Supertankers et méganavires par temps de crise
Pendant la crise, la navigation commerciale continue sur les océans pollués. En attendant une remontée des cours et la sortie du marasme, des supertankers bourrés de pétrole invendable tournent en rond dans l’océan Indien, l’Atlantique sud ou le golfe du Mexique. Pendant ce temps circulaire, des armateurs - asiatiques pour la plupart - construisent de gigantesques porte-conteneurs de la taille de porte-avions pour casser les prix du frêt et éliminer toute concurrence tandis que le commerce international s’effondre. C’est dingue, non ?
2006 : une “symphonie de croissances”
C’était il y a trois ans, en 2006, autant dire une éternité par les temps qui courent. L’Encyclopedia Universalis évoque cette année économique comme une “symphonie de croissances”, rien de moins. Le commerce mondial avait vu son taux de croissance passer de 7,4 % en 2005 à 8,9 % en dépit d’une flambée du prix du pétrole, passé d’un prix moyen d’environ 57 $/baril en 2005 à Wall Street à plus de 66 $/baril en 2006, en passant par un pic de presque 80 $/baril en l’été. C’était l’euphorie de la “mondialisation heureuse” chère à Alain Minc. En ces temps lointains et idylliques, on ne parlait pas encore des subprimes et de leurs funestes conséquences et le trafic maritime de marchandises était en plein boom. Pis même : toujours selon l’Encyclopedia Universalis, l’un des facteurs qui ont contribué à la robustesse de cette croissance était “une consommation dans les pays développés soutenue par l’endettement et stimulée par l’enrichissement des ménages dû à la hausse des prix de l’immobilier”. Quelle belle époque !
En 2007, ça commence un peu à sentir le roussi pour ceux qui ont le nez fin, c’est-à-dire pas dans le guidon d’un économisme vaudou de bazar. Dopés par la croissance et la demande, les prix du pétrole continuent à grimper, passant de 60,54 $/baril à plus de 90 $ tandis que la croissance s’essoufflait peu à peu et que le spectre des subprimes, et plus généralement de l’endettement massif des ménages, des entreprises et des Etats commençait à étendre son ombre menaçante. On spéculait alors sur une hausse ininterrompue des prix du pétrole en invoquant le dieu du Peak Oil. Les super-conteneurs venus des côtes de Chine continuaient à parcourir les mers pour déverser leurs cargaisons de marchandises dans les ports d’Europe et des USA, tandis que les cargos ne savaient plus où livrer du pétrole tant la demande était élevée. Le directeur de l’OMC, Pascal Lamy, s’inquiétait un peu : “L’économie mondiale traverse une période incertaine et préoccupante”, déclarait-il alors. Un bel understatement…
Tout s’accélère en 2008. Le prix du baril de pétrole connaît une très forte hausse de janvier à juillet, passant de 94 $ à 139 $. Les experts, spécialistes et autres Nostradamus-Diafoirus de l’économie nous promettent un baril à 150 $ voire 200 $ incessamment sous peu. Dans une interview de L’Expansion datée du 09/06/2008, Thierry Lefrançois, économiste au Département Global macro chez Natixis, se montre plus prudent mais tout aussi peu clairvoyant quant à l’avenir, prévoyant savamment pour 2009 un baril autour de 123 $ (alors que son prix actuel tourne autour de 40-45 $). Pourquoi cette prévision ? A cause d’une analyse erronée. Quand on lui demande : “Quels indices laissent à penser que la demande va diminuer ?”, il répond : “Plusieurs signes vont dans ce sens. Tout d’abord, le prix de l’essence commence à peser sur les ménages qui tentent d’économiser. Une enquête aux Etats-Unis révèle que les américains prévoient de partir moins loin cet été à cause d’une essence à 4 dollars le galon. Ensuite, l’Indonésie, la Malaisie et l’Inde viennent supprimer les subventions sur l’essence. Enfin, les compagnies aériennes ont annoncé une réduction du nombre de leurs vols. Après les Jeux Olympiques, la demande chinoise va fléchir. Actuellement, le pays stocke et maintient les prix à la pompe bas afin d’éviter tous mouvements sociaux. En septembre 2008, le gouvernement devrait réduire ses stocks et les prix de l’essence augmenter”.
Nulle allusion à la crise économique imminente dans ce pronostic. Et si les étatsuniens se sont mis à moins consommer d’essence et de pétrole, ce n’était pas à cause de leurs prix en augmentation (en fait, ils ont dégringolé), mais à cause de celle des subprimes et plus généralement du crédit qui les a ruinés. Mais à l’époque, la plupart des spéculateurs, aveuglés par la course au profit et encouragés par la forte demande et les rumeurs alarmistes sur le début de la fin des hydrocarbures, continuaient à parier sur une hausse indéfinie du prix pétrole, constituant ainsi de gigantesques stocks qu’ils pourraient revendre très cher si le prix du baril recommençait à augmenter.
Coques en stocks flottants
Pour comprendre pourquoi des pétroliers tournent en rond sur les océans, rappelons que le prix du baril s’est effondré de la mi-2008 (juste avant que n’éclate la crise des subprimes) à actuellement, passant de 139 $ à 92 $ au moment du krach boursier de Wall Street, pour s’effondrer à 40 $ en février 2009 et remonter un peu (45 $) en mars. En pariant à la hausse en dépit de la sombre conjoncture mondiale, il y a donc du fric à se faire pour les compagnies et Etats pétroliers.
Compagnies et Etats ont donc constitué de gigantesques stocks de pétrole. Des stocks si démesurés qu’il est devenu quasi impossible de trouver, sur la terre ferme, des réservoirs capables de les contenir : ils sont presque tous pleins à ras bord, broyant de l’or noir en attendant des jours spéculatifs meilleurs. Enormément de supertankers s’étant retrouvés au chômage (eh oui, eux aussi…) du fait de la chute de la demande consécutive à la dépression économique, une idée a alors jailli dans la tête des pétroliers et spéculateurs : pourquoi ne pas les transformer en réservoirs flottants ? C’est ce qui fut fait, et les supertankers furent remplis de pétrole et envoyés… où ? Nulle part. Soient ils restent à quai, soient ils tournent en rond au milieu des océans tandis que leurs propriétaires ou affréteurs se demandent quoi en faire tandis que la consommation s’effondre, que les producteurs d’hydrocarbures ferment des puits, que les raffineurs produisent de moins en moins de carburant et que les investissements du secteur pétrolier deviennent aléatoires, tant les prix sont devenus volatils et imprévisibles sur un marché irrationnel secoué de soubresauts spéculatifs, d’intox et de rumeurs sur fond de totale incertitude quant aux perspectives d’avenir.
Pour vous donner une idée de grandeur, sachez qu’aux USA, pas moins de 327 millions de barils sont actuellement entreposés en attente d’une très lointaine et incertaine reprise économique, soit 40 millions de plus qu’en 2008, et que l’ensemble des agents du secteur (compagnies, Etats, négociants privés) ont entreposé 80 millions de barils à bord de 35 supertankers et d’autres pétroliers plus petits, dont une quinzaine pour le seul Iran, pays pour lequel une remontée des prix est absolument vitale. Selon Adam Sieminski, chef économiste spécialisé en énergie à la Deutsche Bank, une société de courtage peut en ce moment acheter du brut au prix du marché, soit environ 40 $/baril, le stocker puis le vendre avec un contrat de livraison dans un an pour environ 60 $… en espérant que les cours remontent et donc que l’économie mondiale se redresse rapidement, ce qui semble irréaliste : “Comme on paie 6 à 10 dollars pour stocker un baril, on peut gagner 10 dollars à chaque fois, estime-t-il. Voilà pourquoi tout le monde s’arrache les tankers”.
Très irréaliste même, quand on constate que Devon Energy Corporation, une société d’Oklahoma City, qui avait l’ambition d’exploiter les sables bitumineux canadiens (un vrai cauchemar écologique) et de se lancer dans des projets d’exploration en eaux profondes, vient de jeter l’éponge, douchée par les prix astronomiques de ces exploitations hypothétiques et la faiblesse de la demande. L’heure est au démontage de derricks, à la réduction des effectifs, au gel des investissements et à l’imminence de la faillite pour de nombreux raffineurs.
Très irréaliste aussi si l’on en croit les spécialistes (méfiance donc…) de la banque Goldman Sachs, pour lesquels la crise économique mondiale va bientôt ramener le cours du brut à 30 dollars. Moins irréaliste si l’on se fie à un haut responsable koweïtien qui, lui, prévoit sa hausse prochaine, du fait des importantes réductions de la production décidées par l’OPEP). Qui a raison, qui a tort ? Seule la volatilité est sûre, et, comme dit le directeur des matières premières d’un fonds spéculatif californien (tout un poème…), “les perspectives restent très incertaines pour la demande, très incertaines pour les prix et très incertaines pour l’offre”.
On ne saurait être plus vague, aussi vague et incertain que les vagues incertaines qui battent les flancs des supertankers qui stagnent dans les ports ou tournent en rond sur tous les océans de la Terre. Qu’en pensent les mélancoliques marins eux aussi tournent en rond à bord de leurs bateaux ivres ? Ecoutent-ils des morceaux de That Petrol Emotion pour conjurer leur blues ? Leurs navires ne sont pas près d’arriver à bon port.
Des porte-conteneurs titanesques qui cassent les prix
La crise économique mondiale n’a pas enfanté que ces vaisseaux pétroliers fantômes. Pendant la débâcle générale, alors que le commerce international est en plein naufrage, la démesure continue. La mondialisation de l’économie avait déjà incité les armateurs à créer des porte-conteneurs de plus en plus gigantesques pour limiter les coûts du frêt. Désormais, ils font dans le titanesque, rien de moins. Pas pour défier les dieux, mais pour casser les prix et éliminer toute concurrence en faisant travailler des marins semi-esclavagisés sur des bateaux géants.
Les plus gros mesurent 300 mètres de long, soit 3 terrains de foot mis bout-à-bout. Ils transportent toutes les marchandises possibles pour le compte de milliers de clients sur le même transport. L’un des plus gros, le MSC Daniela, vient d’inaugurer son premier voyage de l’Asie vers l’Europe, chargé de 13 800 conteneurs, chacun de la taille d’une maison moyenne. 35 de ses clones devraient entrer en service en 2009 et on estime qu’ils seront environ 200 dans cinq ans.
Evidemment, ces méganavires, mis en chantier avant que n’éclate la crise, en subissent les effets ravageurs. Leurs propriétaires sont ainsi obligés de brader leurs prix, étant donné leurs surcapacités face à la forte baisse des échanges commerciaux : pas plus que la plupart des économistes, les armateurs n’avaient pas anticipé le krach de Wall Street. Si vous avez un conteneur de produits fabriqués dans des usines délocalisées qui exploitent éhontément leurs ouvriers en Inde ou en Chine, n’hésitez pas à l’expédier par l’intermédiaire de l’un de ces géants des mers, il ne vous en coûtera que 232 euros, soit 10 fois moins que l’année dernière. Et si vous vous débrouillez bien, vous trouverez même des compagnies qui embarqueront gratuitement votre boîte pleine de machins. En tant qu’affréteur, vous ne paierez que 500 $, juste le prix du carburant et des frais de transit. Faudrait être bête pour s’en priver.
Quand on sait que les USA, le Japon, la Chine et l’Union européenne ont enregistré une baisse de 10 % de leurs exportations rien qu’en novembre 2008, ce qui présage de sombres années suivantes étant donné la profondeur de la crise systémique qui se répand actuellement, on peut se demander quel est l’avenir de ces monstres des mers. Leurs propriétaires devraient peut-être commencer à songer à les transformer en supertankers pour y stocker du pétrole afin qu’ils puissent, eux aussi, tourner en rond sur les océans en attendant qu’il vienne, qu’il vienne, le temps dont on s’éprenne. C’est pas demain la veille : la crise n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière !
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON