Projet El Khomri : l’impossible réforme du code du travail ?
« Il y en a qui sont encore au XIXe siècle. Moi et les ministres ici présents [Emmanuel Macron et Myriam El Khomri], nous sommes résolument dans le XXIe siècle et nous savons qu’économie et progrès social peuvent aller de pair. » (Manuel Valls, le 22 février 2016 à Mulhouse).
Ce mardi 1er mars 2016, la Ministre du Travail Myriam El Khomri a été hospitalisée à la suite d’un malaise accidentel. Pourtant jeune (elle vient d’avoir 38 ans) et en bonne forme (souriante et dynamique dans ses interventions publique depuis qu’elle est à ce poste le 2 septembre 2015), elle subit depuis quelques semaines le feu des critiques d’un projet de réforme du code du travail. Ce n’est pas évident d’être ministre et ce n’est pas une cure de tout repos. Je lui souhaite un rapide rétablissement. Son prédécesseur, François Rebsamen, qui a voulu retrouver la quiétude de la mairie de Dijon, doit se dire ouf tous les matins en ce moment.
Myriam El Khomri avait très maladroitement indiqué le 17 février 2016 que le gouvernement n’hésiterait pas à recourir à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution si la majorité parlementaire faisait un peu trop de caprices, comme l’an dernier avec la loi Macron. Une perspective vite repoussée par Manuel Valls lui-même, après le recadrage de François Hollande lors de son déplacement à Papeete le 21 février 2016.
Le 18 février 2016, l’avant-projet de la loi El Khomri, dite "loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs" a été présenté en attendant le texte définitif. Très rapidement, des pétitions de protestation ont été proposées sur Internet et plusieurs centaines de milliers de personnes les ont signées en quelques jours. Un mouvement social virtuel qui pourrait se concrétiser par des grèves et des manifestations dès le mercredi 9 mars 2016.
Rester dans le concret de l’économie
La visite de l’usine Solvay près de Mulhouse (à Chalampé) du Premier Ministre Manuel Valls, accompagné de ses ministres Emmanuel Macron et Myriam El Khomri, le 22 février 2016, avait pour but de montrer la solidarité du gouvernement, l’absence de clivage et de rivalité entre Valls et Macron (que les médias voudraient opposer) et surtout la détermination de Manuel Valls.
Plus important, le témoignage du patron de Solvay, Jean-Pierre Chamadieu, qui a su faire de cette usine un site plus flexible, plus connecté, plus innovant et plus économe en énergie : « Nous avons trois concurrents américains qui bénéficient d’un avantage lié au prix de l’énergie. Dans cette situation, notre obsession est la compétitivité. Car l’avenir de ce site dépend de cette compétitivité et de sa productivité. » (22 février 2016).
Le président du conseil régional de la nouvelle région Alsace-Lorraine-Champagne-Ardenne Philippe Richert a rappelé que Mulhouse, qui était appelé le "Manchester français", est désormais en panne par manque de soutien à la recherche et au tissu économique des PME : « Je sais que nous sommes dans un pays qui est très mobilisé pour ne pas changer. Et pourtant, il faut changer ! ».
Un discours approuvé par Manuel Valls qui a déclaré : « L’emploi, c’est notre priorité. Et agir pour l’emploi, c’est restaurer la compétitivité de nos entreprises. (…) Chalampé illustre la capacité qu’a l’industrie française à innover. Car Solvay prépare le modèle industriel de demain. (…) Le rôle de l’État et de mon gouvernement, c’est d’accompagner ces initiatives et de rendre notre industrie plus compétitive. ».
Des oppositions qui auraient été plus utiles…
La forte mobilisation sur le Web a plongé Matignon dans la désorganisation et ce lundi 29 février 2016, au Salon de l’Agriculture, Manuel Valls a annoncé un premier repli, en décidant le report de la présentation du projet de loi au conseil des ministres du 9 au 24 mars 2016.
Je dois avouer que je suis toujours stupéfait par les ardeurs mobilisatrices de ce qu’on appelle la gauche du PS. Dès qu’on touche au code du travail, elle s’agite comme dans un réflexe pavlovien et même s’il faut attendre le texte définitif, je dois avouer que l’avant-projet ne va pas vraiment révolutionner le marché du travail et comme avec la loi Macron, elle ne va qu’apporter quelques améliorations minimes, plus de fluidité, de souplesse, dans les relations entre employeurs et employés.
Plus que de la stupéfaction, c’est même de la colère que je ressens à voir ces belles âmes s’agiter sur une petite réformette tandis que le projet de révision constitutionnelle consacrant la déchéance de nationalité n’a jamais provoqué une telle opposition. Pourtant, sur la déchéance de nationalité, c’est bien les valeurs de la République (celles-là même défendues par Manuel Valls) qui étaient en jeu. Non, on préfère participer à un combat d’arrière-garde.
Penser d’abord à ceux qui n’ont pas d’emploi
Car l’arrière-garde, c’est de croire, d’une part, que les entreprises sont riches et sont les vaches à lait de l’État, et d’autre part, que la priorité est de préserver les acquis sociaux des salariés. En faisant cela, on offre 30% de l’électorat à un parti purement démagogique qui vient en voiture balai de la colère.
La priorité aujourd’hui, c’est justement de s’occuper de ceux qui n’ont pas d’emploi, ou qui occupent des emplois précaires (ce qui revient au même, en terme de construction personnelle), et de leur permettre de retrouver dignement une place dans la société, une utilité sociale, une capacité financière, une reconnaissance professionnelle pour développer un projet de vie. Ce sont eux, les demandeurs d’emploi et les employés précaires, qu’il faut défendre et pas ceux, malheureusement aujourd’hui considérés comme privilégiés (alors que cela devrait être ordinaire), ceux qui ont un CDI.
Réformette à la marge
Si le gouvernement va dans la bonne direction, dans le sens d’un allègement des contraintes à embaucher (qui devrait miser surtout sur le TPE ; il suffirait qu’un million de TPE recrutent un seul salarié pour faire un progrès considérable sur le front du chômage), je doute que cela puisse être la solution miracle.
Déjà parce que le recrutement de collaborateurs n’est pas d’abord une question de code du travail, mais une question de besoin économique de l’entreprise : les entreprises doivent retrouver des clients, conquérir des marchés, être compétitives, offrir des produits ou services satisfaisants sinon excellents, et …faire des bénéfices. On l’oublie trop en France qui a l’argent pour tabou, si les entreprises ne font pas de bénéfices, c’est le pays lui-même qui n’assure plus ses systèmes sociaux et fiscaux.
Ensuite, parce que les réformes proposées sont des réformes de bon sens à la marge, des dispositifs qui peuvent rassurer le futur recruteur (comme le plafonnement des indemnités aux prud’hommes), mais qui ne donneront aucun cadre nouveau favorable à la création d’activité économique. L’essentiel, c’est de créer les nouveaux Microsoft, Google, Facebook, Twitter, AirBnB, Uber, pas de tenter de colmater des activités peut-être déjà dépassées. C’était tout le discours du patron de Solvay.
Entre liberté et solidarité
La différence entre un salarié français et un salarié américain, c’est son contrat de travail. En France, le contrat de travail se limite souvent à trois ou quatre feuillets, peut-être un peu plus s’il y a des clauses de confidentialité ou de non-concurrence. Aux États-Unis, le contrat de travail peut rassembler des centaines de feuillets et le candidat au recrutement aurait même intérêt à embaucher lui-même un avocat spécialisé dans le droit social pour l’aider à négocier son contrat.
Car l’épaisseur du code du travail est inversement proportionnelle au contrat de travail. Là où les États-Unis laissent beaucoup de liberté aux entreprises, la France au contraire impose un modèle de relations sociales unique à toutes les entreprises de tous les secteurs.
C’est cela que le gouvernement, avec raison, voudrait légèrement, prudemment, réformer. Permettre à des entreprises de secteurs très différents de se donner des règles sociales adaptées. Comment imaginer qu’une activité saisonnière soit identique à une activité industrielle traditionnelle ? C’est aussi la souplesse du temps de travail, où à certains moments, il y a besoin beaucoup d’heures de travail et à d’autres moments, c’est le calme plat. Modifier les seuils légaux donne sa marge d’appréciation.
Ceux qui s’opposent à plus de souplesse sont-ils ceux qui cherchent un emploi ou ceux qui espèrent garder le leur ? Les jeunes, qui semblent participer en force à la mobilisation contre ce projet de loi, sont les premiers à lâcher une entreprise qui les recrutent pour aller voir ailleurs au bout de quelques années : pourquoi voudraient-ils sauvegarder un contrat d’emploi permanent alors qu’eux-mêmes, pour beaucoup d’entre eux du moins, ils préfèrent changer ?
Le CDI, d’ailleurs, n’est pas remis en cause et je pense que c’est raisonnable même si je rappelle à toute fin utile que le CDI n’est pas du tout protecteur, même si les banques et les bailleurs le croient quand ils accordent un prêt ou une location d’appartement : le CDI ne donne qu’une visibilité de trois mois au maximum, tandis qu’un CDD de dix-huit mois par exemple donne une visibilité de dix-huit mois au minimum. Pourquoi ne pas imaginer des CDD de cinq ans comme l’État se le permet lui-même (dans la recherche publique par exemple) ? Ils donneraient plus de visibilité que le simple CDI. Ce sont des contrats de projet déjà étudiés depuis une dizaine d’années.
La France conservatrice
En France, il est très difficile de réformer parce que beaucoup de personnes qui ont capacité à faire pressions sont littéralement conservatrices (pression : par exemple, en faisant la grève à la SNCF ou à la RATP). Pourtant, comment peut-on vouloir conserver un système qui sécrète au moins six à sept millions de demandeurs d’emploi ? Les réformes sont forcément nécessaires, tant en amont (éducation, université, formation) qu’en aval (système de protection sociale) pour pérenniser financièrement notre modèle social (par exemple, la retraite par répartition) et réduire ce cancer qu’est le chômage.
Depuis trente ans, si l’on fait un rapide tour historique, on s’aperçoit qu’il faut de quinze à vingt ans pour faire adopter une réforme.
Rappelons les nombreuses réformes qui ont échoué, dans un rythme quasi-décennal. Je parle des réformes qui ont cherché à adapter le pays à l’évolution du monde et des temps, pas celles qui, au contraire, ont voulu s’en éloigner (comme la réforme d’Alain Savary sur un système unique d’éducation, qui a été définitivement abandonnée le 12 juillet 1984 après la grande manifestation de deux millions de personnes à Paris le 24 juin 1984).
La réforme des universités d’Alain Devaquet qui a été abandonnée le 8 décembre 1986, dès lors que les manifestations avaient provoqué la mort d’un étudiant par les forces de l’ordre (Malik Oussekine le 6 décembre 1986). Il a fallu attendre le 10 août 2007 avec la réforme de Valérie Pécresse (loi n°2007-1199) pour permettre aux universités une certaine autonomie et leur donner une capacité de financement que l’État n’est plus capable d’assurer lui-même.
La réforme de la sécurité sociale portée par Alain Juppé en automne 1995 a lamentablement échoué dans les dures grèves des transports publics à Noël 1995 (après avoir abandonné sa réforme des retraites le 15 décembre 1995). Il a fallu attendre le 10 novembre 2010 (promulgation de la loi Woerth) pour faire une réforme des retraites qui ne s’est pourtant pas attaqué à l’essentiel, à savoir les régimes spéciaux.
La réforme du CPE (contrat première embauche), abandonnée le 31 mars 2006, a durablement discrédité Dominique de Villepin dans ses perspectives présidentielles et c’est peut-être cette "séquence" que le gouvernement de Manuel Valls veut "rejouer" dix ans plus tard. Le CPE n’était qu’une nouvelle forme de CIP (contrat d’insertion professionnelle) proposé par le gouvernement d’Édouard Balladur douze ans auparavant et qui a été, lui aussi, abandonné après des manifestations (retiré le 30 mars 1994).
En France, on ne peut réformer que sous la menace de l’urgence budgétaire et avec vingt ans de retard. On aurait besoin de faire les adaptations que l’Allemagne a eu le courage de faire en 2003 et 2004 à l’initiative du Chancelier Gerhard Schröder (lois Hartz). Cela ne lui a pas beaucoup réussi électoralement mais l’Allemagne a pu, dix ans plus tard, devenir l’une des nations économiques les plus dynamiques au monde.
Faire du code du travail un enjeu d’unité nationale
Comme le texte du projet El Khomri n’est pas définitif, il est difficile de savoir ce que des personnes sondées en penseraient, mais il paraît déjà probable qu’une majorité des Français serait prête à faire des réformes si c’était pour améliorer la fluidité du marché de l’emploi. Ce n’est pas anodin que le gouvernement reçoivent dans son initiative le soutien tant de Pierre Gattaz, l’impétueux président du Medef, que de responsables majeurs de son opposition politique, comme Alain Juppé, François Fillon, Bruno Le Maire, Benoist Apparu, Dominique Reynié, etc.
C’est stupide de dire que le gouvernement socialiste de Manuel Valls ferait une "politique de droite". J’en avais parlé pour l’adoption de la loi Claeys-Leonetti. Il y a un problème grave, le chômage. Il y a des pistes pour améliorer les capacités de l’industrie française à résister à la compétition mondiale et à se développer. Ces pistes ne sont ni de droite ni de gauche. Elles sont seulement pour l’intérêt des Français. C’est ce qu’a répété Manuel Valls à Mulhouse : « Les Français savent bien que l’immobilisme nous condamnerait. (…) Il n’y a pas d’un côté une politique "libérale" et de l’autre une politique qui protège les salariés. (…) Il faut oublier les querelles et les postures. Il est temps de passer aux travaux pratiques ! » (22 février 2016).
Ce volontarisme gouvernemental est à saluer. Sera-t-il suivi d’un succès parlementaire ? Ce n’est pas sûr. Car si l’intérêt stratégique de Manuel Valls est de pousser jusqu’au bout cette réforme pour montrer qu’il a tenté de transformer le pays, l’intérêt électoral de François Hollande est tout autre, qui est de tout faire pour éviter l’éclosion d’une candidature crédible à l’élection présidentielle sur sa gauche. Et cela nécessite peut-être de mettre beaucoup d’eau dans son vin de réforme. Comme il a eu toujours l’habitude de faire depuis qu’il a débuté sa carrière politique…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (2 mars 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Manuel Valls.
François Hollande.
Myriam El Khomri.
Emmanuel Macron.
Le 49 alinéa 3.
La loi Macron.
L’unité nationale.
La réforme de la société anonyme.
L’investissement productif en France.
Une chef d’entreprise…
Le chômage.
La France est-elle un pays libéral ?
Le travail le dimanche.
Le secteur de l’énergie.
Le secteur des taxis.
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