Le sens de la crise grecque
1) La Grèce a triché pour cacher une dette publique « insoutenable » ;
2) Elle est au bord de la cessation de paiement comme d’autres pays de la zone euro ;
3) L’Union européenne compatit mais n’y peut rien si ce n’est encourager des plans de rigueur et demander la mise sous tutelle du pays ;
4) La Grèce doit prendre des mesures d’austérité pour réduire son déficit public ;
5) La sortie de crise des pays développés implique des plans d’austérité et de rigueur de même nature.
Il faut décoder ce message idéologique destiné en fait à tous les peuples des pays du Nord.
1) La Grèce a triché pour cacher une dette publique « insoutenable »
Oui sans doute et cela révèle un État gangréné par la corruption et les petits arrangements entre amis. Il semble établi aujourd’hui que la banque américaine Goldman Sachs, par des montages complexes (swaps de devises) et des produit dérivés, ait permis au gouvernement grec de réduire fictivement sa dette publique de plus de 2 milliards d’euros [2] au moyen d’un prêt invisible. Cela avait permis à la Grèce d’entrer dans la zone euro. Il est également établi que les gouvernements successifs depuis 2001 ont fermé les yeux sur cette minoration de la dette publique.
Mais elle n’est pas la seule et les pays de la zone euro font assaut d’hypocrisie en la matière.
En 1996, l’Italie a eu recours à des swaps avec la banque J.P.Morgan pour réduire artificiellement son déficit. Depuis, Berlusconi a cédé pour 10 Mds d’euros les droits d’entrée des musées nationaux à une société financière qui reçoit en échange 1,5 Mds d’euros par an pendant 10 ans. La France, elle, a émis en 2000 des emprunts et inscrit le remboursement des intérêts à la fin d’une période de 14 ans. En 2004, Goldman Sachs et Deutsche Bank ont réalisé un montage financier pour l’Allemagne appelé « Aries Vermoegensverwaltungs ». L’Allemagne aurait ainsi emprunté à des taux largement supérieurs à ceux du marché, uniquement pour éviter que la dette n’émerge dans les comptes publics [3].
Relativiser le « gouffre abyssal » de la Grèce
La Grèce aurait donc un déficit de 12,7% et non de 6% comme annoncé par l’ancien gouvernement et une dette publique de 115% mais si on compare à d’autres pays, il n’y a pas de quoi hurler avec les loups. Le coût du service de la dette était de 14% du PIB en 1993, il est maintenant de 6% ! La situation des comptes de l’État grec est certes loin de l’équilibre mais elle est moins dégradée comparativement à d’autres pays du Nord.
Ni la Commission européenne, ni Eurostat et encore moins les agences de notation, n’ont de leçons à donner à la Grèce !
Depuis 2001, la Commission européenne ne pouvait ignorer le peu de fiabilité des comptes présentés par la Grèce. Elle n’avait qu’à regarder les comptes des administrations centrales de ce pays pour mesurer le déficit permanent du budget de l’État grec, de voir la multiplication des commandes d’armements, d’apprécier le coût des Jeux Olympiques de 2004 et les comparer aux moyens budgétaires et aux réserves détenues par la Banque centrale grecque pour comprendre que la dette officielle (rendue présentable pour intégrer la zone euro) n’était pas celle annoncée. Elle ne pouvait l’ignorer mais en réalité ne voulait pas le dénoncer.
L’intégration de la Grèce dans la zone euro lui était nécessaire pour des questions politiques et géostratégiques. Les meilleurs avocats de la Grèce étaient, en 2001, la France (2eme fournisseur en armement de la Grèce) et l’Allemagne. Les banques de ces deux pays détiennent aujourd’hui 80% de la dette grecque.
Du côté d’Eurostat, pas de leçons non plus à donner !
Selon l’agence Bloomberg, Eurostat était parfaitement au courant de cette opération. C’est aussi au nom de règles comptables bien arrangeantes que l’institut statistique de l’UE écarte des encours des dettes publiques, les milliards d’euros donnés aux banques sans contrepartie dans le cadre des plans de sauvetage (décision SEC de juin 2009). C’est le même Eurostat qui permet de ne pas intégrer dans l’encours de la dette publique les montants des emprunts lancés par les États (« grand emprunt » en France, emprunts grec et portugais).
Et pourtant, les contribuables (ceux qui ne bénéficient pas des réductions d’impôts accordées aux classes aisées) devront bien régler ces sommes d’une façon ou d’une autre.
Quant aux agences de notation, quelle fiabilité leur accorder ?
Elles ont une crédibilité sacrément sujette à caution, elles qui notaient au plus haut Lehman Brothers trois jours avant sa faillite et triple A, les subprimes titrisés !
Ces mêmes agences « extralucides » font pourtant la pluie et le beau temps sur les marchés financiers, y compris ceux non réglementés dits OTC (Over The Counter – « de gré à gré ») tels le marché des produits toxiques ou des CDS (Credits Default Swaps- assurances contre le risque d’impayés). Elles sont intimement liées aux banques anglo-saxonnes (et notamment à Goldman Sachs et à Citibank).
Ces agences ne travaillent pas avec une boule de cristal, mais avec les données fournies par l’émetteur de l’emprunt considéré ou de la mise sur le marché de tel ou tel produit. Dans le cas qui nous occupe, elles n’ont abaissé la note des emprunts d’État qu’une fois que de nouvelles données ont été fournies par le gouvernement grec lui-même après le changement de majorité.
2) La Grèce est au bord de la cessation de paiement comme d’autres pays de la zone euro
Le message a une fonction première : celle d’augmenter les taux de rémunération (primes de risque) et donc les profits des prêteurs (dont Goldman Sachs et des hedge funds). L’emprunt émis par la Grèce s’est ainsi négocié à 6,40 % soit le double de ce qu’un créancier pouvait espérer en la matière. A noter que cet emprunt de 5 milliards d’euros a reçu, lors de l’appel d’offre, 3 fois l’offre initiale [4]. Beau démenti de la part des financiers pour un pays considéré comme « au bord de la cessation de paiement ».
L’idéologie dominante a une propension à comparer la situation du budget de l’État avec celui d’un ménage ou d’une entreprise, ce qui n’a aucun sens. Un État, à la différence d’un ménage ou d’une entreprise, a toujours la possibilité d’augmenter ses recettes via l’impôt. C’est, avec une espérance de vie bien supérieure, une différence essentielle et la raison qui rend absurde cette comparaison. L’État américain existe depuis 221 ans et accumule de la dette depuis 1837, soit 173 années consécutives [5].
La seconde raison d’être de ce discours alarmiste est de préparer l’opinion publique à accepter une cure de régression sociale et d’austérité. Le gouvernement grec a aussi toute latitude de procéder à une réforme en profondeur de la fiscalité pour abolir les cadeaux fiscaux et sociaux faits aux classes aisées et aux entreprises, imposer les revenus du capital et de la rente, bref d’augmenter ses recettes fiscales pour supprimer son déficit budgétaire. C’est bien une question de choix politique que le PASOK (Parti socialiste en Grèce) choisit de ne pas faire parce qu’il est d’accord sur l’essentiel du néolibéralisme : le monde grec est et doit rester dans une économie néolibérale de marché !
Les politiques publiques menées depuis plusieurs dizaines d’années par les gouvernements successifs ont accru les déficits publics et le stock de la dette publique. L’entrée dans la zone euro (2001) n’a fait qu’amplifier ce phénomène. (cf. les tableaux 2, 3 et 4 ci-dessous).
3) L’Union européenne compatit, mais n’y peut rien si ce n’est exiger des plans de rigueur et demander la mise sous tutelle du pays
La Banque centrale européenne (BCE) n’a pas le droit de prêter aux États !
Alors que la Banque centrale européenne a prêté massivement aux banques privées en 2008-2009 pour les sauver de la faillite, elle n’est pas autorisée à en faire autant à l’égard des pouvoirs publics des États membres. C’est un comble.
Il faut dire que l’article 123 du Traité de Lisbonne stipule l’interdiction faite à la BCE et aux Banques centrales des États membres de procéder à « l’acquisition directe auprès [des autorités publiques, des autres organismes ou entreprises publics des États membres] des instruments de leur dette ».
Donc, pas d’acquisition « directe » (et pas d’aide aux États) mais des prêts préférentiels sont pourtant accordés aux banques qui déposent en garantie … des titres des obligations des États (dont ceux de l’État grec !).
Belle hypocrisie que cette mécanique permise par le Traité de Lisbonne.
La Banque Européenne d’Investissement, dont on connaît l’amoralité dans les pays en développement [6] ne peut pas non plus financer le déficit grec ? Sur le papier, c’est vrai. Mais dans la « vraie vie », elle finance bien des projets d’investissement discutables qui creusent le déficit public et augmentent la dette publique comme les Jeux Olympiques de 2004 dont le coût total n’est toujours pas connu (estimé entre 20 et 30 milliards d’euros).
4) La Grèce doit prendre des mesures d’austérité pour réduire son déficit public
C’est là où les tenants du capitalisme économique et financier veulent en venir ! Prenant prétexte d’une dette publique considérée comme « insoutenable », le gouvernement impose, au nom d’un assainissement budgétaire, une cure d’austérité sans précédent à sa population : fin des mesures de relance, gel des salaires des fonctionnaires en 2010, baisse de 10% des primes et de 30% des heures supplémentaires dans la fonction publique, 10% de baisse aussi des dépenses publiques dont 100 millions d’euros en moins pour l’éducation, réduction des dépenses hospitalières, allongement de 2 ans de l’âge de départ en retraite qui passe ainsi à 63 ans, gel des embauches, réduction des CDD dans la fonction publique, augmentation des taxes sur les combustibles, le tabac, les téléphones portables, hausse de 2 points de la TVA…
Et l’Union européenne en veut plus ! Elle exige des réformes structurelles qui concernent l’ensemble des administrations, la libéralisation du marché des marchandises, la flexibilisation du travail, des réformes en profondeur des retraites et de la santé…
Au bas mot, c’est 15% de chômage au moins et une contraction de 7,5% du PIB qui attend le peuple grec à court terme, selon les prévisions de la Deutsche Bank.
Et pourtant, d’autres solutions budgétaires internes existent !
Les économies attendues avec le plan d’austérité sont de l’ordre de 5 Mds d’euros. D’autres choix sont pourtant possibles ! Ainsi, la Grèce est le pays de l’UE dont les dépenses militaires sont les plus importantes en pourcentage du PIB national. Elles atteignaient 9,642 Mds de dollars en 2006 [7]. En 2008, la Grèce tenait le premier rang européen avec 2,8% de son PIB consacré à l’armement et ce chiffre n’inclut pas la totalité des dépenses militaires [8]. Ce coût considérable pour le budget de l’État profite d’abord aux industries d’armements américaines et européennes.
La Grèce est aussi le numéro 1 mondial des flottes commerciales avec plus de 4 000 navires qui ponctionnent chaque année l’État grec de près de 6 Mds d’euros de TVA grâce à des mécanismes avantageux.
La majorité des gros employeurs ont transféré leurs actifs dans des sociétés off-shore chypriotes (et n’y sont imposés qu’au taux de 10%). L’église grecque orthodoxe est exonérée d’impôt, bien que championne nationale de détention de biens immobiliers.
Les banques grecques ont perçu 28 Mds d’euros de fonds publics au titre de plans de sauvetage sans aucune contrepartie et maintenant, elles spéculent contre la dette publique en toute impunité. Les moyens existent donc de faire autrement !
Ils supposent une réforme en profondeur de la fiscalité mais le gouvernement PASOK, au service des capitalistes, a choisi de laisser les choses en l’état et de faire payer les pauvres pour rester dans la zone euro, pourtant source de déréglementation et de perte de souveraineté nationale, au nom de la « concurrence libre et non faussée ».
5) La sortie de crise des pays développés implique des plans d’austérité et de rigueur de même nature
Dans tous les pays développés, le même message est reproduit par les gouvernants et les médias. Que ce soit au Portugal où le gouvernement s’est lancé dans un vaste programme de privatisation des services publics ; en Espagne, empêtrée dans la crise immobilière et qui connaît un taux de chômage autour de 20% ; en Irlande dont le déficit budgétaire est voisin de celui de la Grèce ; en Italie qui détient le record de l’UE avec une dette publique à 127% de son PIB ; ou encore au Royaume-Uni dont le déficit dépasse désormais les 14,5%.
Les autres pays européens doivent s’attendre aussi à passer à la moulinette des plans d’austérité. Les projets de réforme des régimes de retraite et la casse des systèmes de santé et de sécurité sociale sont déjà partout à l’oeuvre en Europe.
Une chose est certaine : l’argent public, obtenu à taux très faible par les grandes banques privées auprès de la Banque centrale européenne, n’ira pas aux ménages ni aux entreprises. Les encours de crédit ont massivement diminué en 2009 partout en Europe. Cet argent va déjà et ira de nouveau à la spéculation sur le « risque souverain », la dette publique. Aujourd’hui, la Grèce ; demain, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, l’Irlande. Après-demain, la Belgique, la France… La zone euro se trouve complètement éclatée et révèle son véritable visage : c’est un système construit pour les économies les plus riches sur le dos des plus pauvres.
Conclusions provisoires et six propositions
L’Union européenne est en faillite politique : avec une monnaie commune mais une concurrence fiscale et sociale entre ses États membres, avec son marché commun mais sans aucun mécanisme de transfert de ressources des riches vers les pauvres, avec son dogme néolibéral qui écrase les peuples, elle est incapable de fournir une réponse à la crise pour sa population.
En retour, les peuples commencent à organiser la riposte et se mobilisent : deux grèves générales massives et consécutives en Grèce, des manifestations monstres dans la plupart des grandes villes ; à 93%, les Islandais ont refusé le paiement des dettes privées prévu par la loi Icesave [9] ; des manifestations impressionnantes au Portugal ; des manifestations aussi le 23 mars qui marquent le début d’un 3ème tour social en France. Le vent se lève partout en Europe et porte le refus des salariés, des retraités et des pauvres, à faire les frais de la crise.
Ce qui manque à ces mobilisations, outre de rompre avec l’isolement des luttes, c’est un débouché qui fasse le lien entre le social et la réponse politique. Partout en Europe, les mouvements sociaux ont besoin de porter des éléments de programme alternatifs pour répondre à la crise systémique, faisant le choix de la défense et de l’élargissement des droits collectifs contre la logique de la valorisation du capital.
La question centrale posée par ces « crises-prétextes » des dettes publiques au Nord tient en une autre répartition des richesses.
Pour cela, il faut tenir deux fers au feu : augmenter les salaires en prélevant sur les dividendes et mettre en œuvre une réforme fiscale d’ampleur.
Augmenter les salaires serait porteur d’un désendettement des ménages et ouvrirait des débouchés à la production de biens et de services.
Il faut également une réduction radicale du temps de travail avec maintien des salaires et embauches compensatoires. Cela permettrait de répondre à la fois au problème du chômage, à celui du financement de la sécurité sociale (grâce à l’augmentation du nombre de cotisants) et à l’insuffisance de loisirs pour ceux qui travaillent.
Une réforme fiscale harmonisée à l’échelle européenne permettrait d’annuler les nombreuses niches fiscales, de rétablir une fiscalité progressive pour tous les revenus (impôts sur le revenu et impôt sur les sociétés), de réduire ou de supprimer les impôts indirects qui frappent surtout les plus pauvres (TVA, taxes sur les produits pétroliers), instaurerait un impôt exceptionnel sur les revenus financiers et sur le patrimoine des créanciers de la dette, sans oublier la taxation des autres revenus du capital et de la rente immobilière.
Une politique budgétaire assainie de notre point de vue devra aussi annuler les nombreuses exonérations de cotisations sociales des entreprises, augmenter les cotisations des employeurs, et ainsi garantir un développement de la protection sociale pour tous et un niveau correct des retraites et des pensions.
Enfin, le système financier a fait la preuve de sa nocivité sociale. Il faut exproprier les banques ainsi que les autres organismes financiers, les transférer vers le domaine public et les placer sous contrôle citoyen.
C’est aussi la nécessité de procéder à un audit citoyen des dettes publiques, d’en mesurer la légitimité ou l’illégitimité (qu’ont-elles financé ?).
Mettons ces propositions en débat pour déterminer un cahier de revendications.
[1] Des « bons mots » empreints de racisme comme le titre de l’article du journal Le Monde du 6 février 2010 « La “mauvaise Grèce” met l’euro sous tension », à l’acronyme « PIGS », cochons en anglais (Portugal, Irlande,Grèce et Espagne-Spain) inventé par le très libéral journal The Economist.
[2] « Avec la complicité de Godman Sachs, elle a ainsi amélioré la présentation de ses comptes, et c’est ce qui lui est reproché. Pourtant ce gain a été marginal. Les transactions incriminées, réalisées en 2001, auraient abaissé la dette grecque de 2,367 milliards d’euros, faisant passer celle-ci de 105,3 à 103,7% du PIB sur la période concernée. » http://www.irefeurope.org/content/le-masque-grec
[3] http://www.lexpansion.com/Services/imprimer.asp?idc=226849&pg=0
[4] Dépêche AFP du 4 mars 2010
[5] « Cessons de comparer le budget du gouvernement à celui d’un ménage », par Randall Wray, http://contreinfo.info/article.php3?id_article=2976
[6] Sur le site des Amis de la terre :http://www.amisdelaterre.org/-Banque-europeenne-d-investissement.html
[7] Dépenses militaires mondiales www.julg7.com
[8] Source OTAN =http://www.nato.int/docu/pr/2009/p09-009.pdf
[9] Voir Olivier Bonfond, Jérôme Duval, Damien Millet « Ouf ! les Islandais ont dit massivement ‘non’ » http://www.cadtm.org/Ouf-les-Islandais-ont-dit
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