Il y a six mois, la Roumanie avait tenté de célébrer deux décennies de la chute du régime Ceausescu, moment historique qui aurait dû marquer l’ouverture du pays vers le monde libre, une ouverture caractérisée essentiellement par le rapprochement vers l’économie de marché libre et vers la liberté d’expression. Pourtant, cette date anniversaire s’est transformée, à travers le pays, en un retour en arrière de la mentalité quasiment collective du peuple roumain, où les gens se retrouvaient vingt ans plus tard dans une situation encore plus précaire que celle qu’ils avaient vécu avant la chute de Ceausescu.
Pour ceux et celles qui ne le savent pas, le couple Elena et Nicolae Ceausescu a été condamné, par le tribunal
ad hoc constitué en décembre, à la peine de mort et à la saisie de ses avoirs et de sa richesse personnelle. Les deux plus graves chefs d’accusation pour lesquels le couple Ceausescu a été fusillé 25 décembre 1989
(le jour de Noël !) étaient :
« génocide par la famine et sapement de l’économie nationale »[1]. . La peine de mort est abolie en Roumanie, immédiatement après l’exécution du couple Ceausescu, ce qui veut dire que la dernière semaine de l’année 1989 a été la plus importante et la plus significative de toute l’année, de sorte qu’on peut dire que l’année 1989 est à la fois
« l’année de la dernière exécution et l’année de l’abolition par la loi de la peine de mort en Roumanie » [2]
Vingt ans après les événements de décembre 1989, appelés « Révolution » d’après les uns, ou « coup d’état » d’après les autres, le peuple roumain tout entier se trouve dans une situation désespérée, caractérisée par :
- 1. Une dette publique externe d’environ 78 milliards d’euros (en décembre 1989 la Roumanie avait un surplus au budget d’état d’environ 3 milliards de dollars) ;
- 2. Un déficit budgétaire qui se chiffre à environ 8,1% du PIB roumain et qui risque de s’accentuer en l’absence des mesures efficaces de reprise économique ;
- 3. Un taux de chômage qui augmente frénétiquement d’un trimestre à l’autre, dû, d’une part, à l’impossibilité du marché de l’emploi d’absorber la force de travail existante et, d’autre part, aux licenciements forcés, tant dans le secteur privé que dans le secteur public ;
- 4. Une inflation qui reste à peine contrôlée par la Banque Nationale de la Roumanie ;
- 5. Un système de santé et un système d’éducation qui sont quasiment à terre ;
- 6. Un niveau de production réelle quasi-inexistant (la quasi-totalité des unités de production nationales – fabriques, usines, entreprises – développées avant la chute du régime de Ceausescu, ont fait l’objet d’une suite de privatisations forcées et/ou d’un démantèlement bien calculé d’avance, dans le but de rendre le pays tributaire de importations et d’enrichir un poigné de politiciens et des hommes d’affaires corrompus, suite à des gros commissions de vente reçues) ;
- 7. Une croissance alarmante des importations nettes, caractérisée par des importations qui excèdent largement les exportations, y compris pour les aliments (80% des aliments consommés en Roumanie sont importés, malgré le fait que la Roumanie – pays à vocation agricole – possède la capacité d’assurer l’autosuffisance des produits alimentaires et plus encore, même d’exporter de tels produits) ;
- 8. Un niveau de corruption qui place la Roumanie au 71e rang parmi les pays les plus corrompus au monde selon les chiffres publiés par Transparency International[3] ;
- 9. Des politiciens (toute proportion gardée) incompétents et rapaces qui, une fois arrivés au pouvoir, placent aux postes décisionnels de grande responsabilité leur propre clientèle politique tout aussi incompétente qu’eux-mêmes ;
- 10. Des mouvements syndicaux dont les chefs sont asservis, à tour de rôle, à tous ceux qui arrivent au pouvoir ;
- 11. Un taux de suicide alarmant au sein de la population roumaine de tout âge ;
- 12. Des citoyens du « troisième âge » dont l’espérance de vie réelle est visiblement raccourcie par une mauvaise qualité de vie et qui arrivent à peine à survivre, grâce aux petits montants d’argent envoyés par leurs enfants qui travaillent à l’extérieur du pays ;
- 13. Des nouveaux-nés et des gamins qui sont abandonnés ou offerts pour l’adoption, vu le fait que leurs parents naturels se trouvent dans l’impossibilité de leur assurer les conditions normales de vie, qui se résument parfois à même la consommation autonome ;
- 14. Des jeunes qui ne voient aucun avenir en Roumanie et qui cherchent définitivement à quitter le pays pour n’importe quelle destination accessible dans ce monde.
Et ceux-ci ne représentent que les plus importants aspects de cette situation catastrophique qui est en train de faire glisser le pays d’un état d’anarchie contrôlée vers un état de chaos incontrôlable.
La Roumanie est d’ailleurs un pays devenu membre de l’OTAN le 29 mars 2004 et de l’UE le 1er janvier 2007, sans pour autant avoir reçu, par voie référendaire, la bénédiction du peuple roumain, ni pour l’adhésion à l’OTAN, ni pour l’adhésion à l’UE. Autrement dit, le peuple roumain ne compte plus dans toute cette histoire contemporaine de la Roumanie. Le peuple roumain, ce n’est que celui qui est appelé à voter une fois tous les quatre ans, après quoi, ce magnifique peuple demeure complètement oublié pendant l’exercice du mandat politique. Et plus encore, ce mystérieux peuple roumain qui, pendant la période électorale devient brusquement le meilleur ami de toutes les forces politiques du pays, redevient tout aussi brusquement, après les élections locales, législatives et/ou présidentielles, rien d’autre que le pire ennemi de ceux qui ont gagné les élections. Comment vote-t-on dans ce pays ? Eh Seigneur, ici on trouve des éléments d’une originalité exceptionnelle, qui expliquent bien entendu le grand paradoxe roumain : on vote pour ceux qui vont nous punir, dès le moment qu’ils vont arriver au pouvoir !
Mais comment on vote, quand même, dans un beau pays comme le mien, où les gens ont été appauvris par tous ceux qui se sont partagés le pouvoir depuis la chute du régime Ceausescu, en décembre 1989 ? Si l’on part de l’hypothèse que tout le monde est à vendre et que chacun a son prix, alors les gens pauvres se vendent toujours moins cher que les riches. C’est bel et bien le cas du peuple roumain qui, tout en sachant que le choix fait le jour des élections pourrait bien changer sa vie, se vend pour équivalent de 10 euro ou encore, pour des produits « cheap » du genre d’une bouteille d’un litre d’huile de table, d’un paquet de sucre d’un kilo, d’un demi kilo de produits de charcuterie ordinaire, ou pire encore, sur des soi-disant produits électoraux tels que des T-shirts, des allume-cigares, des casquettes, des stylos à bille, des porte-clés en plastique, etc., portant le logo du parti politique qui, une fois arrivé au pouvoir, va l’attaquer cruellement par toute sorte de mesures radicales anti-populaires et toujours contraires aux promesses faites pendant la campagne électorale. Voilà un peu le tableau sombre d’un pays dont le peuple qui n’a quasiment pas son mot à dire face à tous ceux et celles qui se nomment avec fierté leurs élus de droit et qui, une fois arrivés au pouvoir, se fichent complètement de leurs électeurs. C’est vraiment le cas spécial d’une démocratie tout à fait « originale », où le peuple, toute proportion gardée, soit n’existe pas, soit est masochiste dans le vrai sens du terme.
Si l’on prend en ligne de compte les mesures d’austérité mises en place par le Gouvernement Roumain pendant cette période difficile, que l’humanité traverse dans le contexte d’une crise artificiellement induite, on constate encore une fois qu’on a affaire à des élus qui ont tout simplement déclaré la guerre à ceux et celles qui les ont élus. Comment pourrait-on appeler les soi-disant « mesures d’austérité » qui vont sabrer 25% du revenu net chez les budgétaires, et respectivement 15% sur les revenus nets de pension de retraite de chaque bénéficiaire raccordé au système unique de pension de retraite et cela, dans le contexte où la pension de retraite minimum compte pour l’équivalent de 80 euros et le revenu net budgétisé minimum pour environ 150 euros ? Que peut-on dire du fait que le Gouvernement Roumain vient d’annoncer des mesures encore plus dures, telles que le retrait des subventions accordées pour le payement des utilités (chauffage, électricité, eau chaude, etc.), la réduction de 15% des revenus de chômage et des autres bénéfices sociaux (revenus d’aide sociale, revenus d’allocation pour les enfants et pour les familles monoparentales), la réduction de 15% de la subvention pour l’hébergement et la nourriture des étudiants, ainsi que la réduction de 25% des bourses d’études accordées aux étudiants roumains ? Et voilà ce qu’on appelle « la cerise sur le gâteau » : le Gouvernement Roumain vient d’annoncer et de mettre en place l’augmentation de 5% de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), de 19% à 24%, ce qui fait augmenter encore plus le niveau général des prix à la consommation, dans le contexte où le revenu net disponible de la plupart des citoyens a été diminué par les autres mesures d’austérité, ci-dessus présentées.
Et tout cela se passe dans un pays membre de l’Union Européenne, où le niveau général des prix pratiqués en Roumanie est harmonisé au niveau général des prix des autres pays membres de l’UE. Bien plus encore, certains produits se vendent en Roumanie à des prix quasiment intangibles par la plupart des consommateurs roumains, prix qui parfois dépassent le niveau moyen des prix pratiqués dans les autres pays membres de l’UE, pour les mêmes produits.
En fin de compte, qu’est-ce que la Roumanie d’aujourd’hui ? A l’évidence, il ne s’agit plus d’un pays souverain et respecté, d’un pays dont l’actuelle capitale administrative – Bucarest – était surnommée « le petit Paris », pendant la période d’entre les deux guerres mondiales. Pire encore, la Roumanie d’aujourd’hui, ce n’est plus un pays en tant que tel, mais plutôt une région géostratégique située au carrefour des grands intérêts économiques et militaires mondiaux, qui sert à la fois d’espace idéal de consommation pour toutes sortes de produits importés et de terrain d’emplacement stratégique des batteries antimissiles états-uniennes.
A part cela, la Roumanie est un très beau pays où les gens crèvent de faim, où les plus âgés n’ont plus les moyens de se procurer les médicaments nécessaires, où les citoyens les plus démunis n’arrivent plus à se payer le panier du jour, où les jeunes sont quasiment obligés de quitter le pays pour trouver une vie normale ailleurs, où les enfants sont abandonnés ou offerts pour l’adoption étant donné le fait que le marasme économique et social dans lequel est plongé le pays ne permet plus aux parents naturels d’assurer la survie de leurs enfants, où le retrait de la subvention pour le chauffage, l’électricité et l’eau chaude va obliger les gens à réduire la consommation d’eau chaude et de vivre dans le froid et dans l’obscurité. On estime que pour les enfants et les plus âgés, l’hiver qui vient sera catastrophique.
Et pourtant, vingt ans auparavant, le couple Ceausescu avait été accusé de génocide par famine, de crimes contre l’humanité, de sapement de l’économie nationale, de la destruction du pays, etc. Avant de prononcer la sentence définitive, le Procureur en Chef du procès accusait le couple Ceausescu en affirmant, entre autres :
« On connaît cette situation. La situation catastrophique de ce pays dans le monde entier. Chaque citoyen honnête qui a travaillé durement ici jusqu’au 22 décembre sait que nous n’avons pas de médicaments, que vous avez tué des enfants et des autres gens de cette façon, cela là non rien à manger, aucun chauffage, aucune électricité »[4].
Avant que le couple Ceausescu ne soit fusillé le 25 décembre 1989, le Procureur en Chef du procès donnait la sentence définitive et exécutoire contre le couple Ceausescu, en s’adressant au Président estimé de la Cour :
« aujourd’hui nous devons passez au verdict sur les accusés Nicolae Ceausescu et Elena Ceausescu. Qui ont commis les violations suivantes : Crimes contre les gens. Ils ont effectué des actes qui sont incompatibles avec la dignité humaine et la pensée sociale ; ils ont agi d’une façon despotique et criminelle ; ils ont détruit les gens dont les leaders, ils ont prétendu être la cause des crimes commis contre les gens, je plaide, de la part des victimes de ces deux tyrans, pour la condamnation à mort pour les deux accusés »[5].
En regardant la situation de décadence socioéconomique accélérée de la Roumanie pendant les deux dernières décennies, on ose demander à tous nos politiciens qui ont gouverné l’Etat Roumain depuis décembre 1989, quelle est leur opinion par rapport aux chefs d’accusation pour lesquels le couple Ceausescu avait reçu le dernier châtiment ?