La fausse citation de Lincoln qui plaît bien à Mario Draghi (et pour cause...)
“You can’t make a weak man strong by making a strong man weak"
Manque de chance, Abraham Lincoln n'a jamais utilisé cette citation. Mario Draghi ne fait que reprendre une citation de 1916 d'un prêtre presbytérien d'origine allemande. Cette citation a été rattachée à Lincoln par un lobby pro-business et libertaire des années 30 qualifié de "lobby le plus sinistre jamais créé" par l'équivalent démocrate du commissaire européen à la concurrence actuel. Cette citation s'insère depuis cette période dans une rhétorique républicaine hostile à l'État (de 1940 à aujourd'hui en passant par Reagan). Peut-être une référence pour Draghi quand il étudiait aux États-Unis et à Londres ou qu'il travaillait à Goldman Sachs.
Dans mon dernier article concernant l'interview de Draghi du 2 janvier 2014 au journal allemand Der Spiegel, je tombe sur cette petite phrase de Mario Draghi : "We won't make the weak stronger by making the strong weaker, as a very wise man once said" (à propos des excédents allemands). Je trouve la phrase creuse. J'en cherche la source, je vois qu'il attribue cela dans un autre discours à Abraham Lincoln.
Devant un parterre d'hommes d'affaires allemands en novembre (Challenges 21 novembre 2013) :
"Bien sûr, Mario Draghi ne serait pas Mario Draghi, s’il n’avait pas fait un trait d’humour à l’anglo-saxonne, lui qui a étudié aux Etats-Unis et travaillé à Londres. Ainsi la salle a-t-elle adoré cette aphorisme : "On ne peut soutenir le faible en affaiblissant le fort" (“You can’t make a weak man strong by making a strong man weak"). une allusion directe aux attaques de Bruxelles sur les excédents excessifs allemands. A la clameur laudative, il a répondu sourire en coin : "ce n’est pas moi que vous applaudissez, mais Abraham Lincoln", son auteur."
Manque de chance, Lincoln n'a rien à voir avec cela
Dans un éditorial du 20 août 1992, le journal Times-News (rien à voir avec The Times) retrace la genèse de cette citation pour dénoncer la transmission "d'un gros bobard" par Ronald Reagan. Celui-ci déclarait en effet dans un discours en 10 points qu'il appelait la "Charte Américaine" et qu'il attribuait à Lincoln : "Ce que ne comprennent pas les démocrates, c'est ce principe si éloquemment posé par Abraham Lincoln "You cannot strengthen the weak by weakening the strong" [...].
Le journal souligne que cette citation fait partie de la "rhétorique républicaine" depuis des décennies (jusqu'à aujourd'hui) mais qu'elle n'a rien à voir avec Abraham Lincoln. Il cite l'article d'un universitaire qui s'était érigé contre la supercherie en 1950 après qu'une congressiste républicaine, Frances P. Bolton, ait utilisé la citation.
Albert A. Woldman avait alors retracé la genèse de l'expression. Celle ci remonte en fait à 1916 (61 ans après la mort de Lincoln) et elle a été rattachée à Lincoln au début des années 40 dans une brochure d'une organisation appelée Committee for Constitutional Government.
Quelques développements sur l'auteur original et sur l'organisation qui l'a faussement rattaché à Lincoln :
L'auteur original est William John Henry Boetcker, né en Allemagne, pasteur presbytérien après son arrivée aux États-Unis. La citation originale se situe dans sa brochure The Ten Cannots (texte + source) qui mettait l'accent sur des interdits qui devaient guider individuellement l'homme selon des principes de liberté et de responsabilité [Cela marche plutôt bien, on en trouve encore des reproductions pour 10 euros sur Amazon]. On trouve mention de la supercherie sur sa simple page Wikipédia (mais bon tout le monde s'en fiche apparemment).
À l'époque où il rédige ce texte (qui inspira notre bon vieux Reagan puis ce bon vieux Draghi, Boetcker dirige une association "anti-grève" la "Citizens' Industrial Alliance" proche des associations d'employeurs (sur les Citizens's Alliance + source qui rattache Boetcker à l'une d'elle). La dernière source évoquée conclut que bien que Boetcker ne rattachait pas Lincoln directement à ses citations (il l'a fait indirectement en publiant des citations de Lincoln à côté), certains ont fait ultérieurement le choix de rayer son nom et de créer une confusion opportune.
"The Committee for Constitutional Government (CCG) printed a leaflet in 1942 entitled "Lincoln on Limitations," where the "Ten Cannots" were erroneously attributed to Abraham Lincoln" (source).
Cette organisation crée en 1937 s'était érigée, avec succès, contre une réforme judiciaire promue par Roosevelt pour mieux faire passer des mesures du New Deal contre lesquelles les membres de l'organisation étaient farouchement opposés. Son succès reposait sur ses moyens et des méthodes novatrices pour l'époque (parmi lesquelles le démarchage massif directement dans les boîtes aux lettres des milieux d'affaires et des entrepreneurs). Un ouvrage de Emanuel A. Piller, Time-Bomb, de 1945 (qui étudie les mouvements nationalistes et fascistes aux USA) étudie les connections de ces mouvements avec des "organisations réactionnaires" comme le CCG chiffre les "exploits" de l'organisation : "If we examine the educational activities of the Committee we find that since its founding it has performed the tremendous task of distributing or helping to distribute 82 million pieces of literature, booklets, pamphlets, reprints of editorials and articles, and especially-addressed letters to specific groups. It has distributed more than 760,000 books, more than 10,000 transcriptions of 15-minute radio talks on national issues, besides sponsoring frequent national hook-ups for representatives of the committee. It has sent more than 350,000 telegrams to citizens, attempting to influence their action on national issues. It has sent countless thousands of releases to daily and weekly newspapers and has run full page advertisements in 536 newspapers with a combined circulation of nearly 20 million." (page 17).
On apprendra également que le sénateur démocrate Wright Patman l'a décrit comme "le lobby le plus sinistre jamais fondé". A cette époque Patman était l'auteur d'une législation contre les pratiques anti-concurrentielles (qui a eu une relativement bonne durée de vie) [Le commissaire européen à la concurrence de l'époque]
On apprendra beaucoup de faits sur l'organisation et certains de ces membres en poursuivant la lecture de Time-Bomb sur quelques pages (en tenant compte de la sélectivité des faits, mais qui ne remettent pas en cause leur validité). On notera la perle d'un membre démocrate pour qui sur le plan de l'organisation du marché du travail : "Hitler était meilleur que Bismarck", un autre dirigeant en 1943 déclarait que "l'ennemi n°1 de l'Amérique était l'inflation et pas Hitler" [Je ne confirme pas la validité de la seconde citation, je pose juste la manière dont certains analystes cernent l'organisation]
Voici un exemple de leurs appels aux dons, on notera la tonalité "pro-business - libertaire" (ce n'est pas péjoratif, mais cela me paraît la qualification adéquate).
"Un homme très sage a dit...", "vous applaudissez Lincoln...". Inquiétant de constater que l'homme à la tête de la Banque Centrale d'être à ce point aveugle. Peut-être que c'était Reagan que Draghi voulait qu'on applaudisse.
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