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Intelligence économique : peut-on tordre le cou à M. Jourdain ?

A la fois simple respiration et culture générale, l’intelligence économique serait en même temps un véritable métier que M. Jourdain aurait tort de prétendre pratiquer sans le savoir. Malgré le retour en grâce du discours martial, la profession, s’abritant derrière un anglicisme qui ne devrait pourtant tromper personne, n’en finit-elle pas par oublier le renseignement, et son exploitation qui demeure le cœur du métier ? L’exploitation de l’information utile, bien plus que la guerre de l’information, devrait être la discipline fondamentale pour organiser la profession autour de métiers spécifiques identifiables sur le marché de l’emploi.

« Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. » M. Jourdain à son maître de philosophie, Molière, Le Bourgeois gentilhomme, Cour de Louis XIV, 1670.

Les professionnels de l’intelligence économique souhaitent en finir avec les "M. Jourdain" de l’entreprise qui pensent faire de l’intelligence économique sans le savoir depuis des générations. Leur discipline est, en effet, selon eux, un véritable métier allant bien au-delà de la simple veille que ces chefs d’entreprise prétendent maîtriser.

Dans ma précédente question adressée aux professionnels de l’intelligence économique (Intelligence économique : où sont les métiers spécifiques ?), je m’interrogeais sur les premiers résultats des travaux entrepris par la profession, sous l’autorité du Haut responsable chargé de l’intelligence économique (HRIE), pour s’organiser autour de véritables métiers spécifiques identifiables sur le marché de l’emploi. La seule certitude qui, in fine, semblait ressortir d’un récent colloque organisé dans le cadre de ces travaux autour du thème "formations et métiers en intelligence économique" était que l’intelligence économique serait une culture générale, un état d’esprit, un comportement ou comme pour les Anglo-Saxons, une "respiration", plutôt qu’un véritable métier. Une orientation marquée vers les problématiques d’affrontement entre puissances économiques et vers le "management offensif de l’information" semblait néanmoins se dégager, faisant ainsi naturellement, faute de mieux, office de spécificité pour la discipline.

Comment, en réduisant l’intelligence économique à une respiration, un comportement ou une façon d’être, expliquer à M. Jourdain que c’est un vrai métier ? Comment espérer, en assimilant son enseignement à une leçon de culture générale, organiser la profession autour de métiers spécifiques ?

Sun Tsu ou Clausewitz ?

Puisque la logique d’affrontement semble avoir le vent en poupe, on peut faire appel aux grands classiques de la stratégie pour tenter de voir si, malgré les divergences et les contradictions qui émanent des premiers travaux, l’émergence d’un métier spécifique correspondant à des compétences clairement identifiées, répondant aux besoins nouveaux de la société de l’information, ne s’impose pas tout naturellement.

Face aux attaques contre M. Jourdain, on peut imaginer la réaction de ce patron, dont l’entreprise familiale qui, depuis trois générations, au travers de deux guerres mondiales et quinze ans après la fin de la guerre froide, confrontée au retour galopant de la mondialisation économique, affiche toujours une belle santé. Demeurant convaincu, malgré le discours des spécialistes, qu’il fait de l’intelligence économique sans le savoir (ou sans le dire) depuis fort longtemps, il pourrait répondre en effet avec humour aux professionnels de l’IE comme M. Jourdain à son maître de philosophie : « Par ma foi ! il y a plus d’un siècle que je respire l’intelligence économique sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. ».

En réalité, la bonne santé de son entreprise ne doit rien au hasard ni à un quelconque don inné pour la respiration, mais bien à un travail acharné qui a permis à son grand-père de se former sur le tas puis de prospérer à la veille de la première guerre mondiale, dans une économie en plein dérèglement, livrée à une compétition internationale sauvage entre grandes puissances coloniales. C’est grâce également à son "intelligence" (ou à son bon sens ?), que l’ancêtre fondateur a eu le souci impérieux d’éduquer puis de faire former son fils aux techniques les plus modernes, dans les meilleures écoles, pour lui laisser prendre les rênes de l’entreprise à la veille de la Seconde Guerre mondiale, au milieu de nouveaux bouleversements du système économique international.

Lui, le troisième du nom, poursuit le travail avec un même acharnement et non sans succès puisque son entreprise prospère toujours malgré les affres de la mondialisation. Là encore, rien d’étonnant, il a été formé pour cela et a eu d’excellents maîtres dans d’excellentes écoles de commerce.

La veille stratégique, comme le lobbying, qui lui rendent de fiers services, il les pratique depuis fort longtemps. Heureusement qu’il n’a pas attendu 1994, la naissance en France du concept d’intelligence économique pour les pratiquer, il serait déjà mort depuis longtemps ! Quant à la guerre économique, son grand-père, puis son père, qui étaient bien placés pour constater les dégâts occasionnés par une lente dérive de la concurrence économique vers une compétition internationale sans autre arbitre que la force militaire, lui ont appris à "se battre" avec les seules armes de la concurrence et à se méfier comme de la peste du concept de guerre.

Parmi les armes avec lesquelles ils lui ont appris à se battre, figure en bonne place l’art du coup d’œil, le bon, qui vaut toujours mieux qu’une mauvaise impasse dans un jeu ouvert où de très nombreuses cartes sont sur la table accessibles à qui sait les lire. Cela s’appelle s’informer, observer, être curieux, être aux aguets, écouter, s’intéresser, veiller, rechercher, approfondir, investiguer, apprendre, connaître, en un mot, se renseigner. S’ils lui ont parlé de stratégie, ce n’est pas pour céder aux sirènes de la mode guerrière en vigueur à la veille des grands conflits, mais simplement pour l’inciter à suivre les sages conseils de Sun Tsu qui considérait déjà il y a bien longtemps qu’un bon renseignement permettant de vaincre sans combattre valait mieux que mille batailles au sort incertain. Ces conseils étaient bien préférables, selon eux, à ceux de Clausewitz qui, plus proche de nous, se situait dans la perspective de la "guerre à but absolu", et prônait la guerre totale destinée à écraser l’ennemi.

Ne devrions-nous pas suivre cette lignée d’entrepreneurs et nous éclairer à la lueur de leur "intelligence" pour réaliser que cet art du coup d’œil correspond en réalité à une discipline supportant des métiers bien identifiables (renseignement, exploitation de l’information utile, information/documentation) ?

Vous avez dit renseignement ?

Ne faut-il pas s’étonner que ce colloque, réunissant pourtant des professionnels de grande qualité, n’ait pas même évoqué ces métiers ?

Soigneusement évité pendant longtemps, au point d’avoir recours à un anglicisme qui ne trompe personne, pour ne pas effrayer ceux que la connotation militaire du mot rebutait, le renseignement, malgré un très net retour en grâce du discours guerrier, reste paradoxalement trop souvent ignoré du vocabulaire académique. Il faut croire que l’on a fini par oublier que son exploitation (l’exploitation de l’information utile) est au cœur des métiers de l’intelligence économique.

Cette fonction aux multiples facettes, correspond à des pratiques anciennes bien rodées, mais dont les usages évoluent vers une complexité accrue en se développant à grande vitesse pour s’adapter aux défis de la société de l’information et répondre aux multiples besoins nouveaux qu’elle engendre. Elle reste curieusement le parent pauvre de l’intelligence économique. Ses pratiques ont longtemps été l’apanage de métiers aussi anciens que souvent mal connus, réservés à une poignée de spécialistes (analystes renseignement, professionnels de l’information/documentation). Avec l’avènement de la société de l’information, elles deviennent les composantes d’un véritable métier aux multiples débouchés. L’erreur consisterait à croire que la technologie et les outils suffiront à surmonter les multiples difficultés auxquelles sont confrontées les organismes et les entreprises pour maîtriser une information surabondante et omniprésente, là où des méthodes de travail et le "métier" sont indispensables.

Dans le même temps, avec le développement extraordinaire des réseaux et des moteurs de recherche et donc une certaine "vulgarisation" des moyens d’accès à l’information, les professionnels du renseignement semblent perdre peu à peu leur monopole de fournisseurs d’information, et leur valeur ajoutée en tant qu’intermédiaires est parfois difficile à percevoir par des "clients" de plus en plus pressés. Le véritable défi pour eux, n’est plus tant désormais dans la collecte de l’information qui reste néanmoins un aspect essentiel de leur métier, mais dans sa maîtrise, dans la capacité à la comprendre et à la rendre utilisable.

Ce défi, les analystes spécialistes de l’exploitation du renseignement, confrontés à l’incessante augmentation des volumes à traiter et à des impératifs en termes de réactivité de plus en plus exigeants, l’ont relevé. Peu à peu, en étroite coopération avec des professionnels de l’information/documentation, ils ont expérimenté, construit, puis théorisé des savoir-faire nouveaux adaptés aux évolutions de leur environnement. La pratique du cycle du renseignement leur a enseigné l’importance de l’interface entre le dispositif de renseignement et les autres fonctions opérationnelles. Dans un monde de plus en plus imprévisible, cette interface doit permettre une orientation efficace par dialogue quasi direct entre experts et "décideurs", grâce à la très grande réactivité rendue désormais possible par la technologie. L’attention portée à cette interface les a conduit en particulier à "inventer" de nouvelles "techniques de rédaction" destinées à permettre des modes de présentation compatibles avec la mise à disposition en réseau. Tirant le meilleur parti des nouvelles technologies de l’information, ils ont élaboré des méthodes de travail innovantes permettant l’analyse et la présentation des éléments utiles à la connaissance partagée d’un sujet donné.

Ces savoir-faire progressivement élaborés puis perfectionnés au cours de longues années de pratique correspondent désormais à un véritable métier requérant un vaste éventail de compétences, s’appuyant sur les métiers de la veille et de la documentation, sans s’y substituer, mais en les complétant, jusqu’à couvrir tous les nombreux aspects de la maîtrise d’une information surabondante et omniprésente pour la comprendre et la rendre utilisable par les acteurs opérationnels.

Paradoxalement, ce métier qui répond à des besoins désormais nombreux et parfaitement avérés, demeure orphelin, en quête d’une discipline mère permettant de former les nombreux spécialistes que le marché de l’emploi ne peut ignorer dès lors que leurs compétences répondant aux nouveaux besoins de l’économie de l’information sont clairement identifiées.


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5 réactions à cet article    


  • Céline Ertalif Céline Ertalif 5 juillet 2007 10:10

    Bon. Le dernier des 3 articles est le plus intéressant. J’espère une réponse à mon interpellation d’hier.

    (l’opposition de Clausewitz et Sun Tzu est un peu artificielle. Votre défense de l’approche du renseignement qui commence par une documentation structurée devrait plutôt vous faire citer Kautilya : tout commence par une maîtrise de l’arpentage...)


    • Francis BEAU Francis BEAU 5 juillet 2007 12:13

      Oui, je vous l’accorde, l’opposition Clausewitz/Sun Tsu est un peu artificielle.

      C’était une facilité d’écriture destinée, je l’avoue, à imager mon propos et appuyer mes arguments avec les mêmes références que celles utilisées à profusion par les promoteurs de la posture « guerrière » en économie dont, cela ne vous a sûrement pas échappé, je me méfie. Je crains en effet les dérives de leurs théories qui, prônant l’affrontement entre puissances économiques souhaitent doter les grandes nations de la capacité d’imposer leur volonté aux autres, et risquent ainsi de mener droit à la guerre totale. La force militaire a toujours été pour un pays l’ultime recours pour ne pas se laisser imposer la volonté des autres sans son consentement.

      Pour ce qui est de la réponse à votre interpellation d’hier, je vais probablement vous décevoir en vous disant que j’ai écrit cet article avant d’avoir pris connaissance de votre commentaire. Je vous avoue néanmoins avoir renoncé à répondre à ce dernier en considérant que mon nouvel article y répondrait probablement en vous éclairant peut-être sur le sens (caché ? en tout cas pas volontairement) des précédents. C’est donc chose faite et je m’en réjouis.

      Cela dit, peut-être y a-t-il « un problème de connexion » entre « les questions posées par mes articles successifs sur l’intelligence économique » (je n’aime pas moi non plus le terme, mais peu importe) et « les préoccupations manifestées par tout un mouvement citoyen qui va des hackers aux téléchargeurs contestant la DADVSI en passant par toutes sortes d’engagements pour le logiciel libre ou même les simples blogs », préoccupations sur lesquelles je n’ai pas véritablement compétence pour émettre un avis.


    • CAMBRONNE CAMBRONNE 5 juillet 2007 15:24

      FRANCIS BEAU

      Je vous lis avec plaisir et tout ce qui a un rapport avec le renseignement m’intéresse .

      Je ne sais pas ce que vous recherchez en écrivant sur ce site mais amicalement je vous dis que vous faites fausse route .

      Vos propos sont beaucoup trop techniques et parfois ambigus pour séduire des « innocents » et ils n’apportent pas grand chose aux initiés .

      Je souhaiterais que vous fassiez plus simple pour le grand public afin de le guider vers votre sujet .

      Je serais tenté de le faire mais malheureusement je ne suis plus dans le coup et ce que je dirais serait dépassé .

      Parlez nous des fondamentaux , dites pourquoi la France dépose moins de brevêts que d’autres pays pourquoi nous sommes plus pillés que d’autres , pourquoi le métier de seigneur des anglais n’est chez nous (souvent, heureusement pas toujours) qu’un pis aller ...

      Bien cordialement .


      • ingrid 5 juillet 2007 20:48

        On a reproché à l’Union Soviétique d’avoir développé une grande bureaucratie et un grand appareil, au détriment du travail productif. On a même dit que cette dérive avait été la cause de son effondrement économique. Mais que voit-on dans les pays dits « démocratiques » ?

        On appelle « universitaire » quelqu’un comme Pécresse qui sort d’HEC et de l’ENA. On nomme partout des énarques et des « gestionnaires », même dans l’industrie de pointe. Paris Dauphine, l’université du papa de Pécresse devenu président de Bolloré Télécom, est une fac de « gestion », « management »...

        Dominique Roux est lui-même un prof de « gestion », et il est devenu président d’un groupe de télécommunications. Le travail productif, la véritable création technologique ou scientifique, ça passe pour moins que rien.

        A présent, on veut faire une science du « renseignement » economique, industriel... Un KGB des patrons, en bref. La belle société qu’on nous prépare.


      • Bof 20 juillet 2007 19:18

        @ Ingrid : Vous écrivez :« Le travail productif, la véritable création technologique ou scientifique, ça passe pour moins que rien ».

        Ainsi en va du dispositif ajouté aux moteurs de tracteurs qui diminue la consommation de carburant + augmente la durée de vie du moteur + diminue de 80% la pollution (le carburant étant mieux brulé). Pourtant, des camions roulent avec au Canada, des voitures en Australie et des tracteurs en France. Le Liban en aurait installé. Mais, interdiction parait-il pour les voitures en France !! ....pourtant, l’invention a été donnée à l’humanité. Quant aux médicaments qui ne coutent pas assez cher, tq celui dans l’ulcère de Buruli présenté en 2002 et 2005 à l’oms à Genève ,ils doivent disparaitre .

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