La décroissance constitue à la fois une évidence et un blasphème
La décroissance, voilà un sujet passionnant et polémique. L’Alternative Midi-Pyrénées invitait Serge Latouche, économiste et décroissant, vendredi 3 novembre à la salle du Sénéchal à Toulouse. L’homme, la soixantaine, est à l’aise devant une salle comble. Le public, hétéroclite, a bien répondu au rendez-vous diffusé principalement dans les milieux décroissants et dans ceux de la gauche toulousaine. Compte rendu.
L’Alternative Midi-Pyrénées avoue ne pas s’être positionnée sur la logique de décroissance, même si elle est consciente que les sociétés occidentales vivent à crédit sur la planète, car notre empreinte écologique est supérieure aux capacités de la planète (si toute l’humanité vivait comme les Français il faudrait trois planètes Terre). La croissance a même été remise en cause par le Club de Rome en 1970, et avec un objectif affiché de croissance zéro à terme. Serge Latouche va donc tenter de balayer les tenants et les aboutissements de la décroissance.
La décroissance constitue à la fois une évidence et un blasphème. La phrase de l’économiste américain Kenneth Boulding : « Toute personne croyant qu’une croissance exponentielle peut durer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », est admise par beaucoup alors que la sortie d’un système basé sur le toujours plus, la croissance, est inconcevable pour une grande majorité, et que le terme décroissance est encore un gros mot. « Nous ne voulons pas savoir ce que nous savons », résume Latouche. Tout est organisé dans notre économie autour de la production et de la consommation, et cela dans une logique de "toujours plus". Le système s’appuie en particulier sur la publicité qui crée des besoins, crée l’insatisfaction permanente, le jetable et ce qui conduit finalement à une accumulation de déchets. La société de croissance est donc insoutenable !
L’empreinte écologique en est une preuve. La Terre, c’est 51 milliards d’ha dont 12 bioproductifs, soit 1,8 ha /terrien. Or, en ce moment, on utilise plus que cela au Nord, mais beaucoup moins au Sud. Globalement, nous entamons le capital de la Terre au lieu de nous contenter de ce qu’elle produit. Pour avoir un ordre de grandeur, tout le pétrole qu’on utilise en une année représente le produit de la photosynthèse sur Terre pendant 100 000 ans ! Nous vivons dans une société insoutenable, on l’a vu, mais aussi non souhaitable car au-delà des dégâts environnementaux, cette société est créatrice d’inégalités. On nous la présente comme une société de bien-être et d’abondance, mais elle ne génère que stress et mal vivre. La croissance engendre plus de dépenses qu’elle ne rapporte d’argent à cause des coûts cachés, de tous les dégâts sur la planète, et des inégalités que l’on paiera bien un jour.
Le cercle vertueux de la décroissance
Les économistes actuels nous parlent des cercles vertueux de la croissance, il faut créer le cercle vertueux de la décroissance, créer l’utopie d’une société de décroissance. Le schéma présenté est issu d’un transparent qui mis presque le feu à la salle, au premier degré ! Voici le détail de chacune des huit étapes :
Réévaluer : la société actuelle de compétition doit devenir une société de coopération. Les valeurs doivent changer : finis les héros de série TV qui sont de riches ambitieux, finis ces autres héros des temps modernes, les cost killers, ceux qui cassent les coûts en « laissant l’éthique dans leur poche ».
Reconceptualiser : un nouveau concept doit encoder le terme de richesse. La pauvreté doit également être reconsidérée et être bien différenciée de la misère. Le couple qui mène l’économie : rareté et abondance, doit être revu. La rareté est créée par la technologie et la privatisation du vivant (OGM...) et des richesses naturelles (eau...).
Restructurer : il s’agit de sortir du capitalisme mais de conserver la monnaie et les marchés qui peuvent avoir des vertus et créer des liens humains. Par exemple, on pourrait transformer les usines d’automobile en usines de cogénération pour produire de l’énergie et de la chaleur. Bref, recoloniser notre imaginaire.
Redistribuer : les différences de revenus sont monstrueuses dans le monde et même au sein d’un même pays ou d’une même entreprise. Il faut partager mais également redistribuer un droit de tirage écologique, c’est-à-dire utiliser moins de ressources naturelles au Nord pour que les pays du Sud produisent plus.
Relocaliser : penser globalement, agir localement. L’économie doit être démondialisée, le démantèlement des services publics freiné, les circuits courts encouragés et la grande distribution contrée (alternative = AMAP par exemple). On ne peut plus admettre que le yaourt à la fraise ait parcouru 9000 km.
Relocaliser, c’est aussi valable pour l’énergie, en développant les apports énergétiques locaux (mini éoliennes individuelles, solaire, microcentrales de cogénération).
La réappropriation de la monnaie au niveau local doit être entreprise par la création de monnaie locales.
Pour un espace local vivable, il faut réduire la taille des villes, au besoin créer des municipalités dans les municipalités, afin de ne pas dépasser des entités de 60 000 individus (slow cities).
Mais l’échelle locale n’est pas un enfermement et ne doit pas être un repli. Cela suppose au contraire de développer une culture locale, de se réapproprier une langue, de tisser des liens, et c’est bien différent du communautarisme.
Concernant les voyages, il s’agit souvent d’un besoin créé récemment, ce besoin n’est pas incompressible ; l’ouverture d’esprit ne passe pas que par les voyages.
La relocalisation implique enfin une autonomisation du Sud. Une rupture entre Sud et Nord, rupture culturelle, pour que chacun retrouve ses repères culturels sans que le Nord n’impose ses vues ni que le Sud se cale sur ce modèle. Toutefois, le partenariat Nord-Sud doit conduire le Sud à augmenter son empreinte écologique jusqu’à un niveau légitime.
Réduire : le programme Négawatts prévoit la réduction de la consommation d’énergie, l’amélioration de l’efficacité de son utilisation. C’est d’ailleurs cette association qui a lancé le fameux facteur 4 de CO2.
La réduction du temps de travail est également une priorité pour permettre à tous de travailler. L’augmentation de la productivité permet non pas d’accroître la production mais de libérer du temps.Ce gain sensible de temps doit être synonyme de vie contemplative (à opposer à vie active), culture, art, rêve mais aussi vie citoyenne.
Recycler et réutiliser : en finir avec le jetable.
Un programme pour les présidentielles en neuf points
Latouche s’imagine alors en présidentiable, et pour cela il nous livre son programme en neuf points :
- Revenir à une empreinte écologique correspondant à une seule planète ce qui signifie pour la France revenir aux années 1960-1970. On consommait des produits fabriqués localement, avec moins de transport et d’emballage, des matériaux réutilisables.
- Internaliser les coûts : l’énergie n’est pas chère aujourd’hui et pour le transport aérien, il n’y a pas de TIPP ! Il faut faire payer le coût des infrastructures, leur destruction, la destruction de l’environnement et de la santé engendrés par le transport. Ils sont responsable de 30% des émissions de CO2. Il faut multiplier par vingt le prix des transports.
- Relocaliser : voir plus haut
- Mise en place d’une agriculture paysanne et biologique avec pour objectif 10% d’agriculteurs en France dans la population active.
- Transformer les gains de productivité en réduction du temps de travail : pour produire autant, on a besoin de moins de temps de travail.
- Biens relationnels : convivialité de l’échange
- Programme Négawwatts
- Moratoire et inventaire de la recherche scientifique et technologique avec pour but de revoir les priorités et de les réorienter dans l’intérêt de l’homme et de la planète. La technologie n’est pas mauvaise en elle-même, mais elle ne doit pas servir les profits.
- Pénaliser les dépenses de la publicité (aujourd’hui 500 milliards de dollars de budget annuel juste derrière... les dépenses d’armement). La pub est une pollution matérielle, visuelle, auditive, spirituelle et mentale.
Seulement, au bout de quelques jours, si Latouche est élu, il est assassiné. En effet, la mise en œuvre de ce programme, dans notre logique actuelle, est impossible. Il faut réunir les conditions d’application, inverser les rapports de force, contrer les lobbies. Une société de croissance sans croissance c’est la catastrophe, il faut donc sortir de la société actuelle et en construire une nouvelle.
Nous sommes des toxicodépendants de la croissance et de la société de consommation. La croissance est une drogue : elle conduit à la perte mais, conscients de cette impasse, on continue malgré tout, à la recherche du bien-être éphémère qu’elle provoque. Il faut donc en sortir, et la décroissance est un pari. Un autre monde est en effet possible. Il faut basculer vers une écodémocratie.
Décroissance et anticapitalisme
La séance des questions aborda inévitablement l’approche sociale et anticapitaliste de la décroissance, le collectif portant une alternative antilibérale. Pour ce qui est de la question des protections sociales, il ne s’agit pas pour Latouche de soigner toujours plus de maladies créées par l’homme, par son mode de vie, mais plutôt de soigner autrement, en créant un milieu de vie sain.
Latouche se place clairement à gauche de la gauche mais interroge sur le sens du mot anticapitalisme. La priorité numéro 1 est de sauver la planète et en ce sens, il faut remettre en cause le productivisme, ce que la gauche antilibérale a du mal à concevoir.
Cette logique productiviste se lit dans les propositions du collectif, selon un spectateur, on y voit cinquante fois le mot développement. C’est un mot séduisant mais toxique, et qui sous-entend "développement économique". La croissance (quantité) est en effet l’infrastructure du développement (qualité) qui conduit à l’accumulation du capital de Marx. Le développement est une conception des pays du Nord qui se traduit dans certains pays par « rêve du blanc ». Aujourd’hui on en a fait du développement durable, mais il n’y a pas de bon développement. Il ne faut pas non plus tomber dans le piège d’une autre croissance, "plus humaine"... C’est un leurre.
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