Peuple, Nation, Etat, Démocratie,… et Europe fédérale
Depuis le débat sur le Traité Constitutionnel Européen de 2005 c’est un fait, tous ceux qui remettent en cause le fonctionnement actuel de l’Union Européenne sont traités de tous les noms d’oiseaux par les thuriféraires béats de l’Europe fédérale : naïfs, rétrogrades, réactionnaires, voire nationalistes ! Ce type d’attaque est un classique de la rhétorique politique, elle est bien pratique car elle permet de disqualifier d’entrée l’adversaire et d’éviter toute argumentation, tout débat de fond reposant sur des faits concrets. Surtout si l’adversaire, lui, met en avant des arguments basés sur des faits. D’ailleurs, je me souviens que Pierre Giacometti, directeur d’IPSOS à l’époque du débat, soulignait que les partisans du Non avaient en général un meilleure connaissance du texte du Traité que les partisans du Oui.
- Europe libérale, NON ! ... mais oui quand même
- Dessin de Fanch Ar Ruz, Licence Creative commons : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/deed.fr_CA
A l’approche des élections européennes des 22 et 25 mai 2014, je crois utile d’élever le débat, en réfléchissant autour des concepts de base que l’Union Europénne actuelle, sous sa forme de fédération supranationale, interroge : à savoir les concepts de Peuple, de Nation, d’Etat et de Démocratie.
Shlomo Sand, historien israëlien à l’Universite de Tel Aviv, a identifié 5 traits distinctifs de l’unité sociale nommée « nation »1 :
1. Une nation est un groupe humain dans lequel se forme une culture de masse hégémonique qui se veut commune et accessible à tous ses membres […]
2. Au sein de la nation s’élabore une conception d’égalité civique parmi ceux qui sont considérés et se voient eux-mêmes comme ses membres. Cet organisme civil se considère lui-même comme souverain, ou bien réclame son indépendance politique s’il ne l’a pas obtenue.
3. Il doit exister une continuité culturelle et linguistique unificatrice, ou du moins une quelconque représentation globale de la formation de cette continuité, entre les représentants de la souveraineté de fait […] et le moindre de ses citoyens.
4. A l’inverse des sujets du monarque par le passé, les citoyens qui s’identifient à la nation sont censés, pour vivre sous sa souveraineté, être conscients de leur appartenance à celle-ci ou aspirer à en faire partie.
5. La nation possède un territoire commun dont les membres ressentent et décident qu’ils en sont, ensemble, les possesseurs exclusifs. Toute atteinte à celui-ci est éprouvée avec la même intensité que la violation de leur propriété personnelle.
Pour résumer, la Nation moderne procède d’un Peuple qui, à un moment donné, sur un territoire donné, se considère comme faisant partie d’une même entitié sociale nommée Nation, avec une même langue et une même culture, et se considère lui-même comme souverain sur le territoire qu’il occupe. Une fois constitué, cet ensemble national se dote d’un structure administrative nommée Etat, afin de pouvoir se gouverner, et assurer le bon fonctionnement de ses diverses activités. Quand le peuple exerce un contrôle suffisant sur les représentants de la souveraineté qui dirigent l’Etat, on appelle cela la Démocratie. En somme, la Démocratie s’est constituée à partir de la Nation, elle-même procédant de la volonté d’un Peuple.
Les bonnes âmes idéalistes pourraient se dire qu’après tout, on peut envisager que la démocratie se développe également sur la base d’une entité fédérale supranationale, qui par définition limite la souveraineté des nations, et donc des peuples qui les constituent. Seulement voilà, en vertu du sage principe de Saint-Thomas, mieux vaut croire ce que l’on voit que les rêves des idéalistes, qui nous font miroiter un avenir radieux ! On a vu ce que ça a donné avec le Communisme… Et en ce qui concerne le fonctionnement de l’Union européenne, force est de constater que la démocratie y est fortement limitée. En effet, l’essentiel du pouvoir législatif dans l’Union Européenne est concentré dans les mains d’un collège d’experts non élus, la Commission Europénne, entité qui a l’exclusivité dans la proposition des lois. Contrairement à nos Parlements nationaux, le Parlement européen n’a pas le droit de proposer des textes de loi, ni le droit de présenter des amendements. Il a bien le droit de demander à la Commission de soumettre des propositions de textes, mais rien n’oblige la Commission à le faire ! En fait, le véritable pouvoir législatif du Parlement se limite à dire Oui ou Non.
La Commission Européenne trouve son origine dans la Haute Autorité indépendante proposée par Robert Schuman en mai 1950, sous l’inspiration de Jean Monnet, pour gérer la CECA (1951) puis le Marché Commun (1957). C’est à cette Haute autorité, excerçant une sorte de « despotisme éclairé », qu’on accordera le monopole de la proposition législative. Les nations, représentées par leurs gouvernements, voient pour la première fois leur rôle restreint à la discussion des propositions avancées par la Haute autorité2. Au passage, il est curieux de constater que ce « collège d’experts » ressemble au « collège de sages » prôné par Friedrich Von Hayek, le pape de l’ultra-libéralisme, pour remplacer la démocratie.
En somme, la fédération supranationale que constitue l’Union Européenne n’apporte pas le même niveau de démocratie que les nations qui la constituent. En limitant la souverainété des nations, elle limite la souveraineté des peuples, et donc la démocratie.
Mais j’entends déjà des voix s’élever pour dire que le Fédéralisme n’est pas contradictoire avec la démocratie. Voyez les Etats-Unis d’Amérique ! Certes, mais prendre pour modèle les Etats-Unis d’Amérique pour construire les Etats-Unis d’Europe n’a aucun sens, car ces deux versions du Fédéralisme n’ont rien à voir !
Bien sûr, pendant la Révolution américaine, plusieurs états se sont constitués en fédération, mais au moment de cette unification, la population de ces différents états se considérait comme appartenant à une seule et même nation, partageant la même langue commune, la même culture, et la même aspiration à se délivrer de la domination britannique. Comme l’indique justement l’historien Bernard Cottret, « l’idée centrale de la constitution américaine, c’est que chaque état particulier tout comme l’Etat fédéral procèdent d’un même peuple souverain »3. L’ensemble fédéral européen, au contraire, ne procède pas de la volonté d’un peuple, ni même de plusieurs, il n’est pas le produit d’une évolution historique naturelle, c’est une construction artificielle qui s’est faite par la volonté d’élites technocratiques. Ne procédant pas de la volonté des peuples européens, comment un tel ensemble pourrait se prétendre vraiment démocratique ?
On pourra tordre la réalité historique comme on veut, mais comme disait le philosophe Régis Debray dans une émission de France Inter, « on ne crée pas un peuple avec de la monnaire ! »4.
1 Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. Ed Flammarion, Collection Champs essais.
2 Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014. L’Europe sortie de l’histoire ?. Ed Fayard.
3 Bernard Cottret, La Révolution américaine. La quête du bonheur. Ed Perrin, Pour l’histoire.
4 Régis Debray sur France Inter : http://www.dailymotion.com/video/xpw9ky_regis-debray_news
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