Cargos de nuit (vague 10)
Examinons tout d’abord le flou entretenu sur le navire lui-même. Ça commence fort, puisque nous n’avons au départ de l’affaire qu’une bribe de nom à peine. Un "cargo de chez Maersk", pour toute indication au départ. Progressivement, au fil des dépêches, son nom apparaît. C’est "Alabama". Bien on avance. A part que ce n’est pas son nom complet, et qu’il n’a pas porté toujours celui-là, loin s’en faut, nous le verrons plus loin. Pas grave, se dit-on, on a son tonnage, cela va être facile à le retrouver. Oui, à part que là également l’indication est fausse. Quant à sa localisation, dans les jours qui précèdent l’assaut, c’est le flou complet. Tout de suite, on se dit que nos fameux pirates sont peut-être encore tombés par hasard sur un autre Faina, qui sait ?
Par pur hasard, car quand on cherche la motivation réelle de ces pirates, on la trouve facilement : ils vont à une autre pêche, tout simplement, et par obligation : « Depuis que la Somalie n’a plus d’Etat, donc plus de marine militaire, n’importe qui peut venir pêcher dans ses eaux. Les Français, les Espagnols, les Chinois. Ils viennent tous pour voler le poisson. C’est pour cela, que les pêcheurs somaliens ont décidé d’agir. » Derrière les pirates se cacheraient donc des « Robin des bois » sur l’eau ?. Il est vrai qu’en mars et avril, plusieurs chalutiers asiatiques ont été kidnappés alors qu’ils pêchaient sans de vraies autorisations. « Certains pirates prétendent protéger les eaux somaliennes de la surpêche pratiquée par des chalutiers étrangers mais leurs véritables motivations, c’est l’argent et le contrôle de zones maritimes »...
Tomber sur un "Faina" ? Pour ceux qui oublient un peu trop vite ce qui se passe dans le monde, il faut savoir que le MV Faina, un petit cargo de 13 870 tonnes de déplacement et de 10 931 tonnes de capacité d’emport restera comme un beau cas d’école de piratage, mais aussi de découverte de trafic d’armes. Ce bateau, donc, battant pavillon de Belize (?), pris d’assaut par des pirates somaliens le 25 septembre 2008 puis relâché contre 3,2 millions de dollars... parachutés (? ??), devant le port’ Haradhere, contenait 33 chars T-72 ukrainiens destinés... au Sud-Soudan, très certainement, et non à l’armée Kenyane comme annoncé au départ. Ce jour-là, les pirates somaliens sont tombés sur ce qu’on n’aurait jamais dû voir. Car à bord,il n’y avait pas que ça : on dénombrait en effet également dans des containers 150 lance-roquettes RPG-7, des batteries anti-aériennes, des lance-roquettes multiples et 14.000 munitions de calibres divers. En tout pour 2 320 tonnes de matériel de guerre, dont près de 1400 tonnes rien que pour les chars ! S’ ajoutent à cela 6 ZPU, des canons anti-aériens sur roues et 6 camions "BM-21 on Ural wheelbase", à savoir de redoutables lanceurs de roquettes dévastatrices. Un beau cas d’espèce donc, les pirates démontrant par l’exemple la duplicité de plusieurs états sur ces livraisons qui ne sont pas toutes des petites caisses d’armement. Un T-72 est un monstre catégorie char lourd pesant ces 45 tonnes. Ce sont plus exactement des T-72BV, T-72S en version d’exportation, qui se distinguent de leurs prédécesseurs par leur glacis de charges explosives disposées tout autour de la tourelle. Un pays comme le Maroc, qui avait toujours acheté "américain", en a acheté également au seuil de l’an 2000. Tout comme le Yemen. La raison ? Un rapport prix-puissance de feu inégalable, les engins provenant des stocks de l’ex-union soviétique ! Les 33 exemplaires saisis dataient eux aussi des années 90, étaient neufs et en état de marche, accompagnés de leurs pièces de rechange, comme l’atteste le bon de livraison retrouvé à bord. Pour beaucoup, ces chars étaient destinés au départ, il y a bien longtemps, à Saddam Hussein, mais n’avaient pas été livrés. A l’effondrement de l’empire soviétique, ils étaient redevenus... ukrainiens et rachetés comme tels récemment. Des chars de l’ex-union soviétique, il en reste des milliers à revendre. Un marché juteux qui attire toutes les convoitises.
Un mercenaire américain disparu prématurément, Dale C. Stoffel, ne l’avait pas oublié, et avait remporté en 2004 un contrat faramineux pour la fourniture de 2000 chars à l’armée irakienne nouvelle. L’homme a été abattu dans des circonstances fort troubles la même année. Il avait pourtant déjà réussi de jolis coups auparavant, comme celui des missiles russes X-31. "One of hisbiggest successes was landing an $11.5 million contract with Boeing Co. Boeing hired Mr. Stoffel to obtain Russian X-31 missiles." L’arme absolue contre les navires américains, que Stoffel avait promis via sa société écran Wye Oak Technology Inc. d’ Alexandrie, en Virginie. Le contrat n’avait pas vraiment été rempli... et Stoffel avait dû subir un procès de la part de Boeing. Il n’en n’était pas à son premier contrat de la sorte, puisant dans le stock d’armes bulgares pour envahir le marché intérieur américain : "At the center of the dispute is Stoffel, a Virginia businessman who earlier had owned and operated a company called Miltex that imported weapons from Bulgaria for sale in the United States". L’homme travaillait bien pour le gouvenement US : ".... As the lawsuit implies, Mr. Stoffel previously worked for the U.S. government. The nature of his government job and how long he held it were not clear yesterday.
Depuis son décès (un bien étrange décès aux portes de Bagdad, que je vous ai conté mais qui est toujours en attente !) son contrat de chars destinés à la Police irakienne avait été récupéré par... DynCorp, célèbre boîte de mercenaires, et par Omega Training Group, tous deux des firmes privées chapeautées directement par... l’armée américaine ! A quoi serviront ces 2000 tanks pour la police irakienne destinataire ? Nul ne le sait : disons que le doute subsiste sur leur usage contre une insurrection urbaine... A Fort Benning, où réside l’OTG, on doit certainement le savoir ! Comme on doit être au courant du "passage" de cent chars ukrainiens au soudan sud via la filière Kenyane. Sur la copie saisie du contrat de vente, c’est bien en accord avec le gouvernement Kenyan, malgré un embargo souhaité par les Etats-Unis que les chars avaient été vendus : "a copy of the freight manifest shows that the Kenya Defence Ministry made contracts for the hardware on behalf of South Sudan. The manifest seems to confirm that the contract was issued on behalf of South Sudan, although the consignee is DoD. This puts the Kenya Government in an awkward position. Kenya mediated the peace pact between the Government of Sudan and the Sudan People’s Liberation Movement."
Selon toute vraisemblance, les pirates ne savaient donc pas ce qu’ils allaient trouver à bord du MV Faina : pour eux, c’était tout simplement la poule aux œufs d’or !. Ils étaient montés sans le savoir sur un véritable lingot flottant ! A 67 500 dollars pièce le T-72. il y en avait en effet pour... 2 227 500 dollars ! Si on y joute les pièces de rechange, les camions et les affuts de DCA, on ne devait pas être loin des 3 millions. Difficile d’imaginer que l’épisode Faina n’ait pas fabriqué des convoitises... sachant le prix d’un seul char de ce type, les yeux des pirates ont dû faire des tours complets, eux qui s’attendaient à tomber sur des sacs de riz... On comprend pourquoi leur épopée durera 30 jours. Et fut contée avec force détails par une presse avide de sensationnel, qui s’attarda sur eux et oublia tout aussi vite la livraison de chars.... qu’aucun journaliste digne de ce nom ne suivit ensuite en détail. Les pirates somaliens, il faut le dire, ce sont un peu des Jérôme Kerviel : pendant que le patron de la banque s’en met plein les fouilles, on lynche le trader. On a donc largement focalisé sur les pirates et la faramineuse rançon larguée en deux livraisons de parachute... et vite oublié la fameuse cargaison à la base de la tractation. La presse actuelle, quoi.
Nul n’a su ce que sont advenus exactement depuis les T-72, et nul n’en a vu équiper vraiment l’armée Kenyane. Seulement voilà, placée au pied du mur d’un beau mensonge d’état, elle doit se les coltiner désormais, cette fameuse armée Kenyane : "With Somali pirates releasing the MV Faina on Thursday, the Kenyan military is effectively stuck with 33 Russian made tanks rumoured to have been ordered by the government of Southern Sudan." Or le Kenya a une particularité fort intéressante : ses équipements sont tous au standard Otan.... qui n’est en rien celui des fameux T-72 et de l’arsenal débarqués du Faina ! Le Kenya, un des rares pays de la région à ne pas savoir ce qu’est une Kalachnikov... "Kenya’s military uses Nato standards in its training and weaponry. From independence in 1963 until the 1990s, Kenya bought military hardware from the United States, Britain, Germany, South Africa and Israel. Kenya’s army is one of the few in the region that does not use the Russian-made AK-47 rifle, but uses a 1960s European model.". Le gouvernement Kenyan a donc dû mentir, pour tenter de prouver que ce matériel lui était bien destiné, en affirmant qu’il s’agissait du reliquat d’une commande ancienne. Manque de chance, il n’y en avait trace : le Kenya n’en n’avait pas averti l’ONU comme il en a l’obligation : "The Stockholm International Peace Research Institute reports : "Perhaps significantly, although Kenyan officials made it clear that the 33 T-72 tanks, grenade launchers and ammunition aboard the hijacked Ukrainian ship FAINA were part of a larger deal under which tanks, artillery and SALW were delivered by Ukraine in 2007, these weapons did not appear in Kenya’s recent submission to the United Nations Register of Conventional Arms (UNROCA). Kenya’s report to UNROCA for 2007, submitted on 26 September 2008, records ‘nil’ imports and ‘nil’ exports of major conventional weapons and gives no information on Small and Light Weapons (SALW)". Le Kenya n’avait jamais commandé de T-72...
Sur l’odyssée des pirates, en effet, la presse en a fait des tonnes. Mais personne ou presque n’a noté qui attendait sagement l’arrivée du MV Faina "libéré" sur le quai de Mombasa ce 12 février 2009. Côte à côte, on trouvait pourtant le propriétaire du bateau, Vadim Alperin, représentant sa société, Tomax Team Inc, et le chef des services secrets ukrainien, Mykola Malomuzh. Si le second vous dit peut être quelque chose, le premier ne nous est pas non plus inconnu... Il est citoyen israélien, et non ukrainien, se fait appeler aussi Vadim Oltrena, il est installé à Odessa et passe pour être un trafiquant d’armes connu et répertorié dans le monde entier. "Mr. Vadim Alperin (alias Vadim Oltrena Alperin, aka Vadim Galperin), a businessman from Odessa with an Israeli passport, was named in the Ukrainian parliament as the real owner of the vessel, while Mr. Viktor Murenko is believed to act as the managing proprietor of TOMEX and operator of the vessel from Odessa / Ukraine with Mrs. E. Kopitsyna as executive director. ". Ses chars, achetés aux ukrainiens, partaient donc logiquement au Soudan-Sud. Si bien qu’à lire le récent bombardement par l’aviation israélienne, au Soudan, d’armes et destinées parait-il au Hamas, on peut donc légitimement se demander si Israël, parfois, ne bombarde pas les armes vendues par certains de ses propres concitoyens... ou si certains de ses citoyens ne fournissent pas ce que le pays appelle ouvertement des ennemis... le Hamas, nous l’avions vu dans notre série des cargos, se fournissant via cette filière "habituelle" d’approvisionnement en armes légères, celle préférée par Harafat (et son Santorini resté célèbre)... en provenance du Soudan Sud... Le Hezbollah utilisant un acheminement similaire en provenance de la Roumanie, chez laquelle il s’est toujours approvisionné. Dans l’affaire du MV Faina, pas de doute possible. Un document saisi à bord l’attestait, il était signé du GOSS (pour Government of South Sudan) : "The crisis surrounding the destination of its cargo were further resolved when transportation codes with "GOSS" (an acronym for Government of South Sudan) were found amongst the documentations to solve the deepening mystery".
Quelle partition de musique guerrière se joue donc au Sud-Soudan ? Et quelle est donc exactement cette filière véritable d’acheminement d’armes via le Sud Soudan, à partir de bateaux accostant au Kenya ou en Somalie même ? Le journaliste Keith Harmon Snow a bien une solution, lui : "Certains disent que l’armement comprenait également des têtes de munitions à l’uranium appauvri pour tanks et qu’ils auraient pour destination finale les "rebelles" du Darfour du mouvement "Mouvement pour la Justice et l’Egalité" (JEM) soutenu par Israël." Le JEM est pourtant un mouvement islamiste notoire, dirigé par Khalil Ibrahim Mohammed, ancien ministre au Darfour des services du régime de Bechir, et ancien des Frères Musulmans qui a déclaré récemment se réjouir de l’inculpation par le TPI du président Bechir. Snow précise encore que"le Soudan et justement Omar el-Béchir avait précédemment et précisément accusé Israël d’aider les "rebelles" dans la guerre au Darfour. Les marchands d’armes internationaux font passer régulièrement des armes de l’"époque soviétique" destiné au crime organisé international, dont, entre autres, les opérations militaires secrètes où participent des armées mercenaires et des gouvernements nationaux au Soudan, en Uganda, au Congo, en Somalie, en Ethiopie, auKenya et au Rwanda". Une phrase qui rend un peu surréaliste l’assertion d’un ancien responsable anti-terroriste israëlien sous Ariel Sharon : "Pour l’ancien directeur du comité israélien de lutte contre le terrorisme, Yehiam Sasson, interrogé par le quotidien Yediot Aharonot, le Soudan serait un “Etat qui fournit beaucoup de matériels à l’Islam intégriste et permet sur son territoire les activités de nombreuses organisations terroristes, dont al-Qaïda et le Hezbollah ainsi que du Djihad, dont les actions ont été limitées en Egypte. Ils opérent en toute liberté dans ce pays.” Notre Sasson oublie que la cargaison du MV Faina partait directement pour le "Mouvement pour la Justice et l’Egalité", un mouvement islamiste. Mais il est des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, sans doute. Celles d’un terrorisme d’état évident, surtout.
Des armes en provenance des pays de l’ex-union soviétique qui atterrissent toutes à Juba, la nouvelle capitale du Sud Soudan, aux mains des rebelles opposés à Béchir, via un déchargement de navire privé américain à Mombasa, ce serait donc possible, via l’intercession d’un trafiquant notoire de nationalité israélienne ? Tout cela au nez et à la barbe d’USAID, le mouvement humanitaire omniprésent sur place ? Voilà qui est assez étonnant mais qui n’est pas totalement pour nous surprendre à vrai dire, connaissant le lourd passé d’USAID et de ses liens avec la CIA. Et c’est bien pourquoi nous trouvons les reportages de nos confrères sur les fameux pirates de la corne de l’Afrique tous un peu bâclés. Sans le faire exprès, ces pirates se sont aperçus que de l’or en barres, celui du trafic d’armes, leur passait sous le nez, et qu’ils pouvaient se payer armés d’une demi-douzaine seulement de Kalachnikovs (et de RPG-7 à charge creuse capables de percer la coque des cargos, pour ceux qui se posent encore la question comment de si petites barques peuvent arrêter d’aussi gros cargos) des cargaisons d’une trentaine de chars évaluées à plusieurs millions de dollars. Paris valait bien une messe, trente chars vaudront bien de monter à bord d’un cargo les armes à la main. Et de retenter le coup à la première occasion, qui fait le larron, c’est bien connu. On ne les excuse pas, bien entendu, on essaie de comprendre une recrudescence évidente du phénomène dans lequel le MV Faina a joué un énorme rôle, c’est évident. L’histoire rocambolesque du MV Faina a attiré toutes les convoitises, c’est indéniable aujourd’hui. C’est devenu du jour au lendemain un business comme un autre (un business de mafieux, ne nous trompons pas). Pour certains journalistes, ce sont les pirates qui ont fait une grave erreur en attaquant le Faina. Très certainement, car depuis ils seront davantage pourchassés ! Mais pouvaient-ils savoir sur quoi ils allaient tomber ? Certainement pas !
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