Chronique de l’égalité des chances : la Banque mondiale et le Tchad
L’égalité des chances est un impératif qui ne se décline pas seulement au niveau national. On sait qu’elle est loin d’exister dans un pays comme la France. Les trajectoires scolaires et professionnelles restent largement déterminées par l’origine sociale. Mais que dire, alors, d’un pays comme le Tchad, où plus de la moitié de la population (âgée de 15 ans et plus) est analphabète, où il n’y qu’un docteur pour 29 000 habitants et où l’électricité n’est accessible qu’à 1% de la population ?
Le Tchad est un des pays les plus démunis du monde. Il se situe au 173e rang sur 177 pour l’indice du développement humain calculé par le PNUD[1] et le revenu par tête atteint seulement 1210 $ en (contre 27 677 en France)[2]. Il est évident que les Tchadiens avec leur espérance de vie de 43,6 années (contre 79,5 en France) n’ont pas les mêmes chances que les habitants des pays développés.
La politique d’assistance internationale se donne comme but de réduire les écarts de développement, ce qui ne peut qu’être favorable à une réduction de l’inégalité des chances au niveau mondial. Force est de constater, malheureusement, que cette politique n’a pas donné les succès escomptés, là où elle était le plus nécessaire, c’est-à-dire dans les pays les plus pauvres. En particulier, les pays d’Afrique noire, loin de rattraper les pays riches, s’appauvrissent et l’espérance de vie, par exemple, y a diminué, passant de 50 à 45 ans depuis 1990.
Les causes du mal-développement ou du non-développement d’une grande part de l’Afrique sont nombreuses. Certains veulent y voir la faute de l’homme blanc, les méfaits du néocolonialisme. Cette vision des choses, certes commode pour les Africains qui peuvent ainsi reporter sur d’autres qu’eux-mêmes la responsabilité principale de leurs difficultés, a une conséquence inattendue pour les tiers-mondistes. Si vraiment c’est l’Occident qui, de l’accord général, est responsable des malheurs de l’Afrique, c’est à lui d’y porter remède. Les Africains sont exonérés du soin de se développer, mais cela signifie, d’une certaine manière, qu’il acceptent la tutelle de l’Occident !
La Banque mondiale et les pays pourvoyeurs de l’aide au développement ne raisonnent évidemment pas ainsi : ils considèrent, avec plus de bon sens, que les pays riches ont simplement un devoir moral de porter assistance aux pays les plus démunis. A partir de là, le développement résultera des efforts conjoints des Africains eux-mêmes, qui sont les premiers intéressés, et des organismes ou pays aidants. Afin d’éviter de possibles détournements, l’aide est en principe accordée sur des programmes et déboursée en fonction de l’avancement desdits programmes, même s’il existe de nombreuses entorses à ce principe. Une partie de l’aide est orientée plutôt en fonction des intérêts des entreprises des pays aidants que de ceux des pays aidés (d’où les fameux « éléphants blancs », ces équipements surdimensionnés, quand ils ne sont pas carrément inutiles, et qui tombent rapidement en ruine, faute d’entretien). Une autre partie, non négligeable, est détournée au profit des potentats locaux et de leurs affidés[3], mais pas uniquement. Des intermédiaires et même certains partis (ou hommes) politiques des pays occidentaux trouvent là, ou ont trouvé, une source de revenus aussi considérables qu’illicites.
Depuis des années, la Banque mondiale a mis à son agenda l’instauration de « l’Etat de droit » dans les pays les « moins avancés », où il fait notoirement défaut. Cela passe en particulier par la lutte contre la corruption, un programme plus facile à énoncer qu’à réaliser, comme on peut s’en douter.
Revenons au Tchad. Son cas est un peu particulier, puisqu’il est devenu producteur de pétrole en juillet 2003, et a commencé à engranger la rente pétrolière en novembre de cette année-là. L’exploitation des ressources pétrolières tchadiennes nécessitait la construction d’un pipe-line traversant le Cameroun. La Banque mondiale a conditionné son soutien à ce projet à l’adoption, par les autorités tchadiennnes, d’une « loi portant gestion des revenus pétroliers », qui fut promulguée en 1999. Ainsi que le rappelle la Banque, dans un communiqué daté du 6 janvier : « Le gouvernement du Tchad avait explicitement pris l’engagement de n’amender ni déroger aux dispositions de la loi de manière à affecter matériellement et négativement le programme de gestion des revenus pétroliers ». Le communiqué précise par ailleurs : « Cette loi stipule qu’une grande partie des revenus pétroliers est affectée au développement et à la réduction de la pauvreté. Par ailleurs, elle crée un Fonds pour les générations futures (FGR) afin de permettre aux populations de tirer avantage desdits revenus quand les réserves pétrolières seront épuisées ». Concrètement, la loi fixait la répartition suivante de la manne pétrolière (12,5% de la valeur des exportations) : 10% au FGR, le reste au budget tchadien dont 80% aux secteurs déclarés prioritaires (éducation, santé, agriculture), 5% à la région de Doba d’où est extrait le pétrole, et le solde, soit 15 %, au budget général.
C’est cet accord qui a été rompu unilatéralement par le président tchadien, Idriss Déby. Le 29 décembre dernier, il a fait voter une loi modifiant drastiquement la répartition des ressources tirées du pétrole : suppression du FGR et reversement des sommes déjà accumulées (36,2 millions $) dans le budget général de l’Etat, qui s’adjuge par ailleurs 30% des recettes à venir (au lieu de 15%) ; les secteurs prioritaires voient donc leur part ramenée à 65%, avec une définition plus extensive puisqu’ils englobent désormais la justice et la sécurité. Toujours d’après le communiqué du 6 janvier, « globalement, ces changements sont de nature à détourner substantiellement le programme de gestion des revenus pétroliers de ses objectifs initiaux de réduction de la pauvreté et constituent une violation de l’accord de prêt signé avec la Banque mondiale ».
Celle-ci a réagi immédiatement, en suspendant les décaissements des fonds de l’Association internationale pour le développement (IDA) encore dus au Tchad en vertu des derniers accords, soit environ 124 millions $. Plus grave encore, les négociations avec les bailleurs de fonds concernant l’annulation de 1,3 milliards $ de dette sont évidemment interrompues. Mais, au-delà de ces sanctions économiques - qui vont aggraver encore la situation du peuple tchadien - rien ne peut forcer le président Déby à rentrer dans le rang. Il n’y a pas d’autorité supranationale qui puisse imposer une bonne gouvernance. On trouve là les limites d’un devoir d’ingérence qui ne s’accompagne d’un droit correspondant.
[1] Programme des Nations unies pour le développement. L’indice du développement humain (IDH) est la synthèse de quatre indicateurs : le revenu par tête, l’espérance de vie, le taux de scolarisation, le taux d’alphabétisation des adultes. L’évaluation la plus récente correspond à l’année 2003.
[2] Dollars américains PPA (parité de pouvoir d’achat) en 2003. Les chiffres bruts (Tchad 304 $ ; France 29410 $) sont corrigés pour tenir compte de la différence du coût de la vie entre pays.
[3] Selon certaines estimations le total des avoirs détenus par les Africains dans les pays riches dépasserait la totalité de la dette de l’Afrique, qui serait ainsi créancière du reste du monde !
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