Les gouvernants n’ont rien appris de la crise

La crise. Que signifie une crise ? Il y a peu, dans les salons de la librairie Mollat, Michel Serres donnait une conférence sur ce thème des crises. Intéressante prestation mais sans fulgurance. Juste quelques anecdotes permettant de prendre conscience des réalités du monde et hélas, quelques enfumages qu’on peut regretter de la part d’un philosophe mais qu’on peut comprendre car la fréquentation de la mauvaise science peut corrompre l’esprit du philosophe. J’ai trouvé très pertinente la présentation d’une conception apparemment nouvelle en biologie. La guérison d’un organisme, après une crise qu’on désigne comme maladie, ne se réduit pas au retour à l’état initial de bonne santé mais à un état différent, équilibré certes, mais doué d’une nouvelle aptitude à affronter l’existence dans la mesure où un organisme a appris pendant la crise et se réorganise en conséquence pour affronter avec efficacité la prochaine situation pouvant conduire à une crise (maladie) équivalente.
La vie est un apprentissage et ce constat, nous l’avons tous fait, sans pour autant qu’il est une valeur universelle puisque certaines crises peuvent emporter un individu s’il n’arrive pas à gérer la situation. Ce qui a suscité la célèbre formule de Nietzsche, ce qui ne me tue pas me renforce. Plus modestement, notre expérience nous a appris sur notre corps qui d’année en année, semble devenir plus intelligent, en réagissant avec plus d’efficacité lorsqu’un début d’affection se dessine. Le constat dont parle Michel Serres en évoquant le changement de paradigme des biologistes, je l’avais déjà noté. L’organisme apprend et ce faisant, se réorganise après une crise pour affronter l’avenir et cette réorganisation renvoie à une décision, puisque l’étymologie du mot crise nous ramène à cette idée de décision. Il y a plusieurs voies et l’organisme semble prendre la meilleure comme si les cellules étaient dotées d’une sagesse naturelle. Ce n’est pas forcément le cas dans les choix d’existence. Et encore moins dans les choix de société car le collectif s’y connaît pour noyer la sagesse et « diluer la vigie » en fonction d’intérêts particuliers faisant que le système ne parvient pas à se transformer pour affronter les défis après une crise.
L’idéogramme chinois signifiant la crise possède deux pôles sémantique, danger et opportunité. On comprend aisément la signification à travers la formule de Nietzsche, le danger de mourir ou de vaciller et l’opportunité d’être renforcé. En fait, le danger réside aussi dans le fait de rien apprendre de la crise et donc de ne pas savoir comment se transformer.
L’économie mondiale vient de vivre une crise importante. Tous les pays ayant été affectés, certains assez peu comme la Chine d’autres notablement. C’est le cas de l’Espagne, de la Grèce, de l’Ukraine et de nombreux de pays dont les fondamentaux industriels et financiers sont fragiles. On ne peut leur jeter la pierre. Ils sont en périphérie de l’épicentre du séisme et ne peuvent que subir les effets du désordre financier planétaire que les gouvernements du G-20 ont tenté de soigner avec des résultats probants mais en trompe-l’œil. C’est du moins ce qu’on est en droit de penser. La question importante, c’est de savoir ce que les gouvernants et autres directeurs du système ont appris de cette crise et quelle est leur intention en admettant qu’ils aient été face à un choix, une bifurcation.
La séquence des événements est établie. Lehman Brothers fait faillite. La peur d’un effet domino impose aux Etats d’intervenir rapidement et massivement pour garantir la viabilité du système bancaire. Ils auraient pu ne rien faire mais là, ils n’avaient pas le choix. Ne soyons pas dupes. Les gouvernants n’ont pas réfléchi à une réorganisation du système et d’ailleurs, ils n’y pensaient pas à cette époque, en novembre 2008, où ils ont été pris de court. Pas question de choix, juste une opération de sauvetage, à l’image d’un massage cardiaque permettant une réanimation d’un patient. Quand la situation se présente, l’urgentiste agit automatiquement, sans réfléchir. Les mesures financières pratiquées par les gouvernements relevaient de l’Etat d’urgence. C’est par la suite que les réunions médiatisées du G-20 ont laissé entendre que les pays riches étaient déterminés à réguler et réorganiser le système bancaire. L’opinion publique en a pris note après les effets d’annonce. La réanimation du système bancaire a réussi. L’économie redémarre comme avant, sauf que des dizaines de millions de travailleurs ont perdu leur emploi. C’est peut-être une partie de la réorganisation, celle qui est subie, qui conduit vers une désindustrialisation, sans qu’on sache quelques seront les emplois nouveaux. Quelques analystes croient à la vertu de la destruction créatrice mais il n’est pas certain que dans le contexte actuel d’aboutissement technologique, ça puisse encore jouer.
Qu’ont appris les gouvernants et quelles sont les ressorts et fins des mesures présentées comme une transformation du système financier ? Apparemment, nous ne constatons pas un aiguillage vers une autre voie. Prenons l’exemple des années 1930-1945. Question crise mondiale, on n’a pas d’exemple plus édifiant. Aux Etats-Unis, la politique menée par Roosevelt est présentée comme une rupture. La guerre a transformé l’économie américaine mais aussi la politique sociale. En France, un groupe de responsables a élaboré un programme innovant, celui du Conseil national de la résistance. Voilà ce qu’on appelle un choix de réorganisation après une crise et non pas un simple emplâtre posé sur une société décomposée.
Et en 2010 ? Les gouvernants n’ont pas vraiment réorganisé le système comme l’exigerait l’étendue de la crise sociale qui du reste, perdure depuis des années. Les mesures financières prises depuis 2008 sont de même nature que celles déjà employées lors de la précédente crise en 2001, avec la politique de l’argent facile conduite par Alan Greenspan, le pape de la banque fédérale et de l’orthodoxie du libre marché. Cette politique financière est une erreur. Elle conduit à injecter la monnaie dans les vortex centralisés de la finance, ceux qui jouent des gros coups, empochent de belles commissions, asséchant de fait la tierce économie, la seule capable d’insérer les pauvres dans le jeu économique. Les experts économistes échaudés par leur aveuglement passé envisagent maintenant qu’une prochaine crise se produise dans les prochaines années. Ce n’est pas certain mais une autre possibilité doit être crainte, celle d’un enlisement social, autrement dit d’une économie fonctionnant avec une forte minorité, précaires et chômeurs, n’ayant pas accès au seuil de décence matérielle.
Les gouvernants n’ont finalement rien appris de la crise. Au lieu de mettre en place un dispositif nouveau pour affronter l’avenir en mettant l’humain au centre du système, ils ont réglé les problèmes de la finance afin que l’économie poursuive sa course comme le passé, avec ses acteurs mais aussi une société amputée et en fin de compte, maladive, dans ses marges, ses ghettos, ses existences laminées. On peut se demander quel est l’état d’esprit de la civilisation. Si le système ne se réorganise pas, c’est que la crise s’est manifestée d’un point de vue économique, financier et systémique, alors que la société ne montre pas de crise. La « société civile » s’enlise lentement mais elle n’empêche pas l’économie de tourner. Les banques font des affaires sur les dettes publiques. Y a-t-il encore des humanistes comme par le passé ? La question doit être posée. Le cours du monde semble organisé par des élites froidement rationnelles. Des managers, oui, des humanistes, on en doute.
Un Muhammad Yunus peut déclarer avec sérieux que le micro-crédit devrait faire partie des droits de l’homme sans que personne ne sourcille. Le micro-crédit inscrit dans les droits fondamentaux de l’homme ? Autant alors rajouter la chaîne et le boulet qui vont avec !
La crise de société est telle qu’elle impose une réorganisation de la société pour affronter l’avenir. Le paradoxe est que les partis politiques n’ont aucun programme ni idée révolutionnaire à proposer mais savent œuvrer pour préserver leur position. Les intellectuels sont dans la même situation. Ce qui manque, c’est l’intelligence politique et sociale. Mais alors, le déclin des élites humanistes n’explique-t-il pas l’absence d’élites innovantes ? Pour se réorganiser, une société doit se connaître. Mais veut-elle se voir en face, dialoguer avec ses membres, ou alors se soumettre aux technocrates qui jouent d’outils pour la calculer et de mesures pour la réguler comme un système cybernétique ?
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