L’enfant-roi
Philippe Béchade rédige depuis dix ans des chroniques macroéconomiques quotidiennes ainsi que de nombreux essais financiers. Intervenant sur BFM depuis mai 1995, il est aussi la ’voix’ de l’actualité boursière internationale sur RFI depuis juin 2002. Analyste technique et arbitragiste de formation, il fut en France l’un des tout premiers ’traders’ mais également formateur de spécialistes des marchés à terme. Il rédige chaque jour des analyses impertinentes des marchés dans La Chronique Agora (www.la-chronique-agora.com).
Pour nous rendre compte de la versatilité actuelle des marchés boursiers, il suffit de les comparer à un enfant capricieux...
L’ENFANT-ROI...
Le marché a récemment décrété que rien dans les derniers
développements de l’actualité géopolitique ne justifiait que les cours de
bourse prennent en compte une aggravation des risques de déstabilisation - ou
d’embrasement - de la région proche-orientale. S’il voit les choses ainsi,
c’est que son jugement a valeur d’axiome, et peu importe que les prémices
soient fausses.
Le rebond de 4,5% du CAC 40 en une semaine est de ce fait
pleinement justifié : pourquoi chercher plus loin des raisons de se faire
peur ?
Nous avons beaucoup de mal à démêler ce qui relève d’une possible
"conviction profonde" du marché et ce qui relève peut-être de calculs
plus alambiqués. Comme nous l’avons déjà maintes fois souligné, ce n’est plus
la somme des innombrables opinions concernant la marche du monde qui induit sa
tendance dominante ; c’est la propre tendance du marché qui conditionne
l’émergence d’une opinion dominante. Voilà la clé de la prophétie
auto-réalisatrice. Aussi stupide que soit l’opinion (et la plupart des opinions
le sont) du marché, les évènements doivent s’y plier, quitte à travestir
allègrement la réalité.
Si nous devions brosser un portrait psychologique du marché, il
serait proche de celui d’un enfant capricieux aspirant à la toute-puissance.
Souvent, au cours des 30 dernières années, l’enfant capricieux
mais impressionnable a dû faire machine arrière et revenir à la raison lors de
l’intervention - parfois musclée - de grandes institutions publiques ou
parapubliques, lorsqu’un climat d’exubérance irrationnelle (qu’il s’agisse
d’accès de déprime ou bouffées d’euphorie) menaçait d’engendrer une situation
incontrôlable. La dernière cartouche fut peut-être tirée par la Fed en octobre
1998, avec l’éclatement de la fameuse affaire LTCM, qui fit vaciller le système
économique planétaire.
Mais le vent avait commencé à tourner avec la nomination d’Alan
Greenspan à la tête de la Fed en août 1987, puis avec l’ébauche du projet de
création d’une grande banque centrale européenne "indépendante". Exit
l’interventionnisme des Etats à partir du milieu des années 90, avec, en
France, la privatisation des dernières banques et compagnies d’assurance...
puis la concrétisation de la BCE, qui n’a effectivement de comptes à rendre
auprès d’aucune autorité politique : une référence absolue pour les
principales institutions financières qui gèrent l’essentiel des liquidités
investies en actions.
L’enfant timoré du siècle dernier, affranchi de la tutelle des
"zinzins", de la Banque de France ou du ministère des Finances, est
devenu "l’enfant-roi". Il se voit confier les pleins pouvoirs pour
fixer le prix de toute entreprise cotée - et donc sa valeur boursière, son taux
de croissance, la rémunération de ses dirigeants -, et, par extension,
pour régenter les flux.
La majorité des habitants de la planète ignore l’existence des
hedge funds, de la théorie de Dow, de la formule Black & Scholes, des swaps
de taux, des trackers et des warrants. Seule une toute petite minorité
d’individus peut revendiquer le statut d’actionnaire - et une fraction encore plus
infime celui de gérant actif, c’est-à-dire basant l’essentiel de ses prises de
positions en temps réel sur des algorithmes et des systèmes de reconnaissance
de figures graphiques.
Est également baptisé investisseur actif celui qui ne délègue pas
la gestion de son portefeuille à des anonymes sortis du même moule,
parfaitement interchangeables, et dont l’ambition se résume le plus souvent à
faire "un tout petit peu mieux" que l’indice de référence,
c’est-à-dire l’incontournable benchmark - celui qui délimite la frontière entre
le médiocre et le passable. L’enfant-roi auquel nous faisions allusion
aurait-il par miracle reçu le supplément d’âme que requiert sa fonction ?
Le pouvoir absolu dont jouit le marché depuis sa totale émancipation des
influences politiques s’accompagne-t-il d’un niveau de sagesse et de
pondération proportionnel aux implications décisives liées à sa charge ?
Rien n’est moins sûr. La longue succession d’excès en tous sens
depuis sa globalisation, qui remonte aux années 94/95, semble montrer que le
marché subit une volatilité grandissante et une versatilité dont il y a tout à
redouter.
L’enfant-roi, livré à lui-même, encensé par ses thuriféraires
cousus d’or, redouté jusqu’à la servilité par le plus grand nombre, exerce sa
tyrannie sans retenue. Le marché tout-puissant a instauré le règne de
l’immaturité. Son jugement fait force de loi, et peu importe qu’il soit fondé
sur des raisonnements erronés ou à l’emporte-pièce... Peu importe que le regard
qu’il porte sur les entreprises soit d’une consternante myopie, et qu’il se
laisse séduire par des escrocs beaux parleurs et truqueurs de bilans ayant
endossé le costume de la nouvelle économie : n’est-ce pas lui qui a porté
au pinacle les dirigeants véreux d’Enron, de Worldcom ou d’Adelphia ?
Peu importe aussi que sa vision du long terme n’aille pas au-delà
de l’heure du goûter ou que ses erreurs passées ne lui servent jamais de leçon.
Il est commode d’oublier qu’il est faillible au nom du principe dévastateur
selon lequel il a toujours raison. Avec la démission de ses derniers tuteurs -
banques centrales, parrains de la finance institutionnelle -, le marché
instaure le triomphe de l’arbitraire et celui de son bon vouloir, celui du
juge-arbitre à irresponsabilité illimitée.
Cependant, le marché est également capable d’intuitions
prodigieuses, même si ce n’est pas systématique. C’est incontestablement le
système de fixation des prix le plus efficace, celui qui garantit le maximum
d’égalité des chances, en théorie, à l’ensemble des agents économiques.
Mais comme tout système, il ne peut fonctionner sans un minimum
de garde-fous. Sans cela, il est voué à devenir auto-référent, puis à se
détacher progressivement de la réalité et à instaurer une autre forme de
tyrannie. Peut-être faudra-t-il que l’enfant-roi ramasse une bonne bûche pour
qu’il prenne de lui-même conscience de ses propres limites.
En attendant, notre tâche d’analyste s’avère bien compliquée...
car il faut composer avec la personnalité très singulière, et souvent puérile,
du marché pour parvenir à une analyse que nous espérons plus mature, et que
nous passons notre temps à remettre en cause.
C’est bien ce dernier trait de caractère qui nous rend si
différent de l’enfant-roi. Il a pour nom "le doute"... que l’on
qualifie souvent d’incoercible scepticisme à l’égard de tous les consensus.
Philippe Béchade,
La Chronique Agora
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