Le chanoine honoraire et la République constantinienne
Le 20 décembre dernier, le président Sarkozy, reçu comme chanoine honoraire à la basilique Saint-Jean-de-Latran, prononçait un discours dont le contenu déclencha un débat politique et médiatique d’une rare violence. C’est tout juste si la République n’était pas en danger et son président suspecté de haute trahison !

Et, pourtant, nulle part dans ce discours n’était mis en cause le principe de laïcité, c’est-à-dire de séparation entre les Eglises et l’Etat cher à notre République. Bien au contraire, celui-ci se trouvait réaffirmé comme « un fait incontournable », de même que la liberté religieuse, définie comme « liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de pratiquer une religion et liberté d’en changer », ce qui est la reprise presque intégrale de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Certes, dans l’un des paragraphes, on trouvait bien une phrase un peu maladroite sur les capacités estimées inégales du prêtre et de l’instituteur à transmettre des valeurs, phrase reprise abondamment par les médias, mais tronquée de sa seconde moitié et de son contexte qui en atténuaient sensiblement le poids. Une fois de plus, les médias se sont livrés à leur jeu favori d’organisateurs de combats de coqs, au lieu de proposer à leurs lecteurs et auditeurs une analyse intelligente et honnête.
A bien des égards courageux et remarquable, le discours du président pouvait s’interpréter en effet comme une tentative pour moderniser la laïcité, c’est-à-dire organiser de manière saine et constructive les relations entre un Etat démocratique et les différentes familles religieuses (et aussi philosophiques) d’une société civile devenue pluraliste et s’assumant comme telle.
Comment expliquer alors ce déchaînement de critiques venues parfois
de milieux dont on se serait attendu le moins ? Pour répondre, il faut
se livrer à une sorte d’analyse en profondeur de l’inconscient
politique français.
Rappelons d’abord que la France, comme toute l’Europe, a été façonnée
dans ses institutions politiques et sociales par ce que l’on désigne
sous le nom de modèle constantinien. Ce modèle prend naissance non pas
sous l’empereur Constantin (qui, à tort, lui a donné son nom), mais
avec le décret de 380 de l’empereur Théodose faisant du christianisme,
persécuté durant trois siècles, la religion officielle de l’Empire
romain. En contradiction avec la distinction évangélique entre Dieu et
César, va s’instaurer alors en Occident, durant près de quinze siècles,
une collaboration organique entre le pouvoir politique et le pouvoir
religieux, entre l’Eglise et l’Etat.
Il faudra attendre l’avènement des Lumières et surtout la naissance des premiers Etats démocratiques modernes à la fin du XVIIIe siècle, puis au XIXe siècle, pour que l’Occident sorte de ce modèle.
Or, une telle « sortie de la religion » est loin d’aller de soi, comme le montre les nombreuses nations du monde, en pays d’islam notamment, qui vivent la confusion permanente du politique et du religieux. Et, dans l’Occident lui-même, cette évolution s’est réalisée avec plus ou moins de facilité. Elle a été dans l’ensemble pacifique dans les pays anglo-saxons et d’Europe du Nord, les Etats et les Eglises réussissant à pacifier leurs relations et à les organiser sur un mode constructif.
En France, il en est allé différemment. Le rejet de l’Ancien Régime, réalisé au travers de la violence révolutionnaire, s’est très vite coloré de passion anti-religieuse, l’Eglise étant jugée compromise (pas entièrement à tort d’ailleurs !) avec le pouvoir royal. Tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la guerre de 14/18, notre histoire nationale est faite d’un long affrontement entre le clan des héritiers de la révolution et celui des catholiques. Parvenus au pouvoir au début de la IIIe République, les républicains, pour la plupart athées ou agnostiques, vont alors bâtir un modèle unique au monde et que nombre de Français, sans y avoir vraiment réfléchi, s’imaginent exemplaire et universel.
Que s’est-il passé en réalité ? Dans leur volonté refondatrice, les révolutionnaires puis les républicains ont voulu remplacer non seulement la monarchie par la République, mais aussi substituer à la vieille religion catholique qui servait tant bien que mal à légitimer le pouvoir royal, un ersatz de religion puisé à l’esprit des Lumières : l’idéologie républicaine laïque. Résultat : par suite de cette surprenante alliance du sabre républicain et du goupillon laïc, la France n’est pas encore vraiment sortie du modèle constantinien. Elle n’est pas devenue une démocratie apaisée reconnaissant franchement et sans réticence le pluralisme religieux et idéologique, elle se refuse à limiter le rôle de l’Etat à la gérance des réalités temporelles et entend qu’il exerce un rôle normatif, au niveau des valeurs spirituelles.
Dans les profondeurs de la société civile cependant, ce pluralisme va de soit et s’impose spontanément, en particulier chez les jeunes. Ces derniers ne craignent pas d’afficher leurs appartenances religieuses ou philosophiques, de parler de leur recherche spirituelle y compris dans ce qu’elles peuvent avoir de plus exotique. D’où la déstabilisation du camp laïc qui ne s’attendait absolument pas à ce retour du « refoulé », cela même alors que l’Église catholique a depuis longtemps pris acte de ces évolutions et s’accommode fort bien de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Plutôt que de se gausser des Américains qui depuis toujours reconnaissent le pluralisme religieux, sans doute à l’excès, les Français feraient bien de se dire que c’est leur modèle qui est archaïque car il n’est que le décalque sécularisé du vieux modèle constantinien ! Et s’imaginer que ce modèle puisse demain avoir vocation universelle, s’appliquer à l’Europe par exemple, fait figure de douce rêverie !
Il est intéressant de noter que le président Sarkozy se montre, lui, très conscient de ces évolutions. Et il en tire les conséquences : reconnaître le rôle positif que peuvent jouer les religions dans une société en quête de sens, rôle qu’un Etat limité à la gérance temporelle des choses ne peut pas assumer. D’où son appel : « dans ce monde paradoxal, obsédé par le confort matériel, tout en étant chaque jour de plus en plus en quête de sens et d’identité, la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu’ils sont et ce en quoi ils croient ». Catholique bien peu exemplaire lui-même, il disait cela face à des catholiques. Mais s’adressant à d’autres familles spirituelles, il a dit ou pourrait dire de même que l’on a besoin de protestants convaincus, d’orthodoxes, de juifs, de musulmans, de bouddhistes et, pourquoi pas, de francs-maçons convaincus.
Ainsi comprise, la laïcité n’est en rien le retour à un régime théocratique ou clérical ; elle est bien au contraire l’abandon, par l’Etat républicain, des vieux oripeaux qui lui restent encore du modèle constantinien. C’est pourquoi cette laïcité-là peut, à juste titre, être qualifiée d’ouverte ou de positive. L’État s’y veut pragmatique et modeste, en charge du bien commun de la société et non maître de vérité et de sagesse. Il ne s’agit plus de légitimer un régime politique particulier par une référence religieuse, mais de ne pas évacuer le religieux de l’horizon culturel et éthique de la société, faute de quoi le totalitarisme menace.
Gérard Donnadieu
Sociologue et théologien
Plus d’articles, abordables par tous, sur www.reveillerleurope.com/blog
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