Les frontières géostratégiques mondiales se radicalisent
Constat inquiétant : depuis deux mois, nous assistons à une accélération des positionnements géostratégiques, des déploiements militaires, des alliances énergétiques. Une carte bipolaire se dessine nettement, et les pays qui s’y positionnent semblent placer leurs derniers pions. Jamais, dans l’histoire du monde, des engagements ne se sont conclus si rapidement.

Une géostratégie de l’énergie
Lors de la seconde invasion de l’Irak, les Etats-Unis, en dépit de toutes les « preuves » qu’ils avaient présentées pour justifier leur intervention, n’ont rien trouvé d’autre qu’un petit Saddam Hussein et un grand gisement de pétrole. Loin de faire profil bas, loin de s’expliquer sur la légitimité des preuves, non seulement l’ingérant s’installe, non seulement il demande l’aide internationale, après avoir court-circuité sa plus haute instance, l’ONU, mais il montre son appétit pour le voisin, l’Iran, dont le gisement de pétrole n’a rien à envier au premier. Et de venir brandir le même type de preuves, et de venir crier au loup à nouveau. Mais l’affaire est plus corsée, l’Iran n’est pas sans relation.
L’Iran a en effet signé avec la Russie, le 27 février 2005, la mise en route de la première centrale nucléaire, à vocation civile, début d’un programme énergétique, réaffirmé le 17 octobre 2007, pour lequel Poutine n’entend pas recevoir de leçons des Etats-Unis. La Russie a par ailleurs souhaité étendre ce type de programme à d’autres pays. L’Iran est aussi engagé dans la constitution d’un Cartel, avec la Russie et le Qatar, qui détiendrait le monopole mondial du gaz. Déjà en 2004, l’Iran avait confié l’exploitation de son gaz à la Chine, qui devient dès lors son premier client, rendant tout boycott commercial international dérisoire. En outre, la Chine, dont on connaît les besoins grandissants en pétrole, s’est déjà assuré 15 % de son approvisionnement en Iran.
La crise récente en Géorgie a montré la sensibilité du problème énergétique. La Russie, qui voit l’Otan comme une coalition contre ses intérêts, veut empêcher la Géorgie d’y entrer et renforcer sa présence dans cette région, véritable zone de transit énergétique. La Russie, ayant la mainmise sur ce pays, pourrait ouvrir une liaison avec le Proche-Orient et l’Iran. Le Caucase est une région riche en enjeux énergétiques, notamment en Azerbaïdjan, le Dubaï de la Caspienne, lié directement à l’Occident par un pipeline. Point d’intérêt central des Etats-Unis et de la Russie, empoisonné par le vieux conflit du Haut-Karabakh, qui n’est pas sans rappeler celui de l’Ossétie, en rivalité avec son voisin, l’Arménie (disposant de bases russes), le pays vient d’assister à la démonstration de force de Moscou en Géorgie et préfère adopter un profil bas en privilégiant les négociations sur fond d’achat d’armement israélien. Peut-être un second conflit du Caucase en vue, même si un pacte de stabilité est en cours d’élaboration.
Dans l’optique d’une crise majeure, la Russie et la Chine viennent de signer, pour alléger leur dépendance aux incertitudes mondiales, une série d’accords : en premier lieu sous forme d’un échange de pétrole russe contre un financement chinois de 25 milliards de dollars des réseaux d’oléoducs russes, ensuite sous forme de construction d’un oléoduc direct Sibérie-Chine, enfin sous forme d’un projet de coopération nucléaire. Ce partenariat enterre la désuète guerre froide qui pouvait encore subsister entre les deux pays, et annonce leur rapprochement par le biais de l’OCS, ou groupe de Shanghai, qui met les bouchées doubles pour mettre en place une indépendance énergétique régionale, fort de ses pays membres, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, la Russie, Tadjikistan, ainsi que de ses pays observateurs, l’Iran, l’Inde et le Pakistan. Selon une source russe, l’Iran pourrait être admise très prochainement à l’OCS.
Le spectre de l’abysse financier
Devant le refus de l’Opep de consentir à des efforts (que l’on pourra comprendre, puisque des analyses affirment que cette crise était destinée à affaiblir les fonds souverains fruits du pétrole), c’est la Chine, déjà courtisée par l’Occident, qui pourrait devenir leader du sauvetage du système financier mondial, devant les faibles ressources du FMI, estimées à 250 milliards de dollars, et, par le biais de l’alliance de l’OCS et ses observateurs (dont l’Iran), la Russie, qui a déjà signé des accords bilatéraux avec la Chine. La coopération de la Russie avec la Chine, via l’OCS, pourrait lui être salutaire, car elle est réellement menacée de se faire emporter par la crise. Il est peu probable que la Chine accepte de se substituer au FMI sans compensation, et son appartenance à l’OCS, dans laquelle elle a des engagements, et dans laquelle l’Iran est en cours d’intégration, ne va pas arranger les affaires de Washington.
La course aux alliances s’emballe
L’opéra commence le 20 août, lorsque Al Assad, président de la Syrie, proche de l’Iran, part à la recherche de la coopération militaire de la Russie, qui lui vend déjà de l’armement. La « coopération » porterait sur l’acquisition de missiles sol-air Pantsir-S1, ainsi que de missiles à moyenne portée BUK-M1. La Russie avait déjà envisagé, en juin, de réhabiliter le port de Tartous, en Syrie, pour y établir sa flotte. C’est dans ce cadre que les Etats-Unis ont établi des sanctions contre 13 entreprises ou organismes étrangers « susceptibles d’aider l’Iran, la Corée du Nord et la Syrie, à mettre au point des armes de destruction massive ou des systèmes de missiles », sanctions condamnées par la Russie.
Début septembre, « en réponse à l’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine au sein de l’Otan », la Russie annonce la livraison de plates-formes anti-aériennes et anti-missiles à l’Iran, puis les deux pays annoncent le renforcement de leur « relation de bon voisinage ».
Les choses alors s’accélèrent : le Venezuela, dont on connaît la capacité à irriter la Maison-Blanche et dont on connaît la capacité de production de pétrole, s’allie avec la Russie et l’Iran dans le cadre d’un projet financier, engage avec la Russie un programme d’achats d’armes et des manœuvres militaires aériennes et navales. Pour rappel, l’armée de l’air vénézuélienne est largement équipée en Sukhoi Su-30, 24 au total, ce qui est énorme pour ce petit pays, tout comme la Chine, une centaine, qui les fabrique elle-même sous licence. Ces manœuvres ont, bien entendu, provoqué un froid sur les relations américano-russes, d’autant quand l’on sait que 15 % du pétrole américain dépend de Chavez. Celui-ci entame en octobre sa tournée diplomatique en Russie, en Chine et à Cuba, dont on apprendra qu’il va bénéficier de l’aide russe en matière de défense anti-aérienne.
A la fin du mois de septembre, Ban Ki Moon aurait signé un accord derrière le dos russe mettant l’ONU au service de l’Otan. La Russie a demandé une enquête, toutefois cet événement témoigne pour le moins de l’état de délabrement terminal dans lequel se trouvent les plus hautes instances mondiales.
Le 1er novembre, Kadhafi rencontre Poutine, en vue de résolutions de certains accords sensibles. En contrepartie de l’effacement de la dette de la Libye, la modique somme de 4,5 milliards de dollars, Moscou pourrait être autorisé à stationner des bâtiments de sa flotte dans le port militaire libyen de Benghazi. En outre, la Russie pourrait développer son commerce de nucléaire civil avec Tripoli, « en particulier dans la conception et la construction des réacteurs et leur approvisionnement en combustible nucléaire », ainsi que son commerce d’armement, notamment en missiles sol-air et en avions de chasse Mig 29 et SU-30
Annonce : « Un élément déclencheur est demandé à l’accueil »
Les tensions géostratégiques, à flux tendu, sont au taquet de leur marge d’élasticité. Le 28 octobre, Thom Shanker du New York Times publie un inquiétant article, qui fait mention de déclarations du secrétaire d’Etat à la Défense, Robert M. Gates. On y trouve la notion « d’auto-défense étendue » qui justifie n’importe quelle intervention américaine dans n’importe quel pays, comme celle du 26 octobre contre la Syrie, en regard de critères propriétaires et unilatéraux. La gâchette devient plus sensible, et les conflits passent les frontières, comme cela s’est déjà traduit au Pakistan. Avec cette belle cerise sur le gâteau : « Interrogé sur le fait de savoir si ces moyens pouvaient inclure l’usage d’armes non-conventionnelles et notamment nucléaires, Robert Gates a répondu que “toutes les options sont sur la table, nous n’excluons rien et ne nous soucions que de l’efficacité opérationnelle” ».
En novembre, la marine russe déploie sa flotte dans diverses parties du monde, l’océan Indien, la mer d’Oman, « après avoir visité une série de ports étrangers », et en Méditerranée, pour « des exercices conjoints avec des bâtiments de la Flotte de la mer Noire ». Selon une source russe, un système antiaérien soviétique serait en cours d’élaboration à Cuba, en réponse à l’ABM américain en Pologne.
Les Etats-Unis, quant à eux, sont en bout de course. Militairement enlisés en Afghanistan et en Irak, ils n’ont même pas pu apporter leur appui matériel à Saakachvili. Au bord du gouffre financier, et potentiellement tributaire de la Chine – et donc de l’OCS – qui pourrait se substituer aux carences du FMI (voir ci-dessus), ils sont condamnés à très court terme à perdre leur rôle de premier plan.
Devant l’issue de la crise financière, incertaine, voire incontrôlable, l’énergie prend une place de premier choix, en vertu de ses caractéristiques sonnantes et trébuchantes, autrement plus aguichante que l’économie virtuelle, devenue monnaie de singe. Il en va de même pour l’armement, monnaie bien physique fortement appréciée. La Russie vient de budgéter son enveloppe militaire : une augmentation de 50 %, rien que ça, sur la période 2009-2011, un budget astronomique et fortement inquiétant. C’est en ce sens que les alliances se sont multipliées ces deux derniers mois.
Les Etats-Unis n’accepteront jamais de modifier leur politique de fuite en avant. En ce jour du 2 novembre 2008, où j’écris cet article, la poudrière mondiale est en place, même si quelques alliances de dernière minute peuvent encore survenir. Il ne manque que l’allumette. Le premier qui tire la ficelle tire aussi tout le sac de nœuds. Il est malheureusement à craindre que le monde connaisse un incident international majeur dans les mois qui viennent, prétexte à mettre le feu aux poudres. Avec un inconvénient de taille, bien résumé par ce mot d’Emmanuel Todd : « Le gouvernement français me fait penser à un rat qui monterait sur un navire en train de couler ».
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