Les incohérences du développement chinois
L’écart entre ce que la Chine exporte et ce qu’elle importe dépasse mille milliards de dollars. La cause ? La difficulté des Chinois à penser un modèle de développement qui permette d’orienter les ouvriers vers la réponse aux besoins, nombreux de ce pays en matière de services publics ou de santé.
Comme
le rapporte The Economist, la Chine a dépassé le seuil de mille
milliards de dollars de réserves de change. Ce qui signifie que la
Chine possède cette somme en monnaie (dollars, essentiellement, plus
sous la forme de titres de dette que de liasses de billets). Et cette cagnotte grossit chaque mois de 16 milliards de dollars.
Pour
présenter les choses d’une façon simple, prenons un modèle simple dans
lequel le reste du monde se réduit à la France (qui exporte des Airbus)
et échange avec la Chine (qui produit des tee-shirts). La situation
actuelle signifie qu’à chaque fois que la Chine achète un Airbus à 200
millions de dollars, elle nous donne en contrepartie 50 millions de
tee-shirts à six dollars, en nous proposant de nous payer la différence
sous forme de monnaie (soit 100 millions ici).
Normalement, ces écarts se règlent par un ajustement du taux de change : selon les estimations du ministère des Finances,
il faudrait augmenter le yuan d’un tiers pour atteindre un taux
d’équilibre, ce qui signifie dans l’exemple ci-dessus de faire passer
le tee-shirt de six à huit euros. A ce prix, les Chinois demanderaient moins
d’Airbus et les Européens moins de tee-shirts chinois. Si l’on intègre
l’ensemble des produits échangés par la Chine, l’accumulation de
réserves de change serait alors stoppée. Au fur et à mesure du
développement de la productivité chinoise, le yuan devrait d’ailleurs
poursuivre sa hausse jusqu’au jour où un tee-shirt chinois vaudrait en
France à peu près ce qu’il coûterait à faire chez nous.
Résumons la situation :
- pour des raisons qui lui sont propres (nous y reviendrons), la Chine
accepte d’être payée en partie en monnaie, ce qui permet de maintenir
des prix inférieurs d’environ un tiers à ce qu’ils devraient être
- cette situation induit un double choc dans les secteurs concurrencés
par les exports chinois : non seulement la Chine possède une main-d’oeuvre rurale qui coûte peu en raison du salaire moyen chinois, mais
en plus elle nous la "vend" avec 30 % de réduction
-
autrement dit, pour deux ouvriers chinois dans le textile qui "travaillent
pour nous", un troisième le fait gratuitement (c’est-à-dire en
contrepartie d’une monnaie, qui vaudra moins le jour où les Chinois en
"voudront pour leur argent" et souhaiteront rétablir l’équilibre
commercial).
Nous sommes évidemment en présence d’une "bulle" :
un prix (celui des produits chinois) est grossièrement distordu, ce qui
fait la fortune de certains - ceux qui peuvent faire produire en Chine
et vendre en Europe - et la ruine de ceux qui sont dans la situation
opposée. Comme dans toute bulle, il est possible de la présumer, plus
difficile d’en estimer l’ampleur exacte, et encore plus difficile d’en
estimer la date et les conditions de fin. Nous en sommes à la fois les
bénéficiaires du point de vue commercial (plus de tee-shirts que ce à
quoi nos airbus nous donneraient droit), et les victimes pour ceux qui
se trouvent confrontés au "double choc" des exportations chinoises.
Quelques
mots sur les raisons politiques de cette accumulation de réserves de
change. Selon les informations que m’indiquait un spécialiste de ces
questions, la raison tiendrait à la volonté de responsables politiques
de maintenir des débouchés suffisants pour éviter une crise induite
par l’exode rural chinois : autrement dit, il faut du travail aux
ouvriers chinois, quitte à ce qu’un sur trois travaille « pour rien
». En effet, la situation actuelle présente pour la Chine l’avantage de
la simplicité (il suffit d’accepter toute la monnaie qui afflue en
contrepartie de l’écoulement de la production chinoise).
Pour
mettre davantage en évidence l’absurdité de la situation actuelle, notons
que la Chine aurait pu retenir une option "keynésienne", plus visible,
mais à peu près équivalente : remonter de 30% le prix du yuan, et
demander à un tiers des ouvriers de creuser des trous le matin, et de
les reboucher le soir. Cette situation semble absurde, mais la première l’est
tout autant (avec une absurdité cachée derrière la complexité des
mécanismes de change). Une option alternative aurait consisté pour la
Chine à adopter une stratégie de demande intérieure : remonter le taux
de change, et trouver des missions utiles (santé, environnement,
enfance, loisirs, qualité de vie...) auxquelles affecter les
"troisièmes ouvriers" plutôt que de les voir travailler pour d’autres
pays pour rien.
Autrement dit, derrière l’incohérence
du taux de change se trouve une incohérence en termes de développement
(trop de candidats au travail ouvrier, une structure d’emplois trop
orientée vers les besoins occidentaux mais pas assez vers les besoins
des Chinois, une insuffisance des services publics de la santé et du secteur social, et une plus grande facilité à cacher ce problème par
l’exportation qu’à l’affronter et à le résoudre pour des moyens
internes).
Quoi qu’il en soit, la situation actuelle
d’accumulation des réserves de change n’est pas tenable à très long
terme, même s’il existe des réservoirs de paysans chinois mal payés
suffisamment larges, et même si le système politique chinois est
suffisamment centralisé pour supporter longtemps une telle aberration.
Notons cependant que nous serions de mauvaise foi de reprocher aux Chinois d’avoir des politiques de subventions opaques et aberrantes
pour garantir la paix intérieure : le problème de la Chine est moins
d’avoir ses incohérences (avant de blâmer la Chine, pensons à ce que
nos politiques agricoles ou industrielles ont pu infliger au tiers
monde), que d’avoir une taille telle que leurs efforts pour réduire
leurs incohérences en interne créent des aubaines et des drames chez
nous.
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