Un bilan de l’Intelligence Economique en France, par Christian Harbulot
Interview de Christian Harbulot, Fondateur et Directeur de l’Ecole de guerre économique à Paris.
Pour une approche exhaustive de ces définitions, il est bon de consulter le référentiel sur l’Intelligence économique qui a été réalisé sous l’égide d’Alain Juillet. Nous attendons toujours qu’il soit officialisé selon les critères administratifs appliqués par le Secrétariat Général de la Défense Nationale. N’oublions pas que le mandat donné par l’ancien Premier Ministre Raffarin à Alain Juillet portait en priorité sur la formation. Espérons que l’actuel Premier Ministre Dominique de Villepin soit assez énergique auprès de sa haute administration pour se faire obéir sur ce point crucial.
Je me contenterai simplement de préciser que la déclinaison actuelle de l’intelligence économique dans l’entreprise, dans les territoires et à l’intérieur de l’appareil d’Etat soulève le problème de la stratégie des acteurs. Le passage progressif à un management global de l’information dans les organisations est encore un vœu pieux. L’étude réalisée par Thalès consulting sur la perception des besoins des entreprises démontre qu’il existe beaucoup d’interrogations mais peu de solutions sont mises en œuvre pour y répondre. Le découplage entre développement et affrontement prédomine encore dans la mentalité des directions générales des groupes du CAC 40. Celles-ci ont la capacité de gérer les crises informationnelles suscitées par les annonces d’OPA comme ce fut le cas ces derniers mois. En revanche, elles se montrent beaucoup plus vulnérables dans les confrontations économiques hors de leurs zones traditionnelles d’influence. Les échecs récents de nos entreprises en Chine, en Inde et en Arabie saoudite sont autant d’indicateurs de failles importantes dans les stratégies d’approche géoéconomique de ces marchés et donc dans leur management de l’information.
Mais je souhaite attirer votre attention su un problème qui vient en amont de cette question. Dans les hautes sphères étatiques et patronales, personne ne semble se donner la peine de lire la littérature qui nous vient du monde anglo-saxon et de décrypter les prises de position du monde asiatique sur ce sujet crucial. Sans trahir le contenu d’un article que je vais publier en avril dans le revue de Défense nationale, je tiens à indiquer que l’émergence de la problématique du patriotisme économique ne fait qu’officialiser une dynamique de rapports de force qui existe depuis le début de la mondialisation des échanges. Fernand Braudel a été un des premiers à nous expliquer qu’il existe en fait deux types d’économie : celle du marché et celle des Etats. La première va plus vite, elle invente constamment de nouveaux systèmes pour fluidifier l’échange. La seconde est plus lente car ses impératifs ne sont pas les mêmes, : elle ne vise pas à enrichir des individus mais à assurer les subsistances d’une population sur un territoire. Contrairement aux idées reçues, les objectifs de la première économie ne sont pas toujours concordants avec ceux de la seconde. Refuser d’admettre cette évidence, c’est ne rien comprendre aux stratégies de puissance géoéconomiques affichées plus ou moins ouvertement par les Etats-Unis, la Chine ou la Russie. Et par conséquent, c’est faire l’impasse sur les mutations que la société de l’information induit sur les méthodes de management dual.
- Vous ne voyez pas que votre
approche de "la guerre économique" est réservée seulement aux grands
comptes, et par la même exclut les PME du jeu ?
Votre question ne tient pas compte
d’un point essentiel : la guerre économique au sens où la définissent les
Américains et les Chinois se mène au niveau d’un pays et non au niveau des
entreprises quelque que soit leur taille. Cela signifie que le pouvoir
politique à la tête de ce pays soit capable de définir, à moyen et long terme,
des objectifs précis et des priorités dans les actions à entreprendre. Les
dossiers des industries de défense, de l’énergie, des matières premières, de
l’eau, de la compétition agricole et agroalimentaire, de l’industrie de la
santé, le contrôle des axes de circulation maritime, des transports, les
verrous constitués par les places boursières, la maîtrise des flux financiers,
notamment issus du blanchiment de l’argent (et la liste est encore longue)
constituent des enjeux de puissance qui dépassent le strict cadre de l’activité
des entreprises. Ils relèvent à la fois de l’économie du marché et de la
géoéconomie des puissances. La grille de lecture que j’essaie de bâtir avec
d’autres pour étudier la nature et l’évolution des affrontements économiques, a
pour objectif l’étude des stratégies de préservation et d’accroissement de
puissance des Etats. Comme le précisait si justement le Congrès des Etats-Unis,
une entreprise est américaine, si elle sert l’intérêt des Etats-Unis. Le jour
où les dirigeants politiques français sauront de nouveau définir comme ce fut
le cas pour le général de Gaulle ce qu’est l’intérêt français et ce que doit
être l’intérêt européen, on aura fait un grand pas dans la compréhension du
sujet.
- Après les rapports Martre et Carayon, quel est le bilan
de l’IE en France actuellement ?
Nous en sommes encore à la phase 1, c’est-à-dire la sensibilisation. C’est
le cas à l’intérieur de l’appareil d’Etat où les grands caciques de
l’administration feignent de ne pas comprendre à quoi peut servir une approche
moderne du management de l’information.
Autrement dit les démarches
interministérielles se heurtent encore à une vision archaïque de la mission du
service public dans la manière de servir la France dans les affrontements économiques entre
puissances. Il faut saluer la persévérance d’Alain Juillet qui marque des
points dans un environnement peu coopératif. Des progrès notables ont été
accomplis dans le domaine défensif. Il est logique que nous ayons commencé par
là car la culture française est dominée par la volonté de protéger le
patrimoine économique du pays. La démarche entreprise par le directeur de la
gendarmerie nationale a donné un coup de fouet à la manière de cartographier les
menaces sur l’ensemble de notre tissu économique. Cette procédure est inscrite
dans le temps et aucune alternance politique ne pourra la détruire. Elle crée
même un esprit d’émulation au sein du Ministère de l’Intérieur qui commence
enfin à coordonner les informations de ses services dans le domaine de la
sécurité économique.
La Direction de la Surveillance du Territoire est aussi en train d’opérer une réforme interne prometteuse dans ce domaine.
- Est ce que vous estimez que les pôles de compétitivité
seront un moteur de l’intelligence économique ?
Les pôles de compétitivité sont un beau projet sur le papier. Mais ce
projet est très fragile. Le saupoudrage des crédits révèle pour l’instant une
incapacité à fixer des priorités géoéconomiques et technologiques sur
lesquelles le gouvernement investit de manière déterminante. Tant que la
préoccupation l’électorale l’emportera sur l’intérêt de puissance, aucun
progrès décisif ne pourra être réalisé. Les pôles de compétitivité ne doivent
non plus se traduite en course aux subventions. Les politiques à la tête des
régions et des conseils généraux ont une lourde responsabilité dans ce dossier.
Une veille très attentive doit être réalisée pour vérifier qui fait quoi et
quels résultats ont été obtenus. Je remarque à ce propos qu’il n’existe
toujours pas de site Internet recensant l’usage qui est des crédits européens
afin d’évaluer la performance des élus ou leur incapacité à utiliser ces
crédits qui repartent alors à Bruxelles. L’avenir des pôles de compétitivité
est lié à notre capacité collective de suivre le déroulement des projets. Les
élus ne seront performants que si ils identifient un risque électoral. Il est
regrettable d’en arriver à ce mécanisme de pression mais l’enjeu est trop
important. N’oublions pas qu’il s’agit de donner un élan à la compétitivité des
territoires confronté à une compétition mondiale particulièrement périlleuse.
- Pouvez vous nous donner une esquisse de la position
française en matière d’intelligence économique par rapport à ses homologues
européens, japonais et américains ?
Il existe deux catégories de pays : ceux qui cherchent à accroître leur
puissance et ceux qui n’en ont pas identifié le besoin. Les premiers sont plus
dynamiques que les seconds. C’est une des conclusions sous-jacentes du rapport Martre
qui a été rédigé en 1992. Accroître la puissance géoéconomique d’un pays ne
signifie pas forcément mettre en œuvre une politique économique à vocation
impérialiste. Il s’agit en premier lieu de déterminer nos besoins pour donner à
ce pays des capacités de développement dans un monde complexe et conflictuel.
Pour ce faire, nous devons passer très vite à la phase 2, c’est-à-dire à la
phase offensive souhaitée par les dirigeants d’entreprise. Cela ne sera
possible que lorsque les idées seront claires. J’entends par là la nécessité de
sortir des faux débats du genre les entreprises n’ont pas besoin de l’Etat et
l’Etat ne veut pas s’intéresser aux entreprises.
- Comment voyez vous le futur de l’IE en France ?
Au cours des 15 dernières années, l’intelligence économique a résisté à plusieurs épreuves douloureuses, en particulier aux incompréhensions de Premiers Ministres comme Pierre Bérégovoy qui ne donna pas suite aux initiatives innovantes d’Edith Cresson, d’Alain Juppé qui ne s’est pas intéressé au Comité pour la Compétitivité et la sécurité économiquecréé par Edouard Balladur et à l’autisme de Jospin durant son mandat à Matignon. En étant un peu ironique, je dirai que c’est un résultat encourageant. L’avenir de l’intelligence économique dépend d’abord des Françaises et des Français qui en saisiront l’intérêt dans leur activité professionnelle. Cela peut sembler élémentaire mais c’est le bon sens qui parle. Autrement dit, la longue marche est loin d’être terminée...
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