Le vivre et la demeure
La préservation de la nature suppose celle de la liberté dans une société soutenable. En d’autres termes, une politique écologique véritable se fonde sur la renonciation à toute forme de domination - et de parasitisme coercitif qui tournerait à l’insoutenable et l’intenable. La réédition en collection de poche d’essais des Bordelais Jacques Ellul (1912-1994) et Bernard Charbonneau (1910-1996) invite à un ressourcement dans la pensée de deux pionniers de « l’écologie » pour qui l’amour de la nature est indissociable de celui d’une liberté vécue comme un combat permanent.
Des pionniers de « l’écologie » avaient prévenu depuis les débuts de la mécanisation : l’ébullition productiviste, consumériste et guerrière ne peut perdurer indéfiniment qu’au détriment de notre socle commun d’existence, c’est-à-dire du « vivre et de la demeure » d’une espèce inexplicablement acharnée à faire son propre malheur. Ne serait-ce que par son consentement à l’emprise d’une « organisation techno-scientifique » ne fonctionnant que pour elle-même ou par sa complaisante addiction à ce qui lui nuit gravement...
Or, une « démocratie authentique » suppose pour le moins, de la part de sa population, l’exercice de « vertus morales », à commencer par une lucidité agissante contre ce qui attaque la vie humaine à la racine...
S’il y a bien une prise de conscience qui devrait être considérée pour sa force d’évidence et d’urgence, c’est la suivante, inlassablement relayée par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau : « ce n’est pas à l’homme de s’adapter à la machine, mais à la machine de s’adapter à l’homme »... L’occasion de maîtriser une machinerie en expansion continue est-elle d’ores et déjà perdue ?
Le facteur technique
Professeur émerite en science politique à l’université de Bordeaux où il a fondé le premier cours de pensées politiques écologistes, Patrick Chastenet est le président fondateur de l’Association internationale Jacques Ellul.
A l’occasion du trentième anniversaire de la mort de son maître et ami, il publie une édition révisée et augmentée des entretiens qu’il a eu avec lui, entre 1981 et 1994 : « L’espérance et la liberté sont au coeur de toute son oeuvre ». Le 19 mai 1994, Ellul lâche prise et met un terme, dans sa maison de Pessac, à son combat contre le lymphome qui le minait.
Ellul et Charbonneau avaient vécu une « époque sans précédent », d’une guerre à l’autre, et se sont inscrit dans une « génération du refus », d’abord au sein de la mouvance personnaliste. Leur Manifeste personnaliste (1936) fait le constat de « l’impuissance de la politique face à la suprématie technicienne », remet en cause « aussi bien le productivisme industriel que l’injustice sociale » et entend créer une contre-société personnaliste à l’intérieur de la société globale. Nommé professeur à la faculté de droit de Strasbourg en 1938, Ellul exprime publiquement, après la signature de l’Armistice, ses craintes pour ses élèves alsaciens : ceux d’entre eux restés en Alsace courent le risque de servir de « chair à canon » dans l’armée allemande. Dénoncé par l’un de ses étudiants, il est révoqué par le gouvernement de Vichy. Alors, il s’improvise brièvement agriculteur dans une ferme en Gironde, avant de tenter de « passer de la Résistance à la révolution », à l’occasion d’une brève expérience politique à la délégation municipale de Bordeaux (31 octobre 1944-29 avril 1945), présidée le socialiste Fernand Audeguil (1887-1956). Refusant l’offre de Jacques Chaban-Delmas (1915-2000) d’être son colistier aux élections municipales de 1947, il se consacre à ses étudiants de la faculté de droit et de l’institut d’études politiques de Bordeaux – ainsi qu’à son oeuvre, comptant une cinquantaine de livres et plus d’un millier d’articles...
Un poste de préfet lui est proposé, mais sa femme, Yvette Lensfelt (1912-1991), le fait renoncer au nom de leur foi commune : « Le christianisme est fait pour servir, et pas du tout pour dominer et diriger »... Son maître-livre, La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), démontre que « la technique n’est plus un simple intermédiaire entre l’homme et le milieu naturel, mais un processus autonome obéissant à ses propres lois », avec son cortège de nuisances, en-dehors de tout contrôle humain. En fait, « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ». Dans Le Bluff technologique (Fayard, 1988), il constate que « l’homme s’est subordonné à l’informatique au lieu de la dominer » - il s’est juste créé un environnement artificiel plus contraignant encore, au risque de s’y dissoudre...
Une maxime le guide toute sa vie : « Penser globalement, agir localement ». Ainsi, il s’oppose à la balnéarisation de la côte aquitaine et au tourisme de masse de la France pompidolienne. Il estime que le courant écologique naissant alors « devrait se développer comme un contre-pouvoir, sans entrer dans le jeu politicien ».
Ellul tient son ouvrage de théologie, L’Espérance oubliée (Gallimard, 1972) également réédité par La Table Ronde, pour son livre préféré, car le plus « optimiste » dans un monde sans issue : après avoir constaté « l’expérience de perversion radicale, d’inversion, d’imposture » ressentie par l’humain dans une telle société asservie au mortifère mirage technicien, il conclut qu’il n’y a plus d’autre possibilité que l’espérance en acte pour s’affranchir du mensonge comme de déterminismes désespérants - et soulever l’histoire contre le délire infantile de toute-puissance : « L’acte révolutionnaire de l’espérance est, ne peut être que l’ouverture de situations qui se veulent fermées, la contradiction à des systèmes. Mais non pas pour les remplacer par d’autres systèmes ou d’autres organisations ou d’autres classes dirigeants (...) Elle ne s’incarnera jamais dans une organisation, dans un but final : elle est puissance en acte, jamais satisfaite et jamais incarnée. »
Au moins aura-t-il prévenu : « Seule la non-puissance peut avoir une chance de sauver le monde »...
Une « géographie de la destruction »
L’oeuvre de l’historien-géographe Bernard Charbonneau s’articule autour de « la tension entre le devoir pour l’homme de vivre sa liberté et l’impossibilité d’y parvenir ». Depuis la liquidation de la « civilisation agro-pastorale » en 1945 par les « technocrates aménageurs de territoire », le Français est embarqué de force à bord du char fou du « Progrès » sans pouvoir sauter en marche puisque c’est « en machines désormais que nous servons les machines » dans une société-machine dont l’emballement la précipite vers sa faillite et son néant... Impossible de fonder une « démocratie politique » sur une « infrastructure économique qui en est la négation »...
Pour Charbonneau, l’ennemi n’est pas la machine mais la « résignation satisfaite orchestrée sur l’air de : « on n’arrête pas le progrès »... L’urgence, c’est de « diriger la technique, c’est replacer la charrue derrière les boeufs », en sauvant ensemble la nature et la liberté – mais la charrue motorisée s’emballe et éventre jusqu’à la « nature humaine » sous le joug...
Bernard Charbonneau a avalé le calice jusqu’à la lie en voyant la cause de la nature prétendûment défendue par la « caste dirigeante de la société qui la détruit », accaparée par une nouvelle caste de politiciens confisquant l’écologie à leur seul profit pour la sempiternelle lutte des places : « La nature est à la mode dans les sociétés qui la ravagent : celle qui rase le bocage béarnais invente le parc national pyrénéen (... ) Si la nature est compromise, sa protection est un job d’avenir »... Voilà l’écologie « recyclée en produit de consommation, en spectacle ou en posture », vidée de sa « substance émancipatrice » pour mieux parasiter l’humain, une fois de plus... Les « écologistes » autoproclamés, tout à leur affaire de « déconstruction » et de démantèlement, prétendent même interdire à son Béarn de « prendre racine dans le réel ». Couper les racines et les ailes ?
Paru dix-huit ans après Tristes Tropiques de l’anthropologue Claude Levi-Strauss (1908-2009), Tristes Campagnes, réédité en poche par les editions l’échappée, fait le constat de l’avancée du « désert agrochimique » dans les campagnes qui n’en sont plus – et plus particulièrement dans son Béarn aux rivières jadis poissonneuses, changées en éviers ou en égoûts : « Ceux qui l’on envahi prétendent l’interdire à ceux qui y ont toujours vécu, qu’ils ont transformés en prolétaires. Ailleurs, on a tué pour beaucoup moins »...
C’est bien cela – et ça s’appelle un ethnocide : « On pleure les Indiens des autres, mais on tue les siens »... Ce sont les paysans que l’on chasse de leur ferme, en prétendant libérer les fermières... Mais de quoi, au juste ? Quand « l’intérêt général » est le faux nez de la productivité, de la rentabilité, du progrès, de la nécessaire-adaptation-aux-contraintes-concurrentielles et autres « politiques agricoles communes » exigeant l’élimination de l’exploitation agricole familiale de polyculture, la « grande industrie règne comme autrefois la religion » et le pays devient un « désert puant »...
Car « notre société bourgeoise et industrielle n’édifie plus que des carcasses – on peut dire structures – techniques camouflées par les délires superficiels et précaires, en plastique gonflable, donc dégonflables de l’art ». S’agissant de l’art, Charbonneau rappelle en pleine (im)posture pompidolienne qu’une « action révolutionnaire aurait la vertu de lui rendre, comme à la parole, sa dignité » - ainsi, il pourrait redevenir « force sociale, créateur de rites et de cérémonies ». Comment se prétendre « écologiste » et proclamer vouloir « protéger la nature » ou « sauverla planète » (voire « le climat »...) sans mettre en question la dogmatique d’une croissance exponentielle de « profits » inégalement répartis ?
Voilà venu le temps où « le vivre et la demeure » humains ne sont plus assurés de leur pérennité naturelle puisqu’objet d’un déni rageur dans un monde en voie de déréalisation accélérée...
Deux (re)lectures d’urgence avant « la fin du monde » annoncée – ou plutôt la désintégration d’un système d’exploitation spoliateur en phase terminale, au demeurant fort insignifiante à l’échelle de temps de l’univers.
Jacques Ellul, A contre-courant – Entretiens, La Table Ronde, collection « la petite vermillon », 192 pages, 8,90 euros
L’Espérance oubliée, La Table Ronde, 398 pages, 10,50 euros
Bernard Charbonneau, Tristes campagnes, l’échappée, 230 pages, 12 euros
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