Keynes, Marshall, Brown
Paradoxe apparent, les icônes, les mythes et les politiques exemplaires de la gauche sociale démocrate viennent depuis bien longtemps déjà de l’ouest anglo-saxon. Ces terres du capitalisme effréné, ces épouvantails de la droite ultralibérale fournissent malgré tout une bonne partie des socles théorique et pratique de la gauche de gouvernement en France comme partout dans le monde. Détournements d’idées, lectures approximatives, recherche d’alibi ou signes d’une ouverture des esprits, voire d’un estompement des clivages, ces références pullulent jusque dans le débat de notre présidentielle.
Trois lectures récentes pour illustrer ce phénomène : la biographie de John M. Keynes par Alain Minc, un article du Figaro Economie sur le thème des « plans Marshall » et une autre tribune du Figaro à propos du prochain passage de témoin entre Tony Blair et Gordon Brown.
A tout seigneur tout honneur, on n’échappe pas à la légende, à celui qui a énoncé les théories qui furent la pierre angulaire des discours économiques de la gauche des cinquante dernières années : sa majesté Lord Maynard Keynes. Etrange personnage que l’on découvre dans la biographie de Minc. Brillant, bourgeois, dandy, spéculateur, riche, arrogant, irrespectueux, anti-américain primaire, germanophile, pacifiste, antisémite, affamé de pouvoir et de reconnaissance, manipulateur, charmeur, provocateur, tellement « british ». Visionnaire en économie et totalement dénué de sens politique. En permanence à contre-courant. Mouche du coche d’institutions dont il ne rêve que de présider les destinées. Jamais complètement à l’intérieur du pouvoir, jamais complètement à l’extérieur. Sur le fil du rasoir, nourrissant sa renommée de ses propres contradictions, Keynes est d’abord un touche-à-tout de génie.
Difficile de trouver le fil rouge d’un homme aussi varié ? Alain Minc a son idée sur ce qui fait en quelque sorte l’ossature du personnage, les forces intérieures qui le structurent, ce qui explique son parcours et ses idées. Une idée simple qui tourne par moment à l’obsession la transformant, me semble-t-il, en une idée finalement réductrice et simpliste. Keynes homosexuel. Toute la trame de la biographie est construite autour de l’orientation sexuelle découverte, cachée, éprouvée, partagée, assumée puis reniée de Maynard. Omniprésence de la mère, faiblesse du père, influences des amis de Cambridge et de Bloomsburry, fragilité et force en même temps de sa femme pendant la seconde partie de sa vie. Tous les ingrédients de la vie privée se mêlent au fil des ans à ses rencontres et ses amitiés de la sphère publique. Essentielle l’homosexualité de Keynes ? Sans doute pour comprendre sa double vie des années vingt, partagée entre les mondanités de Londres et le style académique de Cambridge. Sans doute aussi pour sentir les craintes permanentes et le besoin d’être aimé de Keynes, son attirance pour les révolutionnaires et son respect pour les institutions, ses déchirements, son besoin de se raccrocher à sa famille et la nécessité parfois de s’en éloigner. Evidemment essentielle pour approcher la sensibilité de l’homme. Mais à force d’être répété, usé jusqu’à la corde, l’argument de Minc finit par agacer.
L’analyse des idées, des théories économiques mais surtout des actes médiatiques et politiques de Keynes est beaucoup plus intéressante. Minc nous aide finalement à répondre à la question « Keynes était-il de gauche ? ». Les sociaux démocrates et les écoles d’économistes qui se réclament de lui ont-ils trahi ou dénaturé le message du maître ? Ont-ils fait fausse route ? En grande partie, la réponse est oui. Bien sur, la « théorie générale » de Keynes jette au panier la croyance merveilleuse des économistes classiques : cet équilibre auquel le marché parvient comme par miracle grâce à la « main invisible ». Evidemment, Keynes théorise la situation d’équilibre de sous-emploi, rejetant ainsi l’idée fausse que la baisse des salaires est toujours suffisante pour rétablir l’équilibre du marché du travail. Bien sûr, avec son fameux « multiplicateur », il théorise et préconise l’utilisation massive de la dépense publique. Et, internationaliste, il met sur pied après la Seconde Guerre mondiale le premier système monétaire international. Mais Keynes restera surtout toute sa vie un libéral, pragmatique, défenseur des prérogatives de la couronne britannique. Venu le moment de son entrée au Parlement, il siègera sur les bancs libéraux. Avocat du maintien de l’empire, il varie en fonction des périodes entre libre-échangisme commercial et protectionnisme. Champion de la relance par la dépense publique, il est en même temps opposé à un déficit des dépenses de fonctionnement de l’Etat. Intrigué, voire attiré, par les idées socialistes et marxistes, il en reste à l’écart autant par idéologie que par conformisme. Son nom reste finalement attaché à la finance et aux accords monétaires de Bretton Woods et non pas aux réformes sociales du « welfare state » de Beveridge.
Simplifiée, caricaturée, la pensée de Keynes est donc devenue, sans qu’il ne le sache vraiment et sans probablement qu’il ne le souhaite, l’alpha et l’oméga des politiques interventionnistes de gauche. Et sous cet angle, la lecture des programmes des présidentiables démontre que l’esprit keynésien est toujours là en 2007 : les milliards pleuvent, les promesses fusent, partout l’Etat est salvateur. Pour un Bayrou qui fustige la dette, combien de Sarkozy, Royal, Laguiller et autres Besancenot que le déficit n’effraie plus. Pragmatisme, équilibre, adaptation : les autres messages du grand Maynard sont passés à la trappe.
Mais il n’est pas le seul dont la postérité a réduit ou simplifié la pensée. Dans le registre des fascinations posthumes, Georges Marshall tient une bonne place, particulièrement dans notre pays. Jean-Pierre Robin se demande à juste titre dans le Figaro du 26 mars « pourquoi le plan Marshall fascine les Français » ? Plan Marshall pour les SDF, plan Marshall pour les banlieues, pour le logement, l’enseignement ou pour la formation : il est vrai que la simple évocation du célèbre secrétaire d’Etat américain et de son fameux plan suffit à clore un sujet. Le plan est la solution miracle. Dépenser beaucoup, massivement, rapidement pour régler un problème : telle est la conception de nos néomarshalliens.
Marshall nous renvoie à Keynes évidemment. D’abord parce que son plan de 1947 fut l’exact opposé du traité de Versailles de 1918 dont la critique dans « Les conséquences économiques de la guerre » fut la première œuvre marquante de Keynes. Une idée simple : aider les pays européens à se redresser pour mieux vendre les produits américains (si seulement on pensait plutôt à un plan Marshall pour l’Afrique aujourd’hui). Ensuite, parce que les plans Marshall de nos politiques hexagonaux sont autant de plaidoyers pour la dépense publique, keynésiens encore, keynésiens toujours.
Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, ce n’est ni à l’UMP, ni au PS, ni à l’UDF qu’il faut chercher les véritables néokeynésiens de ce début de vingt et unième siècle mais bien de l’autre côté de la Manche. Retour aux sources, retour aux origines, le descendant spirituel de Maynard Keynes n’est pas Ségolène Royal mais Gordon Brown. On peut discuter bien entendu de l’état du Royaume-Uni, des inégalités de revenus, de l’exclusion, de la pression sur les salaires, du libéralisme de la City, il n’en reste pas moins qu’après dix années sans interruption (chose absolument inimaginable pour nous Français) à la tête du Trésor britannique, Gordon Brown peut s’enorgueillir de la plus longue période de croissance que son pays ait jamais connue, d’un taux de chômage parmi les plus bas d’Europe, d’un dynamisme économique à rendre jaloux. Pragmatique, usant de la dépense publique sans céder sur l’essentiel équilibre à moyen terme des finances publiques, soucieuse de s’adapter au nouvel ordre du monde, la politique de Gordon Brown et de Tony Blair est la version moderne de la vision keynésienne. Dommage que, dans un contre-sens dont notre vie politique est coutumière, « blairisme » soit devenu synonyme d’ultralibéralisme quand ce n’est pas considéré comme « un gros mot ». Encore une mystification.
Relire Keynes. Réinventer Marshall. Dédiaboliser Brown. Tout un programme.
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