Quand un dirigeant de multinationale réfléchit à la transformation du capitalisme...
Emmanuel Faber est directeur général délégué de Danone. Il a été auparavant président Asie-Pacifique du groupe et a piloté, dans ce cadre, la création du « social business » Grameen Danone[1], mené avec les équipes de M. Yunus, prix Nobel de la paix 2006.
Rappelons qu’un « social business », tel que défini par M. Yunus, est une entreprise à but social qui ne reverse pas (ou très peu) de dividendes à ses actionnaires, au-delà du remboursement de leur mise initiale. Les profits sont donc réinvestis dans le projet ; les investisseurs sont motivés par l’impact social et non par la maximisation du profit. Dans son dernier livre « vers un nouveau capitalisme », Yunus raconte dans le détail cette « success story », de la première rencontre avec Franck Riboud, PDG de Danone à l’ouverture de l’usine avec Zidane comme invité d’honneur.
E. Faber est l’auteur d’un remarquable article, paru récemment dans le supplément « développement durable » des Echos (
Ce n’est pas la première fois qu’on entend un discours de contestation ou de « transformation sociale » au cœur même du capitalisme. Depuis quelques années, ces prises de positions se multiplient (En France, voir par exemple les livres de l’économiste Patrick Artus ou celui de J. Peyrelevade, ancien patron du Crédit Lyonnais, le capitalisme total, Seuil).
E. Faber a néanmoins deux qualités particulières qui donnent du poids à son discours. D’abord, il est toujours en poste et à un niveau élevé (souvent, la contestation vient de cadres dirigeants à la retraite ou sortis de l’œil du cyclone du système). Ensuite, ce n’est pas un simple « parleur », il travaille concrètement au changement, à travers par exemple son action avec Yunus (Grameen Danone, fonds Danone Communities…).
Pour autant, il ne s’agit pas d’idéaliser Danone, qui comme toute entreprise cherchant à affirmer sa responsabilité sociale dans une économie de marché globalisé et financiarisée, doit en permanence gérer des tensions et des contradictions entre des actions de long terme pour un développement durable et des actions à court terme pour une performance financière maximale…
Dans cet article, ce qui frappe en première lecture est la lucidité d’E. Faber sur les défis colossaux à relever par le capitalisme : « (…) nous savons désormais que tous les fondements de notre système économique doivent être réinventés dans les 20 ans qui viennent pour tenir compte d’une gestion nouvelle de la rareté des ressources naturelles que nous aurons épuisées en 200 ans. Nous savons aussi que ce système n’a réellement profité qu’à 20 % de la population mondiale, transformant souvent la pauvreté en misère aux marches de l’empire, et que le développement scientifique qui l’a soutenu s’est aussi souvent accompagné, chez nous et ailleurs, d’un immense appauvrissement culturel. »
Pour faire face à ces défis, M. Faber appelle d’abord à une responsabilisation et une conscientisation de l’épargnant et de l’épargne, "acte fondateur de toute activité économique, qui va orienter les choix de société et les modes d’organisation sociale".
« Regardons-nous un instant. Nous vivons, pour la plupart de ceux qui liront ces lignes, dans un monde d’économie de marché dans lequel nous bénéficions pour notre consommation d’un vaste choix entre des produits, des services et des marques, pour lesquels le critère financier est loin d’être le seul à guider nos choix : l’image, l’envie, la peur, le rêve, l’imaginaire ou bien d’autres facteurs influencent nos choix de façon consciente ou inconsciente, au détriment du simple calcul économique.
(…) Pourquoi donc les personnes qui font des choix de consommation en fonction de critères non exclusivement financiers, lorsqu’elles sont placées face à une décision d’épargne, refermeraient-elles brutalement leur champ de conscience pour ne plus se préoccuper que des deux chiffres qui figurent à gauche du signe % ?
(…) On a coutume de dire que le marché est le moyen le plus efficace d’allocation des actifs, mais qu’il n’est qu’un moyen aveugle. C’est sans doute vrai mais s’il est aveugle, ce n’est pas en raison de sa complexité systémique, c’est d’abord parce que chacun d’entre nous veut bien l’être : en exigeant de mon banquier qu’il place mon épargne sur la sicav la plus performante de son portefeuille, j’accepte de ne tenir aucun compte des conséquences sociétales de ce choix, alors qu’elles sont fondamentales.
(…) J’ai la conviction que de nombreux épargnants sont prêts à placer une partie de leur argent dans des investissements qui leur apportent, au-delà d’un retour financier, un supplément de sens. »
Encore faut-il, comme le souligne Faber, que cette épargne responsable ait des débouchés crédibles et significatifs. En effet, quand bien même l’épargnant serait davantage « conscientisé », il faut aussi être capable de lui proposer une offre d’investissement alternative : c’est là où les « social business », et plus largement les entreprises sociales et solidaires ont leur rôle à jouer.
Deux obstacles majeurs sont néanmoins identifiés par l’auteur, obstacles qui freinent la sortie de « cette schizophrénie, qui continue d’allouer les ressources financières au gré des bulles spéculatives et non de leur utilité sociétale, utilité à laquelle nous aspirons pourtant tous dans la sphère que nous estimons « privée » de notre vie ? »
Le premier est celui des règles de fonctionnement du capitalisme financier actuel qui impose une rentabilité de 20 % non soutenable :
« + 20 % par an ». C’est maintenant le chiffre que tout le monde a en tête comme étant l’étalon de la croissance de tout indicateur financier digne de ce nom : l’immobilier quand le marché se porte bien, le marché des actions lorsque cela ne va pas trop mal. Cela place désormais le niveau de rendement 10 ou 15 points au-dessus du taux auquel les états empruntent.
Cet énorme différentiel est porteur d’un risque inhérent qui est tout simplement lié au fait que l’économie réelle globale est bien incapable de croître à la même vitesse. Ce qui veut donc dire que le système ne peut fonctionner à long terme que par crises ou « ajustements », nécessaires pour reconnecter de temps en temps la finance avec l’économie réelle.
Compte tenu de ces cycles et des réductions de coût et d’effectifs massives et brutales qu’ils entraînent sur les marchés financiers, la plupart des opérateurs à Wall Street ou la City estiment que les gains qu’ils retirent de ce rendement de 15 ou 20 % ne sont après tout qu’une assurance contre le prochain retournement de cycle. Et il n’est donc remis en question par personne ; d’autant plus que la gestion indicielle est devenue monnaie courante, conditionnant des comportements d’autant plus collectifs. Par ailleurs, dans la crainte (généralisée mais forcement silencieuse) d’un retournement à tout moment, le risque de rater une opportunité de performance rapide apparaît imprenable et les acteurs sont devenus de plus en plus court-termistes.
Cela se traduit inévitablement par une pression grandissante sur l’alignement de la rémunération des dirigeants d’entreprises sur ces mêmes mécanismes, ce qui a transmis aux entreprises, et donc à l’économie réelle, lorsqu’elle est financée par les marchés, la responsabilité de produire les accroissements de valeur correspondants. Tout ceci bien sûr dans l’ignorance (feinte ?) ou le déni (inconscient ?) des conséquences macro économiques de ces règles du jeu qui, pour simplifier, tirent la croissance économique à des niveaux insoutenables et dans des directions injustifiables sur le plan social ou environnemental. »
Rendons-lui grâce d’analyser de manière aussi explicite cette dérive fondamentale du capitalisme actuel.
L’autre obstacle de taille réside dans la difficulté actuelle à mesurer et à rendre compte de l’impact social des entreprises. Cette capacité à évaluer précisément la performance sociale de l’investissement (son rendement social, son « SROI ») est pourtant indispensable au développement de ces marchés alternatifs d’épargne et d’entreprises :
« Pour que l’épargnant soit en mesure de « doser » la part d’utilité sociale qu’il veut donner à son investissement, il faut qu’il soit face à des entreprises qui expriment leur mission de manière claire. Et que cette mission puisse s’exprimer en termes de valeur sociale et pas seulement financière, et qu’elle soit mesurable, pour établir la confiance. Car la mesure des résultats sanctionnera le manque d’authenticité de l’engagement collectif de l’entreprise sur sa mission.
Est-ce vraiment utopique ? Qui aurait parié il y a 10 ans, que la gestion d’une grande entreprise puisse s’articuler autour de la mesure de son empreinte écologique : bilan carbone, analyse du cycle de vie des produits, reporting C02 dans le cadre du « disclosure project », étiquetage CO2 des produits de grande consommation : nous y sommes ou y serons très bientôt.
On voit bien que dans ce domaine, nous entrons dans une nouvelle ère, celle de la mesure de l’utilité sociale de l’entreprise. Et que cette mesure passe par l’analyse des processus de l’organisation au crible d’indicateurs sociétaux tels que l’emploi, l’empreinte écologique, la pauvreté, la santé, ou encore le savoir et la culture. Elle doit bien sûr s’étendre à l’ensemble du cycle de vie du produit ou du service pour mesurer cet impact de façon pertinente.
Sur le plan strictement financier, ce bilan de l’utilité sociale peut révéler des opportunités comme des risques, mais il ouvrira indéniablement des angles de vue nouveaux. La capacité à mesurer et donc à gérer l’impact sociétal de l’entreprise peut aboutir pour ses dirigeants, à consentir à partager la valeur créée de façon nouvelle, dans le temps et dans l’espace."
Article très intéressant donc, où sont développées des idées (remise en cause du capitalisme financier, développement des entreprises sociales, développement de l’épargne et finances solidaires, mesure de l’impact social des entreprises, modification du partage de la valeur, etc.) que défendent traditionnellement d’autres acteurs complètement différents, comme par exemple les mouvements altermondialistes ou les acteurs de l’économie sociale et solidaire.
Signe de plus d’une convergence progressive et croissante des acteurs de la transformation économique et sociale.
Accélérons là !
(L’article intégral d’E. Faber est disponible ici : http://archives.lesechos.fr/archives/2008/LesEchos/20182-508-ART_MNG.htm)
[1] Grameen Danone est un « social business » monté pour réduire la pauvreté grâce à un modèle économique de proximité permettant d’apporter quotidiennement des éléments nutritifs aux pauvres. Le premier produit commercialisé est Shokti Doi (« le yaourt pour être fort »), yaourt destiné aux enfants pauvres des villages, spécialement conçu pour améliorer leur santé et pour être économiquement accessible. Le modèle de production et de distribution de Grameen Danone cherche à impliquer les populations locales en amont (fermiers locaux), dans la production (emplois dans l’usine locale) et en aval (distribution par les « Grameen Ladies »).
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