Campements de réfugiés sahraouis, été 2010
Nous sommes cinq dans cette pièce, dont un bébé complètement recouvert d’un tissu. Parfois, pour n’avoir pas vu le moindre mouvement, il m’est arrivé de soulever le voile comme on le ferait d’un linceul. Nous sommes des milliers dans ces camps à être recroquevillés dans une manifestation géante que le monde ignore.
A leur invitation insistante, je me suis forcé à reprendre dans notre plat commun quelques boulettes de riz brulant. Puis comme un dessert, le troisième verre de thé vient fermer la principale parenthèse culinaire de la journée. A la fois rince-doigts et rince-bouche, le « marcel » de plastique bleu circule de l’un à l’autre, dans un discret clapotis d’eau.
Chacun retrouve alors un coussin plié en deux ou son chèche roulé en boule et s’éloignant des murs de briques de sable, s’allonge au milieu de la pièce, au croisement imaginaire de deux fenêtres, dans l’espoir tout aussi imaginaire et rafraichissant d’un courant d’air. Ces précautions instinctives ne permettent pas d’avoir moins chaud, elles évitent seulement d’ajouter quelques degrés de plus, là où il n’en ait plus besoin.
Une bouteille d’eau emmaillotée de toile humide est glissée dans les plis d’une couverture. On sait qu’elle est là, c’est suffisant. Je sais déjà que pour boire, il faudra prendre la décision de bouger, que cette décision sera l’objet d’une sourde négociation. Je sais aussi que boire quelques gorgées provoquera aussitôt une suée dont l’unique intérêt sera d’offrir pendant quelques secondes une impression de fraicheur si, et uniquement si, un souffle d’air vient à ce moment précis à m’envelopper. De sa capture à sa fuite je peux suivre le trajet de l’eau, trop précieuse en ces circonstances pour aller se stocker en quelque lieu de rétention. Il y a dans la soif une notion d’immédiateté. Mais pendant les quatre à cinq heures à venir quelque chose en moi se refuse à boire, comme si résister me rendait maitre de la situation dans cette torpeur qui m’envahit. On reste là, à tourner sur le sol comme sur un grill, à tomber de micro-sommeils en micro-réveils, dans un silence lui-même si comprimé par la chaleur qu’il en devient d’autant plus étrange et inquiétant, en pleine journée. Au bout de quelques heures le repli de mon coude, fripé et ayant perdu son élasticité me pousse enfin à boire quelques gorgées.
Ne m’effleure même pas l’absence de potabilité de l’eau du camp. Je sais qu’elle ne répond pas aux normes de consommation animale dans les pays dits riches. Une responsable de la wilaya me l’a confirmé le jour ou les camions d’approvisionnement ont dû doubler leur rotation pour subvenir à la consommation estivale. On allait donc distribuer deux fois plus d’eau impropre à la consommation. Ce qui inquiète les services vétérinaires de certains pays inquiète les quelques médecins et infirmières Sahraouis, abandonnés par l’aide médicale (principalement espagnole) pendant l’été. Je ne tiens pas à me distinguer de mes amis en ayant ma bouteille d’eau personnelle, du commerce. J’ai la chance de n’être pas plus cliniquement malade qu’eux en buvant l’eau impropre, salée, rouillée et sablée des camps. Mais être né dans les camps ou y avoir vécu quelques décennies et d’en avoir bu l’eau provoque chroniquement d’autres séquelles, de par ses propriétés anorexigènes ou ses effets thyroïdiens...
Quand on a vraiment soif, on ne s’arrête pas à ces réflexions. Le vrai problème est que ceux qui n’ont pas soif d’eau ou d’attentions ne s’y arrêtent pas non plus.
Nous sommes cinq dans cette pièce, dont un bébé complètement recouvert d’un tissu. Parfois, pour n’avoir pas vu le moindre mouvement, il m’est arrivé de soulever le voile comme on le ferait d’un linceul.
Nous sommes des milliers dans ces camps à être recroquevillés dans une manifestation géante que le monde ignore.
Nous sommes des milliers dans ces cercles de silence spontanés en plein désert.
Et nous sommes pourtant si seuls, chacun avec sa bouche sèche, sa salive déposée en pâte au palais ou sur l’émail des dents, ses mouches venant au coin des yeux ou des lèvres comme en un puits à sec.
Si nombreux et si seuls au bord de cette torpeur, comme si dans un instinct de survie, chacun devait laisser croire à la mort qui passe qu’il l’est déjà et qu’il n’est pas besoin du coup de grâce.
Si nombreux et si seuls à répondre à cet appel au calme en nous-mêmes lancé par ce souffle si chaud qu’on le croirait sorti d’un four.
Autant la chaleur peut sembler acceptable, autant l’air brûlant ne semble pas naturel. La chaleur est dans son rôle, aussi paroxystique soit il. Le souffle d’air et parfois le vent en bourrasques semblent avoir trahi leur mission de fraicheur ou d’atténuation de fortes chaleurs. L’humidité relative annuelle inférieure à 20% peut descendre jusqu’à 5% pendant l’été.
10% d’hygrométrie, 49° à l’ombre (rajoutez une dizaine au soleil), auxquels il faut ajouter l’effet déshydratant du vent, voilà pour les chiffres. Mais ni les chiffres, ni les mots ne pourront jamais traduire cette sensation éprouvante alors que j’ai la chance d’être en bonne santé et de ne passer qu’une partie de mon temps ici.
Notre corps a une aptitude à oublier l’épreuve ou la souffrance, au mieux notre esprit a la capacité de l’approcher en imagination, et le témoignage n’en est qu’un si terne reflet… Comment concevoir alors ce que peut ressentir un nouveau né, un vieillard, un malade ou une personne ayant simplement du mal à supporter la chaleur lorsque pendant plusieurs mois la température diurne avoisine 50 à 60 ° et la nocturne les 30° ?
Nous avons tous eu chaud ou soif à un instant de notre vie. Nous en avons souffert, plus ou moins longtemps, plus ou moins intensément. Ces instants ont pu être oubliés ou nous sont restés simplement en mémoire. Ici, dans les camps, la chaleur et la soif font plus que s’inscrire dans les mémoires. Elles s’inscrivent dans les corps, dans l’affaiblissement, dans la maladie et parfois même dans la folie.
Comme l’injustice, elles poussent chacun dans ses limites.
Quels crimes ont commis ces enfants, ces femmes, ces hommes, ces vieillards pour mériter d’endurer depuis 35 ans ces conditions ?
Faudra t’il un jour leur demander comment survivre, lorsque notre folie mondialiste et destructrice amènera les générations à venir à vivre ces conditions, parce que nous n’aurons pas su respecter les Droits Humains et notre environnement ?
Et je n’ai fait qu’évoquer la chaleur et la soif, en faisant appel aux souvenirs de chacun. J’aurai pu faire de même en évoquant la faim, la malnutrition, la maladie, l’ennui, l’absence de perspectives et d’espoir qui nous ont également tous touché un jour et qui les touchent eux, tous les jours.
Jamais les sahraouis ne laisseront un inconnu sans l’ombre bienfaitrice de l’hospitalité, sans l’offrande d’un bol de lait coupé d’eau ou des trois verres de thé traditionnels.
Que leur offrons-nous en retour ?
APSO /Jean-François Debargue, août 2010.
Photos Jean-François Debargue
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