Espagne : l’« éducation à la citoyenneté » sur la sellette
Les programmes de l’enseignement secondaire espagnol incluent depuis deux ou trois ans une nouvelle matière, appelée « éducation à la citoyenneté ». De nombreux parents, parfois organisés en association, et avec le soutien plus ou moins discret du principal parti d’opposition, ont réclamé la possibilité de faire objection de conscience, leurs enfants devant alors être dispensés d’assister aux cours et de passer des examens dans ladite matière. Le 9 juillet, le tribunal de La Rioja a considéré que le recours de l’un de ces parents était fondé.
Depuis 2006, à la suite d’une initiative du gouvernement de M. Zapatero, une nouvelle matière est enseignée dans les établissements secondaires espagnols : l’éducation à la citoyenneté (Educación para la Ciudadanía, ci-après appelée EpC). Pour faire comprendre au lecteur français ce dont il s’agit, on peut dire que l’EpC est une espèce de cours d’éducation civique, tout particulièrement orienté vers la défense et l’illustration de ce qu’on désigne outre-Pyrénées sous le joli nom de convivencia (et qui correspond plus ou moins à notre vivre-ensemble). C’est un sujet qui a été assez peu couvert par les médias francophones, alors qu’il occupe une part non négligeable des pages nationales des grands quotidiens espagnols ; j’ajoute que le débat à propos de l’éducation à la citoyenneté peut avoir un certain intérêt à l’heure où, en France, le retour des cours de morale est à l’ordre du jour.
L’EpC a dès le début suscité de nombreuses protestations, notamment de la part de l’Église catholique et des milieux libéraux et conservateurs, pour des raisons multiples (inquiétude quant à la concurrence entre morale catholique et la morale telle que définie par le Parti socialiste, ou opposition de principe à ce qui est considéré comme un endoctrinement de la jeunesse dans les établissements publics). De nombreux parents ont revendiqué un droit à l’objection de conscience, qui permettrait à leurs enfants de ne pas suivre les cours d’EpC, et surtout d’échapper aux examens dans ladite matière. On ne sait toujours pas ce qu’il en est précisément de ce droit à l’objection de conscience.
L’Espagne étant un pays bien moins centralisé que son voisin du Nord, les programmes détaillés de l’EpC sont fixés dans chaque communauté autonome (équivalent espagnol des régions françaises, avec des pouvoirs beaucoup plus étendus) ; la mobilisation des parents, des associations et partis politiques est donc très variable : les communautés autonomes gouvernées par le Parti populaire (PP, parti de droite qui recouvre un assez large spectre politique, du centre-droit aux nationalistes espagnols modérés en passant par les libéraux-conservateurs) ont défini des contenus « allégés » pour l’EpC (assez proches de ce qu’est l’éducation civique en France), tandis que les communautés autonomes gouvernées par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, parti de gauche à spectre également assez large) en ont souvent rajouté dans la lutte contre les discriminations, la promotion de la théorie du genre, etc.
Mercredi dernier (le 9 juillet), le tribunal supérieur de la communauté autonome de La Rioja (petite région située au sud de la Navarre) a rendu un jugement extrêmement critique au sujet de l’EpC, en reconnaissant à un parent d’élève le droit d’exercer l’objection de conscience. Un jugement allant dans le même sens avait été rendu en mars 2008 par le tribunal supérieur de la communauté autonome d’Andalousie, mais avec des attendus moins détaillés. L’exposé des motifs du jugement rendu cette semaine est particulièrement éclairant :
« La diffusion par l’État, au moyen du système éducatif, de valeurs qui ne sont pas inscrites dans la Constitution [...] contrevient à l’article 27-3 de cette même Constitution ; cet article, en garantissant aux parents le droit à ce que leurs enfants reçoivent une éducation religieuse et morale en accord avec leurs convictions, instaure un espace de liberté personnelle sur lequel les pouvoirs publics ne sauraient empiéter, et interdit toute formation idéologique définie de façon contraignante par l’État ».
L’auteur de l’article d’El Mundo [le plus modéré des quotidiens de droite espagnols, qu’on peut situer légèrement à droite du Figaro] sur lequel je m’appuie (édition du 10 juillet 2008, p. 11 - une version courte de l’article est disponible en ligne à cette adresse) expose de façon remarquablement claire la différence entre ce que peut et ne peut pas être l’éducation civique dans une démocratie libérale : « Ainsi, alors que dans les termes de la Constitution, est exigé « le respect des principes démocratiques de vie en société1 », les décrets royaux [en Espagne, les lois votées par la Chambre des députés sont promulguées par décret royal] qui réglementent l’éducation à la citoyenneté imposent l’acceptation de ces principes en tant que valeurs morales. » En effet, c’est bien là qu’est le problème.
Prenons un exemple. La loi permet aux hommes et aux femmes d’avoir accès au marché du travail. Il est parfaitement légitime que cette information soit donnée aux élèves dans le cadre d’un cours d’éducation à la citoyenneté. L’enseignant peut être amené à exiger de l’élève qu’il réponde « oui » à la question « une femme a-t-elle le droit d’occuper un emploi salarié ? » Si l’élève répond « non » à cette question, il aura une mauvaise note, et c’est bien normal. En revanche, rien n’interdit à un élève dont les parents seraient, mettons, commerçants dans un petit bourg de Galice (j’espère n’offenser aucun commerçant galicien), de penser que les femmes seraient bien mieux à la maison. Si l’enseignant lui demande ce qu’il pense du travail des femmes, et que l’élève répond : « il est préférable que les femmes restent à la maison pour faire le ménage et élever leurs enfants », l’enseignant n’a pas à sanctionner l’élève, par une punition ou une mauvaise note. (Il peut éventuellement lancer un débat avec les autres élèves sur cette question, ou donner un sujet de rédaction dans lequel les deux points de vue devront être confrontés.) [Précisons tout de même, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que l’auteur de l’article ne voit bien entendu pas le moindre inconvénient à ce que les femmes exercent une profession salariée, et qu’il considère le point de vue opposé comme une curiosité sociologique...]
La distinction entre principes du droit et valeurs morales doit impérativement rester sauve. L’école publique peut enseigner que les hommes et les femmes ont également accès au marché du travail. Elle ne peut pas enseigner qu’il est bon pour une femme de travailler. Dans le contexte actuel, un élève qui, dans une rédaction, mentionnerait sans la contester la loi garantissant à tous l’accès au marché du travail sans distinction de sexe, mais conclurait en disant qu’il ne voit pas d’inconvénient à ce que la différence sexuelle se traduise dans la société par un partage des tâches, pourrait théoriquement – théoriquement, car il faut avoir confiance dans le bon sens des enseignants – être sanctionné par une mauvaise note. (Il a en effet opéré une discrimination, discrimination définie dans les programmes comme le mal absolu). C’est tout de même gênant.
Finalement, ce jugement tend à confirmer que le gouvernement de M. Zapatero, avec l’éducation à la citoyenneté, a pris une initiative qui pose plus de problèmes qu’elle n’en règle. Le caractère fantaisiste de certaines adaptations régionales de l’éducation à la citoyenneté, qui demandent aux enseignants de faire la promotion de la théorie du genre, était déjà un indice assez révélateur. En recentrant l’éducation à la citoyenneté sur le fonctionnement des institutions démocratiques et les grands principes de la vie en société, cela permettra sans doute d’éviter des années d’allers-retours entre les tribunaux locaux, supérieurs et le Tribunal Supremo (équivalent de notre Cour de cassation, qui doit d’ailleurs prochainement juger en appel l’affaire andalouse évoquée plus haut, dans laquelle, de la même manière, un parent d’élève demande à exercer son droit à l’objection de conscience).
Terminons sur un autre extrait des attendus de ce jugement du mercredi 9 juillet : « Le texte réglementaire [définissant les contenus de l’éducation à la citoyenneté] révèle une prétention manifeste à inculquer aux élèves une conscience morale concrète, appelée « conscience morale civique », qui serait une sorte de morale publique, en leur imposant comme normes morales une série de valeurs concrètes choisies par l’État à un moment historique déterminé, érigeant ainsi l’État en « endoctrineur » [adoctrinador n’a, je crois, pas d’équivalent en français] de l’ensemble des citoyens sur le plan de valeurs et des vertus civiques, puisqu’il tente de faire passer et d’imposer des comportements correspondant à une morale concrète, sortie de la neutralité. » [J’avoue ne plus très bien suivre les magistrats sur ces derniers mots, ne voyant pas très bien ce que serait une morale neutre – moral neutra – il me semble qu’ils reprochent à l’éducation à la citoyenneté d’être un cours de morale mal déguisé, tout simplement].
Le terme d’adoctrinador, qui a tout de même une certaine force critique, et que les magistrats n’ont sans doute pas employé à la légère, me conforte dans l’opinion que, dans l’intérêt même de la convivencia, de la paix civile, il serait préférable que le gouvernement de M. Zapatero fasse, au moins en partie, machine arrière.
1 - L’article 27-2 de la Constitution espagnole de 1978 est ainsi formulé : « L’éducation aura pour objet le plein développement de la personnalité humaine dans le respect des principes démocratiques de vie en société (convivencia) et des droits et libertés fondamentaux. »
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