Ne t’casse pas, pot de conf’ !
La vérité sort souvent de la bouche des enfants, dit-on ; mais aussi parfois de la bouche de leurs grands- parents... m'a-t-il semblé après le petit épisode que je m'en vais tenter de vous narrer.
Je prenais l'air dans un square, assis sur un banc. Dans mon dos, un autre banc où se tenaient un homme âgé et un enfant sage.
- Dis-moi papy, qu'est-ce que c'est qu'une marchandise ?
- C'est un objet que l'on trouve chez le marchand et qu'il te vend.
- Alors, ma tranche de jambon à midi était une marchandise ?
- Pas exactement : à partir du moment où elle a été dans ton assiette elle a retrouvé sa fonction essentielle, celle de te nourrir.
- Alors, c'est parce que au lieu de la manger il te l'a vendue qu'elle a été une marchandise ?
- Exactement.
- Mais pourquoi, au lieu de manger son jambon te l'a-t-il vendu ?
- Eh, bien ! Essaye donc de deviner.
- C'est parce qu'il en a trop et qu'il ne peut pas manger que du jambon ?
- C'est vrai, mais il y a une autre raison.
- ...
- Tu n'as rien remarqué, quand après avoir emballé les tranches il me les a données ? Sommes-nous ressortis de la charcuterie directement, en lui disant simplement merci et au revoir ?
- Non papy, tu l'as payé.
- Avec quoi ?
- Avec ton argent, bien sûr ! Alors, avec cet argent, enfin avec celui de plusieurs clients, il va pouvoir mettre de l'essence dans sa voiture, par exemple ?
- Oui, oui ! Il pourra aussi réapprovisionner son magasin pour continuer à vendre sa marchandise.
- Alors là, papy, je n'y comprends plus rien : comment peut-il acheter des trucs en plus de son jambon, alors que nous, nous sommes forcés de le manger.
- Je te l'ai dit plus haut : quand il est dans notre couffin ce jambon a cessé d'être une marchandise. Il a perdu toute valeur, sauf celle qui nous est bien agréable et utile : celle d'être mangé.
- Mais dis, papy, alors, si le charcutier peut s'acheter d'autres trucs grâce à sa vente, c'est pourquoi ?
- Cela aussi tu pourrais le deviner : quand il a regarni sa boutique, il lui reste de l'argent.
- Ah ! je comprends : il t'a vendu le charbon, pardon ! le jambon plus cher qu'il ne l'a acheté ?
- Exactement. Il m'a fait payer en plus le travail qu'il a accompli, tuer le cochon et le préparer, en faisant l'intermédiaire entre l'éleveur de porcs et moi.
- C'est aussi parce que l'éleveur a travaillé à faire grandir le porc qu'il est payé par le charcutier ?
- Oui, oui. Et le cycle recommence de son côté aussi.
- Mais dis, papy, pour l'essence c'est la même chose ? Pourtant elle sort toute seule de la terre ?
- Alors là, tu te trompes, c'est le pétrole qu'on extrait par des forages, et non pas l'essence, et il faut déjà faire ce travail pour obtenir ensuite l'essence par distillation.
- Ce sont les émirs qui font ce travail ?
- Tu n'y es pas du tout : ils ne font rien, que permettre l'exploitation de ce qui se trouve sous leurs pieds.
- Alors, d'où vient leur richesse ?
- Ils perçoivent sans rien faire ce qu'on appelle une rente. Ce qui leur est versé par les exploitants contre la permission de sucer le pétrole de leur pays.
- Ah ! mais dis, papy, pour le fabricant de confitures à la fraise qui est notre voisin, alors comment cela marche-t-il ?
- C'est encore un autre cas, différent de celui du charcutier ou de l'émir, quoique... Il a acheté des bâtiments, des fourneaux, des chaudrons et des machines et il s'approvisionne régulièrement chez des producteurs de sucre et de fraises, et des fabricants de jolis pots en verre.
- Oui, mais la confiture ne se fait pas toute seule ?
- Évidemment, mon petit, mais là tu es en train de me mener par le bout du nez...
- Pas du tout, papy, je voudrais savoir pourquoi notre voisin roule dans une belle voiture, enfin le dimanche, alors que celles de son personnel ne sont guère rutilantes et pourquoi il peut même envisager, je crois, d'ouvrir son magasin dans le centre ville, alors que aucun de ses employés ne peut faire la même chose ?
- Hum, hum ! C'est que tu vois, il existe deux sortes de personnes : celles qui disposent des biens pour faire travailler les autres en leur versant un salaire et celles, comme nous, qui n'ont que leur salaire pour vivre et faire vivre leur famille.
- Papy, tu ne m'as pas expliqué, papy, la raison de cette différence dans le résultat ? Parce que le voisin part travailler tous les jours lui aussi...
- Eh ! bien vois-tu, le travail possède une propriété miraculeuse, bien plus savoureuse que la meilleure des confitures qui, elle, ne peut donner au palais que ce qu'elle a.
- Ah ?
- Admettons, pour te faire comprendre plus facilement peut-être, que la monnaie ne soit plus l'euro, mais le pot de confiture, qui se vend d'ailleurs à peu près un euro.
- Je te suis, mon papy.
- Alors, l'ouvrier est payé environ dix pots par heure de travail. Ce qui au bout du mois lui suffit pour vivre.
- Parce qu'il n'a produit que dix pots en une heure ? Il ne tient pas debout ton exemple, papy .
- Attends un peu, je n'ai pas fini. L'ouvrier produit non pas dix pots mais disons cent, ou plus dans l'heure.
- Ah, oui ! Il n'y a aucun rapport entre ce dont il a besoin pour vivre et ce qu'il est capable de faire en une heure ?
- C'est cela même. Puisqu'il n'est pas chez lui mais chez son patron, ce produit ne lui appartient pas. C'est notre voisin qui les range dans sa réserve pour les vendre à l'épicier.
- Dis, papy, tu ne vas pas me faire croire qu'il va garder quatre-vingt-dix pots pour lui ? ce serait trop injuste.
- Attends, je t'explique ! Une partie de la vente sera consacrée au loyer qu'il paye pour la location du terrain, (la rente de son propriétaire), une autre au renouvellement du matériel et au réapprovisionnement , une autre à régler ses impôts, une autre enfin à régler son dû à son ouvrière -ce sont surtout des femmes- en attendant de changer de voiture et d'avoir son nouveau magasin, qui lui coûteront... quelques pots de confiture.
- Donc une fois qu'il aura tout réglé, il restera encore pour lui plus que les dix pots de confitures avec lesquels il fait vivre ses ouvriers ? C'est la raison pour laquelle sa voiture est toujours neuve et qu'il va ouvrir un magasin ?
- Exactement !... Quoique il peut très bien ne gagner que cinq pots sur une heure, mais comme il emploie dix ouvrières, à la fin du compte, il aura pour lui cinquante pots, au lieu des dix qu'il attribue à chacune. Il donnera ce magasin en gérance à quelqu'un, qui lui versera... une rente, comme à un émir. Et pourquoi donc ? As-tu bien suivi au début ?
- Attends ! papy, l'ouvrier, enfin l'ouvrière, ne mange que dix pots de confiture en une heure alors qu'elle en produit cent ? C'est bien cela ?
- Tu y es. Une précision cependant : elle mange ses dix pots en une heure à laquelle s'ajoute le temps de repos qui lui est alloué pour chaque heure de travail. Il faut bien qu'elle ait chaque jour le temps de manger et de dormir et aussi d'avoir des vacances. Avant d'aller plus loin, je te rappelle que notre ouvrière ne rentre pas chez elle le soir avec quatre-vingts pots de confiture de fraises, mais avec leur équivalent en argent.
- Oui, c'est un peu comme le charcutier qui ne mange pas que du jambon... Alors, papy, notre voisin pourrait très bien vivre comme ses ouvriers, ce serait la fin des inégalités de revenu, ce serait de la justice sociale, a dit la maîtresse ; mais pourtant rien ne serait changé quant aux rapports de son personnel avec lui ? Est-ce que j'ai bien compris ?
- Tout-à-fait mon petit, et tu en sais plus long que ta maîtresse, mais chut ! il ne faudra rien lui dire : que cela reste un secret entre nous... À propos, c'est bien elle qui collait une affiche front de gauche, l'autre jour, en bas de chez nous ?... Alors que son mari est socialiste, je crois... (Dans sa barbe) Ils n'en sont même plus là, eux...
- Moi je crois, mon papy, que j'ai un peu faim, il est quatre heures. Si nous rentrions ? Tu me prépareras une tartine de confiture...
Les deux interlocuteurs se levèrent et je vis, se tenant par la main, leur silhouettes franchir le portillon du square.
Ils m'avaient lancé dans mes réflexions.
Drainer l'épargne et les profits est aussi une industrie.
C'est une industrie de collecte et de recyclage des larmes, de la sueur et du sang des hommes sublimés sous la forme valeur.
Avec ces excédents qui ne tombe pas dans la consommation directe, avec ces milliers de déchets inutilisables, non consommables individuellement car insuffisant pour constituer par eux-mêmes le capital nécessaire à la production, ou pour s'intégrer directement à celui déjà existant (l'autofinancement), autrement dit à la source du profit, les banques constituent du capital qui fera à son tour des petits en s'investissant dans des entreprises.
Et la finance est le fin du fin de cette économie : elle n'a pas à entrer en contact direct avec les dures réalités des besoins des sociétés, avec la sphère de la production concrète, comme le fond encore les banques qui ont à se soucier de ce qu'on fera de ce qu'elles prêtent : la finance, elle, ne s'occupe que de capital.
Dans ces conditions, la banque est devenue le sous-traitant du financier, sa PME.
Le temps où le producteur présentait sa marchandise sur le marché et lui trouvait ou non un acquéreur est révolu. Le marché des marchandises subsiste à l'état de vestige.
Les monopoles de la grande production ne s'adresse plus sur ce mode à la consommation de masse, que cette dernière soit directe, pour les besoins immédiats et vitaux du consommateur, ou pour ceux de l'industrie elle-même.
Le vrai marché est devenu aujourd'hui financier : on y vend et on y achète directement du capital, abstrait, sans trop avoir à se soucier de la forme qu'il peut revêtir dans la production des marchandises.
Le capital est donc devenu une marchandise comme une autre, puisqu'il possède avec elle la même vertu, qui était autrefois dévolue uniquement à cette dernière : faire du profit par son achat et par sa vente sur le marché.
Avant de me lever à mon tour, je me dis que j'avais sans doute un peu trop schématisé, et qu'au lieu d'industrie, de banque, de finance, j'aurais dû les envisager sous la forme de fonctions qui, dans la réalité, sont fort étroitement imbriquées, alors que l'analyse exige de les isoler.
Le grand-père expliquera certainement un jour ces choses à son petit-fils... si elles lui survivent. Parce qu'il avait l'air bougrement solide dans sa tête, ce gaillard !
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