Un monde sans pitié
De quoi s’agit-il ? Le 3 janvier dernier, dans une simultanéité improbable, d’un côté le président de la société Home Depot annonçait son départ, et de l’autre, un article du Wall Street Journal faisait état d’une nouvelle politique de gestion des effectifs chez Wal Mart. Ces deux informations sont a priori sans lien entre elles, et elles n’ont pas fait la une des journaux ; pourtant en les rapprochant, elles illustrent de façon exemplaire le mode de fonctionnement économique de notre monde en ce début de XXIe siècle, un monde où les rapports de domination et l’ambivalence de nos demandes sont à l’œuvre.
Home Depot est le premier distributeur mondial de produits de bricolage - plus de 80 milliards de dollars de chiffre d’affaires, deux mille magasins -, l’équivalent aux Etats-Unis en taille XXL de nos Bricorama et autres Casto. Dans un communiqué publié cette semaine, la société annonçait le départ par « consentement mutuel » de son dirigeant numéro 1 : Bod Nardelli. Ce dernier part en empochant la coquette somme de 210 millions de dollars, soit près de 150 M€, après ce qu’on suppose être six ans de bons et loyaux services. Pour être rigoureux, ce joli magot se décompose en une indemnité de départ (20M$), le paiement de différents bonus, des actions, une retraite chapeau et divers autres avantages. Je n’ai aucune idée de la « performance » pendant sa période de gestion de M. Nardelli, et cet arrangement à l’amiable est sans doute pour les parties en présence un moyen d’éviter un long et coûteux contentieux, mais l’ampleur de la somme illustre de manière caricaturale le débat sur les rémunérations des dirigeants de grandes entreprises, d’autant plus que Bob Nardelli n’est absolument pas un des fondateurs de l’entreprise et qu’il a été malmené, ultime paradoxe, lors de la dernière assemblée générale de la société sur le montant de ses bonus... Cela s’appelle donc une récompense pour services non rendus.
Le même jour, un autre géant mondial de la distribution, Wal Mart, faisait l’objet de révélations sur une nouvelle politique de gestion des horaires. Mais revenons d’abord sur l’entreprise, icône d’une certaine « american way of life » et détentrice de bon nombre de records.
La société a été créée dans l’Arkansas en 1962 par Sam Walton et depuis elle a fait la richesse de sa descendance puisque les héritiers Walton occupent les premiers rangs des classements patrimoniaux mondiaux avec près de 15 milliards de dollars de fortune pour chacun d’entre eux ; Wal Mart est, de très loin, la plus grande entreprise de distribution au monde avec plus de 300 milliards de dollars de chiffre d’affaires, 11 milliards de dollars de profits, et 6500 magasins dans une quinzaine de pays dans le monde. A titre de comparaison, Carrefour, qui est le dauphin mondial de Wal Mart en matière de distribution, est trois fois plus petit...De façon plus intéressante Wal Mart est le premier employeur privé des Etats-Unis avec 1,3 million d’employés qui sont désignés sous le terme maison d’ « associates ». Aussi ce qui se passe en matière sociale chez Wal Mart a-t-il un impact sur l’ensemble des salariés aux Etats-Unis : ou bien eux ou un membre de leur famille est un des « associates », ou alors les pratiques sociales de Wal Mart, en raison de sa taille, se diffusent dans d’autres entreprises et ils en subissent quand même les conséquences. De façon symétrique la quasi-totalité des Américains sont, à un moment ou à un autre, des clients du distributeur qui clame et affiche partout son slogan « Always Low Prices » (« Toujours des prix bas »). La taille de l’entreprise est telle qu’elle est le principal contributeur au déficit commercial des Etats-Unis avec la Chine, puisqu’elle importe massivement des produits « made in China » pour tenir ses promesses sur les prix.
Depuis longtemps les pratiques sociales de Wal Mart ont été très fortement critiquées et servent de repoussoir ; salaires très faibles, pression importante sur les salariés, quasi-impossibilité de se syndiquer, discriminations massives... A tel point que des mouvements d’ampleur nationale (« Join America’s Campaign to change Wal Mart », qui détourne le slogan de l’entreprise en « Always high costs. Always », sous-entendu toujours des coûts, des dégâts, élevés pour les salariés) et internationale ont eu lieu pour changer la politique de l’enseigne ou freiner son expansion dans certains pays : ainsi en Allemagne, les mouvements de protestation ont contribué à arrêter les projets de développement du distributeur américain.
La ligne de défense de la société est toujours la même : pour garantir ces prix bas, et donc œuvrer en faveur des dizaines de millions d’Américains qui sont nos clients, nous devons être flexibles, réduire nos coûts, acheter les produits là où ils sont le moins chers... L’argument qui consiste ici à opposer les individus en fonction de leur position dans l’espace social, à certains moments salariés et à d’autres, clients, est cynique mais non dénué de fondement ; néanmoins on pourra rétorquer que les prix ne sont pas suffisamment bas puisqu’il reste 11 milliards de dollars de bénéfices, dont une part importante revient aux actionnaires, qui sont principalement, rappelons-le, les héritiers du fondateur... Charité bien ordonnée...
En raison de son gigantisme, toute initiative de Wal Mart en matière d’emploi est donc fondamentale - pour évoquer cet impact certains utilisent même le néologisme de « walmartisation » de l’économie ; la dernière annonce en date reste dans le droit fil des antécédents de la société.
L’idée est à la suivante : afin de coller aux besoins de ses clients, d’augmenter la productivité des effectifs et de continuer à caler ses coûts salariaux à la réalité de son business, les employés vont désormais ajuster leurs horaires en fonction de la fréquentation des magasins. Un afflux de clients, on vous appelle pour venir travailler ; une journée calme non prévue, vous restez chez vous. En clair, vous n’avez plus d’horaires fixes et prévisibles. Le système a été testé l’année dernière dans certains magasins et Wal Mart envisage désormais de l’étendre à l’ensemble de ses salariés. C’est rendu possible par l’arrivée de logiciels, déjà utilisés par d’autres sociétés de distribution, qui peuvent traiter de très nombreuses données en temps réel (affluence, vente, comparaisons avec des périodes de référence...) et organiser les horaires des équipes en fonction de ces données.
On voit bien l’intérêt pour Wal Mart, et d’une certaine façon pour les clients - toujours avoir assez d’employés pour les servir - de ces outils d’optimisation, et on comprend encore mieux le cauchemar potentiel pour les salariés. En plus d’une vie totalement désorganisée, avec une fragmentation croissante des séquences de travail, le système introduit des éléments d’incertitude permanents sur la rémunération puisqu’elle va désormais dépendre des heures de présence en magasin ; au bout du compte un salarié touchera peut-être les mêmes sommes sur une année mais ne saura jamais par avance sur quoi compter à la fin du mois. Les emplois chez Wal Mart étant peu qualifiés et les salaires y étant assez bas, on imagine les jours heureux à venir pour les « associés ».
Ainsi Wal Mart, en introduisant ce système de « temps de travail subi », va modifier en profondeur la vie de millions d’individus aux Etats-Unis, et va impulser un mouvement qui touchera l’ensemble de l’industrie de la distributiondans le pays, avant d’arriver peut-être près de chez nous. Petite nouvelle, grandes conséquences.
Le paysage que dessinent ces annonces concomitantes est troublant et inquiétant : d’un côté des rémunérations pour des dirigeants (Bob Nardelli) ou de gros actionnaires (les Walton) totalement délirantes et sans aucun lien avec la réalité de leurs entreprises et des hommes qui y travaillent, de l’autre une nouvelle forme de prolétariat corvéable à merci dans ces mêmes entreprises. Au milieu, les clients, nous, qui sommes parfois de petits actionnaires de ces sociétés, et aussi leur employés potentiels, ainsi pris entre deux feux, un peu hébétés devant ces richesses, un peu effrayés par ces changements qui nous rattrapent, contents malgré tout de payer tous ces produits toujours moins chers. Perdus.
Lentement nous sombrons donc dans la schizophrénie, mais un jour il faudra bien soigner nos troubles.
53 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON