Le digitalprolétariat, ou l’insoutenable glissement vers l’esclavage numérique
Un jour, c’est la bascule. Vous passez du rôle de consommateur d’informations sur les réseaux sociaux à celui de « producteur de contenu ». Pour le travail, ou même, tout simplement pour accroître votre audience par rapport à des publications personnelles.
Vous découvrez alors qu’une nécessité absolue s’impose à vous : tenir compte de la règle de l’algorithme. Celui de Youtube, celui de Facebook, celui de LinkedIn, etc.
Une noria d’experts, talentueux ou auto-proclamés, vous explique comment tirer le meilleur parti de ces fameux algorithmes.
Insidieusement, vous devenez un de ces fameux producteurs de contenu, dont le principal talent consiste à se plier aux règles imposées par les géants du numérique.
Une chose est certaine : quel que soit le contenu que vous produisez, il contribue à enrichir les monstres obèses de l’économie numérique.
Si jamais vous choisissez de gagner votre vie dans ce domaine, dans 99% des cas, vous devenez un esclave de ces organisations informes, injoignables par téléphone, injoignables par courriel, injoignables par courrier écrit. Si votre cas n’est pas décrit dans les foires aux questions, vous êtes perdu. Bienvenue dans le lumpenprolétariat numérique, le digitalprolétariat.
Vous pouvez trouver bizarre de devoir intégrer dans vos messages des émoticônes. Sourire, mort de rire, cool, clin d’œil.
Parfois, dans un éclair de lucidité, vous vous rappelez que vous avez dépassé l’âge de 8 ans depuis longtemps, et que ces petits zigouigouis envahissants ne vous ressemblent pas. Mais vous continuez, comment vous en passer ?
Vous gardez le rythme, et farcissez votre prose de hashtags, au risque de la rendre illisible. Tout cela pour une improbable augmentation de la visibilité de votre texte.
Vous passez des heures à explorer les sites d’images libres de droits, car sans image, vous aurez peu de lecteurs. Vous nommez les images avec des noms signifiants. Vous perdez du temps, vous perdez votre temps.
Un jour, vous découvrez le storytelling. Narration conviendrait mieux, mais dans l’univers ultrasnobinard du numérique, le français est décidément trop ringard.
Vous atteignez peut-être là le dernier cercle de l’enfer. Celui qui est pavé de bonnes intentions. Vous vous mettez à raconter des histoires, des anecdotes personnelles, des choses qui peuvent être sincères et profondes. Bref, vous commencez vraiment à produire du contenu. Sauf que vos anecdotes ont souvent un seul but, faire du fric. Car à ce stade, vous êtes sorti du bénévolat, de la tentative de récolter ces petits like qui faisaient monter votre taux de dopamine. La narration, c’est du travail, beaucoup de travail. Pour que cela fonctionne bien, il faut du temps, beaucoup de temps, un temps que vous ne pouvez plus prendre sur vos loisirs.
Vous voulez des exemples de ces textes ?
En voici deux débuts, que je trouve d’ailleurs plutôt bons. Le principe est que le début donne envie de poursuivre.
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Voici l'histoire d'une arnaque à 12 millions d'euros.
Une arnaque qui n'a rien de spectaculaire : ici, pas d'homme politique corrompu, de grand réseau mafieux ou de pyramide de Ponzi.
*
Voilà, je sors juste de chez un nouveau coiffeur-barbier.
Un ami m'en avait parlé.
Et donc, j'en sors, et je dois dire que... rien ne va.
Le type n'avait qu'un seul créneau disponible.
Sa collègue qui m'a reçu m'a tout de suite parlé rudement, en mode "ah lalala, mais vous avez fait quoi à votre barbe ??? Je fais quoi, moi, avec ça ?"
Elle m'a fait un shampoing avec une espèce de vieux bac mobile branché sur un lavabo, comme on faisait dans les années 50.
*
Vous voulez connaître la suite, n’est-ce pas ?
Ces histoires continuent à être intéressantes et enlevées. Sauf qu’elles finissent immanquablement par le fameux call-to-action (appel à l’action dans la vieille langue de notre vieille France) : cliquez ici, voici le lien pour, etc.
Et après ? Du fric, encore du fric, toujours du fric.
En quoi est-ce gênant ?
Quand Alexandre Dumas écrit le Comte de Monte-Cristo, il raconte une histoire et il est payé en tant que raconteur d’histoire.
Aujourd’hui, l’histoire devient un prétexte pour vendre. Elle n’est plus là pour nous faire grandir, pour nous enseigner une morale, pour améliorer notre rapport au monde. Elle s’inscrit dans le cadre du développement d’un business.
Cela n’est pas forcément nouveau. Dès le début de l’ère industrielle, les pires exploiteurs comme Rockefeller ou JP Morgan ont compris l’importance de se créer une légende.
La différence, c’est qu’aujourd’hui, c’est l’énergie de dizaines de milliers d’ouvriers du numérique qui est maintenant déviée d’une action en relation avec leurs talents propres vers une nouvelle forme de tromperie. Juste pour vivre.
Notre énergie pourrait être employée en relation avec nos compétences propres. Elle alimente aujourd’hui la machine du numérique. Car une fois que nous cliquons sur l’appel à l’action, nous ne faisons pas l’acquisition d’un produit utile ou d’un savoir enrichissant. Dirigé vers une formation en distanciel, nous en tirons un savoir purement virtuel, qui nous enfonce encore plus profondément dans l’esclavage numérique.
Un exemple ?
La formation gratuite en ligne sur Facebook va ainsi vous aider à comprendre que vous ne ferez jamais rien sans passer par le gestionnaire de publicités Facebook. Vous allez alors créer vous-mêmes vos pubs : textes, images, mais aussi ciblage, heures de communication, et j’en passe. C’est comme les machines à sous au Casino. Les mises peuvent sembler faibles. Mais vous perdez beaucoup. La banque gagne toujours à la fin
Petit à petit, nous sommes « numérisés », nous devenons des abrutis artificiels, et non des intelligences naturelles. Nous glissons dans le dataïsme.
Nous sommes des chiens dont la récompense, le sucre ou la caresse, se voit remplacée par une valeur numérique (nombre de vues, de likes, de commentaires, d’abonnés…). Sommes-nous dans l’économie numérique ou pas ?
Face à ce constat, comment pouvons-nous réagir ?
Tout d’abord, quand il s’agit de communiquer sur un plan professionnel, sur les réseaux sociaux, communiquons clairement sur les atouts de nos produits, sans anglicismes à outrance. Contactons en direct nos clients. Arrêtons d’alimenter les réseaux avec de belles histoires. Finissons-en avec les zigouigouis et les hashtags.
Sur un plan personnel, et que nous voulons exposer nos œuvres, nos idées, nos talents, publions-les directement sur un site qui nous soit propre. Cessons d’alimenter les algorithmes.
Dans le cycle de Dune de Frank Herbert, l’auteur nous mettait en garde avec le principal commandement du Jihad Butlérien : « Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable ».
Si nous laissons faire, c’est l’inverse qui nous menace, devenir nous-mêmes des machines au service des algorithmes.
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