La douleur du membre fantôme
Lorsque le corps humain subit une amputation, il arrive au patient de ressentir parfois pendant des mois, ce que les neurologues appellent la "douleur du membre fantôme", c’est-à-dire celle qui siège dans la partie amputée. Le corps parlementaire français en serait-il lui aussi victime ? N’a-t-il toujours pas réalisé qu’il s’était amputé lui-même de sa souveraineté ? En effet, comme lors de la discussion relative à la transposition des directives OGM en mars dernier, ce sont cette fois des directives "antidiscrimination" qui font râler les parlementaires français et que - tenez-vous bien - ils tentent d’amender ! Il s’agit pourtant des mêmes élus qui ont dit "oui" à tous les traités européens, y compris la Constitution européenne et le traité de Lisbonne qui la recycle malgré le "non" du 29 mai.
Voici une nouvelle démonstration de ce qui est soit de l’hypocrisie, soit de la schizophrénie. Sont-ils toujours autopersuadés que l’on construit une "Europe française" ou bien nous prennent-ils pour des imbéciles ? Ils chantent à tue-tête les louanges de l’Europe unique et reçoivent ensuite les directives et règlements européens - déjà 17 000 actes - comme des douches froides, qu’ils peinent à transposer, faisant encourir à la France des condamnations pécuniaires pharaoniques par la Cour de Luxembourg - 586 964 203 euros provisionnés en 2008 au titre des litiges communautaires ! -, s’apercevant que leur "Europe" adorée ne produit pas ce qu’ils en espéraient, et que leurs gesticulations sont désormais vaines. Pas plus que ceux qui l’ont précédé, le traité de Lisbonne, qui transfert soixante-huit nouvelles compétences à Bruxelles et consacre quarante ans de jurisprudence sur la primauté du droit européen, y compris sur la Constitution française, ne permet aux parlements nationaux de s’opposer au moindre texte européen.
Quatre directives "communautaristes"
Cette fois, l’ire parlementaire est dirigée contre quatre directives communautaires relatives à l’égalité de traitement (2000/43/CE du 29 juin 2000, 2000/78/CE du 27 novembre 2000, 2002/73/CE du 23 septembre 2002 et 2004/113/CE du 13 décembre 2004). Selon la Commission européenne qui, comme c’est sa mission, veille activement à l’application du droit communautaire, nos chambres de transposition du droit européen - pardon, le législateur français - ont omis d’inscrire en droit national la définition des discriminations directes et indirectes, du harcèlement moral et du harcèlement sexuel, les dispositions interdisant d’enjoindre et de pratiquer une discrimination, ainsi que celles assurant la défense des victimes. C’est pourquoi la Commission de Bruxelles a engagé à l’encontre de la France trois procédures d’action en manquement, le délai expirant le 15 août 2008 pour certaines des transpositions nécessaires.
Ce que reprochent les sénateurs à ces textes européens, c’est qu’ils imposent des définitions qui considèrent comme une discrimination toute situation où une personne "est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable" en raison de son sexe, de ses origines ethniques, de sa vie privée, de sa religion ou de ses convictions politiques. Le 9 avril dernier au Sénat, le rapporteur du texte, Muguette Dini, membre du très européen groupe parlementaire de l’Union centriste-UDF, a osé bousculer le dogme ("c’est-européen-donc-c’est-bien") en appelant ses collègues à "ne pas fermer les yeux sur le contenu du texte" qui risque de "nous entraîner sur le chemin du communautarisme", sous les applaudissements de la majorité sénatoriale. Sur le ton de celle qui vient de faire la découverte du siècle, elle s’insurge contre cette approche "inspirée des pays anglo-saxons", qui "incite à la mise en exergue des identités particulières" et abolit un principe essentiel du droit français : "Toute différence de traitement ne constitue pas nécessairement une discrimination et certaines d’entre elles sont légales." Le président de la commission des Affaires sociales du Sénat, Nicolas About (Union centriste-UDF, lui aussi, donc très "européen") lui a emboîté le pas en jugeant "très regrettable" que les gouvernements français successifs n’aient pas défendu "la conception républicaine de l’égalité" lors de la négociation des directives, visant sans les nommer Lionel Jospin, Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin [1].
"La Commission n’hésitera pas à saisir la Cour de justice européenne, qui lui donne raison dans 95 % des cas"
Mais depuis quand y a-t-il une majorité qualifiée au Conseil, pour suivre la France dans son approche irriguée du droit romain, et qui aurait la même conception que nous de l’égalité ? L’on pourrait décliner ainsi la question au sujet des OGM, de la bioéthique, du commerce, du rapport aux Etats-Unis, etc. "Parmi les Gaulois, les Germains et les Latins, beaucoup s’écrient : ’Faisons l’Europe !’ Mais quelle Europe ? C’est là le débat", rappelait le général de Gaulle au cours de sa conférence de presse du 23 juillet 1964. Que nos conceptions soient de plus en plus souvent minoritaires en Europe ne date pas d’hier. Que malgré tout, la France s’obstine à signer des traités qui la lient, pour un nombre croissant de domaines, au bon vouloir de la Commission et à la règle majoritaire du Conseil, non plus. Que le droit européen s’impose au droit français, à commencer par le gouvernement et le Parlement chargé de le transposer, encore moins.
Et pourtant, c’est dans un élan quasi souverainiste que la droite sénatoriale et certains socialistes ont joint leurs voix à celles des centristes, pour adopter des amendements modifiant le projet de loi du gouvernement, c’est-à-dire la directive ! Il s’agit d’éviter des "condamnations fondées sur de simples suppositions et des hypothèses invérifiables". C’est la très nature Nadine Morano, secrétaire d’État à la famille, qui au nom du gouvernement a rappelé aux peu sages sénateurs que "la Commission européenne nous a demandé très explicitement de reprendre sa définition des discriminations. Si le Parlement retient une autre définition, la Commission n’hésitera pas à saisir la Cour de justice européenne, qui lui donne raison dans 95 % des cas". Et elle a 100% raison.
Quand traité après traité et contre l’avis du peuple, on s’est débarrassé du pouvoir, il ne faut pas se plaindre de ne plus l’avoir. On ne peut pas donner, puis crier : "Au voleur !"
ChB
*L’Observatoire de l’Europe
[1] Le sénateur About et sa collègue Dini seraient bien inspirés d’aller aussi vérifier le sens des votes de ceux de leurs collègues eurodéputés qui, à Strasbourg, ont accepté ces directives sans broncher. Ainsi, le 10 mai 2000 au Parlement européen, la totalité des eurodéputés français des groupes PPE-DE (dont RPR, UDF), PSE (socialistes) et Verts avaient voté le rapport Thomas Mann sur le projet de directive finalement adoptée le 27 novembre 2000 ("égalité de traitement entre les personnes en matière d’accès à l’emploi et au travail"). Sur les projets de directive "égalité de traitement entre les personnes sans distinction raciale ou ethnique" (2000) et "discrimination fondée sur le sexe dans l’accès à des biens et services" (2004), les eurodéputés PS et UDF avaient voté "pour", tandis que le RPR (puis UMP) avait voté "contre".
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