Faire croître la qualité de vie (et le PIB ?)
Pour ou contre la croissance du PIB ? Le débat sur le développement et le progrès économiques ne devrait pas tourner autour de cette question aussi polémique que stérile, et dominée par la Posture : si vous acceptez que l’idée que le PIB augmente, vous êtes un méchant productiviste ; si vous êtes contre, vous voulez le retour à l’Age de pierre... C’est le niveau zéro de l’échange et de l’intelligence !
Se donner comme objectif de faire décroître le PIB me semble aussi erroné que celui qui consiste à vouloir le faire augmenter. Car c’est prendre le problème par le mauvais bout. Non pas qu’il ne faille pas développer l’activité et l’emploi, ne serait-ce que pour permettre de redistribuer ensuite ou de comber des déficits publics déjà abyssaux. Mais à trop se focaliser sur ce seul paramètre et à le considérer comme une finalité, LA finalité, on abandonne l’essentiel.
Ces trente dernières années, la croissance du PIB s’est concrétisée par l’explosion du « beaucoup avoir » d’une minorité et la relative stagnation d’une majorité. Sur la période 1998-2005, par exemple, les 0,01% des foyers français les plus riches ont vu leur revenu réel croître de 42.6 % contre 4.6 % pour les 90 % des foyers les moins riches. Autre illustration : 50 % du surcroît de richesses créées aux États-Unis entre 1983 et 1998 a bénéficié au 1 % des ménages les plus aisés, et 90 % de cette même richesse aux 20 % des ménages déjà les plus favorisés (parmi les plus aisés)[1].
Et des enquêtes ont montré que malgré l’accroissement considérable du PIB américain depuis l’après-guerre, les américains ne sentent pas plus heureux aujourd’hui qu’avant (Easterlin).
Il y a un effet de seuil de revenu, au-delà duquel l’accroissement marginal du bien-être diminue. Cela renvoie à une idée assez intuitive selon laquelle quand on est à l’abri du besoin matériel, ce qui fait durablement notre bonheur n’est pas d’avoir une voiture ou un écran plat en plus, mais se joue plutôt ailleurs, notamment dans la qualité et l’intensité des relations avec les autres (amicales, amoureuses, familiales, sociales, professionnelles…).
Pour autant, la politique ne doit pas avoir pour objectif de poursuivre le bonheur, donnée éminemment subjective et personnelle. Une telle politique tendrait lentement mais sûrement vers une sorte de totalitarisme du Bonheur.
Mais entre la recherche de la croissance aveugle de biens et l’utopie d’un bonheur décrété, il y a de la place pour une politique publique qui ait pour priorité l’augmentation de la qualité de vie de tous.
La qualité de vie n’est pas la recherche du bonheur. S’il n’y pas de définition unique de la qualité de vie, cette notion renvoie à celle d’un bien-être individuel et collectif qui peut s’objectiver à travers un faisceau d’indices et de critères : avoir un revenu permettant de vivre décemment, vivre dans un environnement non pollué et paisible, avoir des perspectives d’évolution sociale et professionnelle, disposer d’une offre de services publics accessibles et de qualité (soins, éducation, petite enfance, culture …), pouvoir nouer des relations conviviales avec les autres, pouvoir participer pleinement à la vie de la Cité, etc.
La très sérieuse Commission Stiglitz/Sen/Fitoussi (qui rendra son rapport au printemps) en a d’ailleurs fait un de ses trois axes de travail. L’objectif de ses travaux « n’est pas de trouver un accord sur la définition du terme « qualité de vie », mais d’identifier les domaines dans lesquels des mesures crédibles, fondées sur des conventions et des définitions claires, pourraient être établies (…) L’un des objectifs sera de définir un ensemble d’indicateurs permettant la mise en oeuvre des éléments et des déterminants de la qualité de vie[2]. »
Cette idée de la "qualité de vie" est également au coeur de la fameuse « politique de civilisation » d’Edgar Morin : « Le but de la politique de civilisation est la qualité de vie, dont la manifestation est le bien-vivre, et non le seul bien-être, lequel, réduit à ses conditions matérielles, produit du mal-être[3]. »
Plutôt que de viser à augmenter la quantité de biens de quelques uns (en visant la croissance du PIB à tout prix), la politique économique devrait ainsi plutôt cibler la croissance de la qualité de vie de tous… Ce qui contribuera peut-être à faire croître le PIB, mais un PIB alors riche en services relationnels, en emplois de proximité et de qualité, écologiquement plus sobres et socialement plus responsables, en production plus soutenable et équitable, en économie sociale et solidaire. La croissance du PIB serait alors la conséquence et non le but… La nuance est de taille !
Pour y parvenir, il importe notamment d’investir massivement sur les services d’intérêt général (éducation, santé, petite enfance, culture, sport, justice…) qui, centrés sur l’épanouissement des hommes, de tous les hommes, permettent une amélioration de la qualité de vie individuelle et collective.
La puissance publique doit changer de regard sur ces services, en ne les considérant plus comme un coût qu’il convient de minimiser mais comme un investissement socialement, écologiquement et même économiquement rentable pour la collectivité, à moyen et long terme. Les plans de relance comme la comptabilité publique gagneraient ainsi à intégrer un véritable volet « investissement d’intérêt général ».
Plus que jamais la politique économique a besoin d’un cap. La croissance du PIB ne peut plus être celui-là. Elle gagnerait à se concentrer désormais sur la croissance de la qualité de vie.
[2][Commission Stiglitz/Sen/Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Note problématique, juillet 08. En première approche, la Commission distingue d’une part des composantes de la qualité de la vie : expériences hédoniques (sentiments positifs et négatifs), jugements d’évaluation (à l’égard de la vie dans son ensemble et de ses principales composantes), « capabilités » (santé, compétences, autres). Et d’autre part, des déterminants de la qualité de vie : activités personnelles (par ex., loisirs, trajets domicile-lieu de travail, temps de travail), sécurité personnelle (par ex., victimisation, peur de la criminalité, conflits, guerres), environnement social (par ex., liens sociaux, confiance, garantie d’une assistance en cas de besoin), environnement institutionnel (par ex., libertés, participation à l’action politique, fonctionnement du système judiciaire), environnement naturel (par ex., exposition au bruit, pollution, accès à des espaces publics).
[3] La politique de civilisation, Edgar Morin, Seuil, 2008 (réédition).
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