient pas à se financer par l’impôt aux contribuables (public) pour rembourser des intérêts aux capitalistes (privé)[5]. La monnaie doit être publique et démocratique (gérée par tous et pour tous) par essence.
Main visible ou invisible ?
Quant à savoir s’il faut confier la monnaie à des banquiers mandatés par une caste avide de profits ou des politiques avides de pouvoir, AJ HOLBECQ et P DERUDDER répondent en page 38 de leur livre Les 10 plus gros mensonges sur l’économie : « Il semble bien que dans ce cas, ce soit bonnet blanc et blanc bonnet. Mais il n’en demeure pas moins que l’argent, doit être considéré comme le sang du corps de l’humanité dont la gouvernance ne doit relever que de la tête et non de l’un de ses organes. Le destin des peuples devrait être conditionné par ses choix politiques, au sens noble du terme, et non dicté par le commerce ou la finance. La question ne devrait même pas se poser ! Pourtant, c’est bien ce dernier cas de figure qui préside actuellement, de sorte que la marge de manœuvre de nos gouvernements est restreinte à ce que leur autorisent ceux qui tiennent les cordons de la bourse. »[6]
L’insidieuse crainte ploutocrate du risque de défaillance du politique pourrait trouver réponse dans la proposition de réforme monétaire de James ROBERTSON consistant à faire du pouvoir monétaire la quatrième branche de séparation des pouvoirs - fondement de l’Etat de droit - aux côtés de l’exécutif, du législatif et du judiciaire[7].
Par le Haut ou par le Bas ?
Pour « dé-concentrer » ou démocratiser la monnaie il existe deux voies possibles : par le haut, la voie institutionnelle et politique ; ou par le bas, la voie citoyenne et engagée. Comme le précise Bernard LIETAER, rien n’empêche d’emprunter les deux voies en même temps. Le cas du SOL comme voie de sortie par le haut est un bon exemple mais celui de
Vidéo Jean-François NOUBEL : http://thetransitioner.webnode.com/francais/
Ce foisonnement d’initiatives monétaires, n’est-il pas un gage de démocratie ? Il n’y a pas si longtemps, nous prenions pour fou ceux qui disaient que bientôt tout le monde serait en mesure de publier quelque chose qui serait lu par des milliers de gens. Aujourd’hui, les blogs, sites personnels, réseaux d’échanges et de communication sont légions. Bien-sûr ils sont souvent inféodés au pouvoir de l’argent comme le démontrait l’article sur la concentration des médias traditionnels mais il n’en reste pas moins qu’Internet est aujourd’hui la seule source d’information qui permette un semblant de transparence démocratique.
Démocratiser la monnaie
Ainsi l’avènement des monnaies libres permettrait de s’affranchir de la chape monétaire ploutocrate (Euro, Yuan, Dollar, Rouble). Les monnaies libres type NOUBEL[10] et les monnaies régionales type LIETAER[11] sont en quelque sorte, un pari démocratique[12]. Selon l’esprit et l’organisation des personnes qui supportent ces monnaies, certaines disparaitront, d’autres prendront de l’ampleur. Si l’esprit est le profit, on tendra vers un système type « capitaliste », si l’esprit est l’éthique, le durable, le souci des autres et du prochain, on tendra vers un système qui se voudra plus distributif et égalitaire. Le problème actuel c’est que le système et les règles en vigueur ne permettent aucune marge de manœuvre. Comme le dit Jean-François NOUBEL, « si vous faites jouer les 10 plus grands sage de la planète au Monopoly, il y aura toujours un gagnant et un perdant ».
L’option de sortie par le bas à
De par le monde, il y aurait pas moins de 5000 expériences de monnaies alternatives / plurielles / locales / régionales / complémentaires / sociales : le Saber au Brésil, le Trueque en Argentine, l’Ithaca-Hours aux Etats-Unis, les LETS au Canada et les WAT, Fureai Kippu, Dandan, Yufu au Japon. Le Japon est le maître incontesté en la matière puisqu’il connait la crise depuis 1990. Voir aussi la carte mondiale des Systèmes d’Echange Locaux.
Pour illustrer l’importance et la force de ces initiatives, voici une brève explication du Fureai Kippu au Japon. « Au Japon les "Fureai Kippu" apportent un début de réponse à la crise du vieillissement démographique. Leur principe ? Un jeune fait des courses, prépare la cuisine et fait prendre son bain à une personne âgée à la motricité réduite. Pour ce service, ce jeune perçoit des "tickets de soin" ou Fureai Kippu, qu’il dépose sur un compte. S’il tombe malade, il peut utiliser ces tickets pour payer une aide à domicile. Il peut aussi faire un transfert électronique sur le compte de sa mère, à l’autre bout du pays, afin que celle-ci puisse s’offrir une aide à domicile. L’intérêt : les personnes âgées peuvent demeurer chez elles, plutôt que vivre dans des maisons de retraite déprimantes et qui plombent les finances publiques »[14]
Les 3 grandes caractéristiques des monnaies sociales[15]
Ces monnaies alternatives, se distinguent des monnaies officielles par 3 principales caractéristiques.
1) Elles sont ancrées dans le local de manière à privilégier les transactions locales et l’usage local de revenus tirés d’une production ou d’un service local. La monnaie est ainsi représentative d’un terroir, d’une communauté, d’une spécificité territoriale ou communautaire. Ainsi ancrée, elle est aussi un gage de transparence et d’investissement démocratique. Chaque membre de la communauté est potentiellement responsable de la monnaie et de son usage. Il en est responsable dans son fonctionnement interne et dans ses applications externes. Ces monnaies sont donc un formidable outil d’expérimentation démocratique par une forme d’obligation communautaire d’investissement et de responsabilité vis-à-vis de la société civile.
2) L’objectif premier est de dynamiser les échanges. Elles refusent l’accumulation fondement du capitalisme et de nos pulsions les plus profondes. Elles sont donc intrinsèquement conçues pour empêcher la thésaurisation, la concentration ou la conservation de richesses. L’argent n’est donc plus rémunéré quand on le stocke mais il perd de sa valeur. C’est la cas des monnaies fondantes remise au goût du jour par Silvio Gessel[16] et que nous aborderons un peu plus bas.
3) Elles cherchent à transformer les pratiques et représentations de l’échange. C’est en cela que ces monnaies méritent bien plus le nom de monnaies sociales que tout autre nom. Ces monnaies sociales affectent en effet le statut des échangistes et la relation entre eux. Elles affectent aussi les règles marchandes. Pour le statut, le concept clé à retenir est celui de « prosommateur » ou l’individu, à la fois producteur et consommateur, est responsabilisé et peut valoriser une certaine vocation escamotée par le statut de salarié. La relation entre échangistes cherche à aller au-delà du vulgaire calcul propre à l’échange. La monnaie se veut ici promotrice de liens interpersonnels, de contacts. Concernant les règles marchandes il y a volonté de s’éloigner de la stricte logique marchande en tentant par exemple des modalités de fixation des prix dépourvues du principe d’économie d’échelle, des avantages comparatifs et d’agrégation (effet Pareto).
Une monnaie non marchande
Pour que la monnaie reste socialement admise comme norme extérieure, elle ne pourra également jamais être considérée comme un bien marchand[17]. Seul un système purement comptable de crédit mutuel dans lequel le solde global des comptes des adhérents est toujours nul permet d’éviter la marchandisation de l’argent. Dans le cas des SEL ou de tout système fondé sur une comptabilité pure, seul l’échange provoque un flux comptable d’un compte vers un autre (compte crédité quand on « donne », débité quand on « reçoit »). Il n’y a pas d’intérêts, crédit et débit vont de pair, ils sont gratuits et automatiques dès qu’il y a échange. La monnaie ne préexiste donc pas à l’échange mais lui est consubstantielle (inséparable)16. Inflation et accumulation capitaliste de richesses (argent qui travaille à notre place) sont étrangères à ce type de fonctionnement. Ce système de comptabilité pure n’est-il pas un bon catalyseur d’égalité, de partage et de démocratie ? Avec les progrès des TIC (Technologies de l’Information et de
Une monnaie fondante
Si la monnaie est matériellement émise, le remède actuellement connu pour contrecarrer l’inhérent effet Pareto est celui des monnaies fondantes. Partant du principe que l’argent doit circuler plutôt qu’être stocké, Silvio GESSEL inverse la vapeur en proposant la suppression de la rémunération de l’argent immobilisé et la mise en place d’une taxe à
Une fois un billet taxé un certain nombre de fois (12 fois après 1 an si taxation mensuelle) il est alors retiré de la circulation et d’autres billets sont alors émis au prorata des besoins économiques parfaitement quantifiable par une comptabilité régionale ou nationale.
L’argent stocké en bon père de famille en vue d’un investissement futur ne sera pas frappé d’un intérêt négatif mais ne sera pas rémunéré non plus comme c’est le cas aujourd’hui. La somme restera figée et pourra éventuellement perdre un peu de sa valeur suite à une inflation « naturelle » - pression démographique, raréfaction des ressources, offre peu réactive (de plus en plus rare de nos jours sauf dans le cas de l’immobilier par exemple) - et pas une inflation gonflée artificiellement par l’exigence de rentabilité sur capital. Il faut en effet rappeler que l’intérêt bancaire consomme chaque année près de 40% du PIB national. Cette ponction annelle contribue largement à l’inflation au seul bénéfice des capitalistes, des rentiers, des détenteurs de fonds.
Ceci dit, une érosion lente de ce à quoi nous attachons de la valeur n’est-il pas dans l’ordre des choses ? Même les pyramides, les grandes œuvres d’art ou l’or se dégradent dans le temps, alors pourquoi pas la monnaie, vecteur de nos échanges et communément admise comme équivalent universel ? Cette non dégradation monétaire est tout à fait symptomatique d’un humain désemparé face à la mort, à la perte et à l’évanescent.
La pratique du taux d’intérêt négatif ou « demurrage » existait déjà au Moyen-âge et permettait la réalisation d’édifices nécessitant souvent plus d’une génération pour les construire. Ce genre de vision à long terme est totalement incompatible avec une monnaie à intérêt positif qui privilégie la thésaurisation et la fuite de capitaux au détriment de l’investissement local.
Sortir de l’économie
Ces détails techniques d’aboutissement d’une telle monnaie dépendent avant tout du degré de conscience de ceux qui l’utilisent. Une telle monnaie n’est qu’un pari, un succédané de confiance dans la vie et les autres… In fine, elle ne devrait même plus être nécessaire. Nous sortirions, enfin, de l’économie…
Nous sommes bien conscients que c’est l’homme qui est à l’origine du système aussi abouti qu’aliénant et destructeur que nous connaissons aujourd’hui. Le dire, ne signifie pas uniquement que la nature humaine est mauvaise mais qu’elle est aussi capable d’introspection et de dépassement. C’est, à mon sens, la caractéristique principale du genre humain… Monnaie et économie font partie de l’apprentissage.
Réapproprions nous la monnaie et tâchons de la gérer collectivement tout en restant parfaitement lucide et critique sur les causes profondes du bourbier actuel. C’est ce que Christian ARNSPERGER appelle, « le militantisme existentiel »[19] : l’observance d’une vigilance/réflexion/méditation de tout instant pour éviter les tentaculaires appropriations capitalistes aussi bien individuelles que collectives. Ne passons pas simplement d’un capitalisme gris à un capitalisme vert ou « social ». Ce dernier n’est qu’un avatar encore plus destructeur que le premier puisque affublé de vertus « socio éco environnementaliste ». La logique interne ne change pas (profit individuel), seule l’application externe change (éoliennes, universités, hôpitaux).
« Une pute d’apparat, une grue en drap d’argent,
dont la traîne est portée,
et l’âme traînée dans la fange »
THOREAU, La désobéissance civile, p.17
[1] Bernard LIETAER White Paper, http://www.lietaer.com/images/Sapiens_text_final.pdf, p.13.
[2] Bernard LIETAER, Monnaies régionales pour traiter la crise globale, 13 Mai 2009 Ecole des Mines + La monnaie, à l’image des écosystèmes : plus de diversité S.V.P. !
[3] Christian ARNSPERGER, Post-capitalisme (1) : Quelle planification ?
[4] Helmut CREUTZ cité par Margrit KENNEDY, If money rules the world
[5] André Jacques HOLBECQ, Philippe DERUDDER, La Dette Publique, Appel à mobilisation citoyenne, www.public-debt.org
[6] André Jacques HOLBECQ, Philippe DERUDDER, Les 10 plus gros mensonges sur l’économie, p38.
[7] James ROBERTSON, Pour une réforme monétaire adaptée à l’ère de l’information
[8] Bernard CASSEN, Grèce, euro : le carcan des traités
[9] Terra economica N°40 - 09/12/2004 - Par ici, la monnaie !, www.selidaire.org
[10] Jean-François NOUBEL, Open Money : bientôt chacun créera sa propre monnaie
[11] Bernard LIETAER, Monnaies régionales : de nouvelles voies vers une prospérité durable
[13] FINANCITE.be, http://www.financite.be/depeche,fr,59,8,1,96.html
[14] Terra economica N°40 - 09/12/2004 - Par ici, la monnaie !, www.selidaire.org
[15] Jérôme BLANC, Â quoi servent les monnaies sociales ?
[16] Silvio GESELL, Silvio Gesell - Une monnaie pleine d’intérêt
[17] AGLIETTA, ORLEAN, Qu’est-ce que la richesse ?
[19] Christian ARNSPERGER, Ethique de l’Existence post-capitaliste.
Références :
Monnaie (concept)
Monnaie (alternative)
ALOE (alliance pour une économie plurielle et solidaire)
money.socioeco.org/fr/ (devenu ALOE)
www.anhglobal.org (Alliance for a New Humanity)
www.appropriate-economics.org/
www.complementarycurrency.org/
www.regiogeld.de (regio Allemagne)
transversel.apinc.org (SEL France)
brusel.be (SEL Bruxelles)
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