Le lobbying à Bruxelles : une menace pour la démocratie ?
On estime actuellement que 3000 groupes d’intérêts employant jusqu’à 10 000 personnes font du lobbying d’une manière ou d’une autre à Bruxelles. Les fédérations commerciales européennes représenteraient un tiers de ces groupes, les bureaux de consultants un cinquième, les entreprises individuellement, ONG et syndicats (patronaux ou d’employés) chacun environ 10%, les représentations régionales et les organisations internationales 5% chacune, et enfin les think tank, 1% .
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Cette variété d’acteurs du lobbying peut être grossièrement scindée en deux catégories en fonction des intérêts défendus : des intérêts qu’on peut qualifier de « civiques », (causes environnementales, régionales, sociales et communautaires, intérêts des consommateurs), et des intérêts liés aux producteurs (qu’il s’agisse du secteur marchand en général, d’une profession en particulier ou des intérêts des travailleurs).
L’Acte unique européen, signé en 1986, et la mise en œuvre du programme annexé au Livre blanc sur la gouvernance européenne de 2001 ont provoqué une forte intensification du lobbying auprès de la Commission. En effet, à mesure que celle-ci acquérait de nouvelles compétences dans des domaines assez techniques, tels que l’environnement, les consommateurs ou, dans une moindre mesure, les affaires sociales, elle avait besoin de plus en plus d’informations et de données techniques, afin de faire correctement son travail, ce qui l’a rendue plus perméable aux services des groupes d’intérêts qui disposaient de l’expertise nécessaire. Mais ceux-ci n’ont pas négligé pour autant le Parlement. En effet, à mesure que s’étendait le champ d’application de la procédure de co-décision, il devenait de plus en plus nécessaire de convaincre les parlementaires de ses idées. Les activités de lobbying auprès des institutions européennes sont donc devenues de plus en plus importantes. Faut-il pour autant s’en inquiéter ?
Les lobbyistes à l’assaut de la forteresse Europe : une menace pour la démocratie ?
Les institutions européennes sont, pour beaucoup, une forteresse
peuplée d’eurocrates, assaillie par une multitude de lobbyistes, qui
parviendraient à « corrompre » ces derniers.
Peut-être
convient-il de remettre en question cette vision quelque peu
caricaturale et simpliste des choses (particulièrement ancrée dans
l’imaginaire collectif français), à la lumière des spécificités du
système institutionnel européen.
L’Europe est aujourd’hui une
démocratie imparfaite : la Commission n’est pas élue, et l’autre branche
de l’exécutif, le Conseil, ne l’est qu’indirectement. Le Parlement
européen, quant à lui, est élu avec une très faible participation, n’a
pas l’initiative des lois, et est composé de groupes politiques qui
sont loin d’être européens dans leur fonctionnement (à l’exception des
Verts). Dans ce contexte, l’intervention de la société civile ne
peut-elle pas être un gage de représentativité des institutions et de
l’Europe en général ?
La Commission européenne a le monopole de
l’initiative des lois. Or, cet organe fonctionne en vase clos, et a
besoin d’informations de la société civile pour nourrir ses réflexions
et éviter de produire des normes en décalage avec celle-ci. De fait, le
lobbying au niveau européen est une pratique institutionnalisée et
reconnue (qui n’est aucunement tabou, comme c’est le cas en France).
Dès 1992, dans sa communication : « Un dialogue ouvert et structuré entre
les groupes d’intérêt » (COM93, JO C 63), la Commission reconnaît
ouvertement l’utilité de ce processus d’influence réciproque : « La
Commission a toujours été ouverte aux idées du monde extérieur (...) ce
dialogue s’est révélé fructueux pour la Commission comme pour les
intéressés. Les fonctionnaires reconnaissent la nécessité de cet apport
extérieur bien accueilli par eux (...) La Commission est réputée très
facile d’accès aux groupes d’intérêt qui peuvent alimenter la
Commission en avis techniques ».
De même, dans le Livre blanc sur
la gouvernance européenne (COM(2001)428) on trouve les affirmations
suivantes : « Les consultations aident la Commission et les autres
institutions à arbitrer entre les revendications et les priorités
concurrentes [...] La participation (ne consiste pas à institutionnaliser
la protestation) cela revient plutôt à mieux élaborer les politiques en
consultant en amont. [...] L’amélioration de la consultation apporte un
plus à la prise de décision par les institutions mais ne la remplace
pas ». En effet, ce sont bien, ultimement, les fonctionnaires qui
tranchent. Le lobbying permet simplement d’exposer les points de vue
des différents « stakeholders » qui seront touchés par la mise en place
de telle ou telle directive. Les informations techniques fournies par
les opérateurs privés permettent d’augmenter la qualité de la
législation européenne.
Enfin, il convient peut-être de souligner
que tous les types d’intérêts sont représentés, et non pas uniquement
de grosses multinationales ou l’industrie chimique, comme on l’entend
souvent. Les sans-abri ont, par exemple, une représentation active à
Bruxelles au sein de la « Fédération européenne des sans-abri ». Les
ONG sont d’ailleurs souvent les meilleurs lobbyistes, c’est-à-dire ceux
qui se font le mieux entendre par rapport au budget dont ils disposent,
grâce notamment au soutien des médias et de l’opinion publique. Les
manifestations telles celle organisée par WWF devant le Conseil pour
influencer sa position sur REACH sont des outils efficaces, et dont ne
se privent pas les ONG.
code de conduite du lobbyiste au Parlement européen |
Dans le cadre de leurs relations avec le Parlement, les personnes figurant au registre prévu à l’article 9, paragraphe 2 : a) doivent respecter les dispositions de l’article 9 et de la présente annexe ; b) doivent déclarer aux députés, à leur personnel ou aux fonctionnaires de l’institution l’intérêt ou les intérêts qu’elles représentent ; c) doivent s’abstenir de toute démarche en vue d’obtenir malhonnêtement des informations ; d) ne peuvent se réclamer d’aucune relation officielle avec le Parlement dans quelque rapport que ce soit avec des tiers ; e) ne peuvent distribuer, à des fins lucratives, à des tiers, des copies de documents obtenus auprès du Parlement ; f) doivent se conformer strictement aux dispositions de l’annexe I, article 2, deuxième alinéa (Disposition relatives à la déclaration des intérêts financiers des députés) ; g) doivent s’assurer que toute assistance fournie dans le cadre des dispositions de l’annexe I, article 2 est déclarée dans le registre prévu à cet effet ; h)
doivent se conformer, en cas de recrutement d’anciens fonctionnaires
des institutions aux dispositions du statut des fonctionnaires ; j)
pour éviter d’éventuels conflits d’intérêts, doivent obtenir l’accord
préalable du ou des députés intéressés en ce qui concerne tout lien
contractuel avec un assistant ou toute embauche d’un assistant et
s’assurer ensuite que cela est déclaré dans le registre vise à
l’article 9, paragraphe 2.i) doivent se conformer à toute règle arrêtée par le Parlement sur les droits et responsabilités des anciens députés ; Tout
manquement au présent code de conduite pourra entraîner le retrait du
laissez-passer délivré aux personnes intéressées et, le cas échéant, à
leur entreprise. |
Le débat actuellement ne se situe pas au niveau de l’existence légitime ou non du lobbying. Le lobbying est un fait, il s’agit à présent de savoir comment il convient d’en réguler ses activités.
L’Union européenne à cet égard se distingue fortement des États-Unis, par une approche sensiblement moins contraignante et moins stricte que celle en vigueur Outre-Atlantique : les activités de lobbying aux États-Unis sont encadrées par le « Lobbying Disclosure Act », qui oblige tout lobbyiste à s’enregistrer auprès des autorités compétentes, à communiquer la liste de ses clients, ainsi que les thèmes sur lesquels ils travaille et l’argent qu’il reçoit pour le travail qu’il réalise. L’Union européenne n’a pas retenu une approche juridiquement contraignante, loin s’en faut, mais a préféré opter pour l’autorégulation. En effet, l’activité des lobbyistes à Bruxelles n’est encadrée que par un code de conduite volontaire adopté par les associations européennes de praticiens des « Public Affairs » (SEAP, « society of european public affairs professionals », et PAP, « Public affairs practitioners »). Ce code de conduite, qui a été révisé fin 2004, est un ensemble de bonnes pratiques auxquelles les praticiens adhèrent volontairement (il s’agit par exemple de systématiquement se présenter par son nom et la compagnie pour laquelle on travaille lors de communications téléphoniques). Des sanctions, allant de la dénonciation orale à l’exclusion de l’association, sont également prévues pour les professionnels qui ne respecteraient pas ces normes. Le Parlement européen, quant à lui, a repris bon nombre de ces bonnes pratiques dans un code de conduite des lobbyistes annexé à son règlement intérieur (article 3 annexe 9 du règlement intérieur). Aujourd’hui, tout lobbyiste qui se rend régulièrement au Parlement européen pour y obtenir des informations se doit de se faire enregistrer et de souscrire à ce code de conduite, en échange de quoi il reçoit un pass spécial portant la mention « public affairs ». Par ailleurs, tout député doit aujourd’hui faire une déclaration précise de l’ensemble de ses activités professionnelles, et doit refuser tout cadeau ou compensation financière dans l’exercice de ses fonctions. Les assistants doivent également déclarer toute autre activité donnant lieu à rémunération.
La question de savoir comment réguler au mieux les activités de lobbying est une question récurrente à Bruxelles : faut-il s’orienter vers un modèle juridiquement contraignant à l’américaine, ou faut-il s’en tenir à l’approche actuelle de l’auto-régulation ? Le système actuel est peut-être finalement tout aussi efficace, dans la mesure où les lobbyistes ont besoin de la confiance des institutions et de l’opinion publique, et ont donc tout intérêt à ce que leur activité soit la plus « propre possible », et que la profession conserve une certaine crédibilité, d’autant plus dans un cadre aux dimensions aussi restreintes que Bruxelles, où le moindre faux pas serait immédiatement divulgué par la presse et le bouche-à-oreille à l’ensemble des sphères politico-administratives.
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