Fin de la famine en Somalie : Quand les chiffres suffisent à relativiser la tragédie
Le 3 février 2012, le nouveau Directeur Général de la FAO, José Graziano da Silva, a annoncé à l’occasion de la publication du nouveau rapport de l’Unité d’analyse de la sécurité alimentaire et de la nutrition de la FAO pour la Somalie (FSNAU) et du Réseau de système d’alerte rapide sur les famines (FEWS NET) de l’agence USAID que la période de famine en Somalie est terminée. Il ajouté à ce titre que « des pluies longtemps attendues (arrivées entre octobre et décembre 2011), ainsi que la conjonction de contributions agricoles substantielles et de la réponse humanitaire déployée au cours des six derniers mois, sont les principales raisons de cette amélioration ».
Mais aussi réjouissante cette annonce soit-elle, qu’en est-il réellement sur place ? Il est indiqué dans ce dernier rapport – bien que les difficultés pour recueillir données et informations à ce sujet soient évidentes, notamment en raison de la restriction des déplacements et des zones inaccessibles car tenues par les milices shebabs – que le nombre de personnes ayant besoin d’une aide humanitaire d’urgence en Somalie est dorénavant estimé à 2,34 millions, dont environ 325 000 enfants. Si l’on en croit les estimations, ce chiffre représenterait 31 % de la population somalienne. En comparaison, au plus fort de la crise, 4 millions de personnes (soit 53 % de la population) nécessitaient une aide d’urgence, et 750 000 d’entre elles étaient considérées comme étant véritablement en danger de mort.
Ces chiffres étant encore cruellement élevés, ceux-ci restent donc à relativiser, raison pour laquelle le Directeur Général de la FAO a tenu a préciser que la crise n’en est pas moins terminée, et de rajouter que « seule la combinaison d’une bonne pluviométrie et d’actions à long terme continues et coordonnées, visant à renforcer la résilience des populations locales et liant programmes d’aide humanitaires et de développement, peut apporter une solution définitive à cette crise. Les sécheresses sont inévitables mais nous pouvons mettre en place des mesures adéquates pour éviter qu’elles ne provoquent des famines. Trois mois nous séparent de la prochaine saison des pluies ».
La prudence reste donc de mise, puisqu’à l’échelle de l’ensemble de la Corne de l’Afrique (Somalie, Kenya, Ethiopie, Djibouti), si les estimations annonçaient le nombre de 13 millions de personnes souffrant de la crise alimentaire au plus fort de la crise, ce nombre reste encore aujourd’hui situé autour de 9,5 millions de personnes. Un chiffre qui suffit à lui seul en effet à rappeler que la crise alimentaire dans la Corne de l’Afrique n’est définitivement pas terminé.
Face à des chiffres qui restent élevés, sur quels critères un Etat est-il déclaré en situation de famine ? La famine est définie par les Nations-Unies comme étant « une situation de crise alimentaire extrême dans laquelle les enfants, mais aussi les adultes, meurent de faim ». Une définition très généraliste qui a ainsi incité que la sécurité alimentaire soit examinée au moyen d’un outil communément appelé leCadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), lequel a été établi dès 2004 par l’Unité d’analyse de la sécurité alimentaire et de la nutrition de la FAO pour la Somalie (FSNAU). L’IPC distingue cinq phases de situations de sécurité alimentaire – allant de la sécurité alimentaire généralisée à la situation de famine et crise humanitaire en passant par l’état d’urgence humanitaire –, et chacune d’elle est dotée d’une définition générale en plus des indicateurs d’impact de référence spécifiques. La phase de situation la plus grave, c’est-à-dire la situation de famine, est déclarée par la FSNAU et le réseau FEWS NET lorsque au moins trois critères des protocoles IPC sont réunis : un grave manque d’accès à la nourriture pour 20 % de la population, une situation malnutrition aiguë –moins de 2100 kcal et moins de 4 litres d’eau disponibles par jour et par personne – dépassant les 30 %, et un taux brut de mortalité supérieur à deux décès par jour pour 10 000 habitants.
À la vue de ces critères, force est de constater que la Somalie en réunit toujours un, celui de la situation de malnutrition aiguë dépassant les 30 % de la population –provoquant encore sans le moindre doute de nombreux décès. Néanmoins, bien que je ne sois pas en possession d’informations supplémentaires, pas plus que je n’ai ni la volonté ni la capacité de remettre en question les conclusions du dernier rapport FSNAU – FEWS NET, je ne puis que rester dubitatif et véritablement soucieux quant à l’impact qu’elles auront. En effet, il n’est plus à démontrer comment la communauté internationale s’est montrée incapable de prendre rapidement et efficacement les mesures indispensables à l’enrayement de cette tragédie pourtant prévisible. Un rapport commun des ONG Oxfam et Save the Children intitulé « Un retard dangereux : le coût d’une réponse tardive à des alertes précoces lors de la sécheresse de 2011 dans la Corne de l’Afrique » et publié le 18 janvier dernier affirme ainsi que « plutôt que d’agir en amont, de nombreux bailleurs ont préféré attendre d’avoir des preuves qu’une crise était en cours » et d’ajouter « si un certain nombre d’opérations ont été rapidement déclenchées, ces actions se sont vite révélées insuffisantes face à une crise d’une telle ampleur. Des interventions plus onéreuses ont donc dû être déployées à un stade ultérieur. Acheminer cinq litres d’eau par jour pour 80 000 personnes en Ethiopie pour sauver des vies en urgence revient à plus de 3 millions de dollars alors qu’il ne coûte pas plus de 900 000 dollars de réhabiliter les points d’eau hors d’usage de la région pour prévenir une sécheresse annoncée ».
Il en va de même également pour les journalistes, qui a mon sens ont également leur part de responsabilité dans l’indifférence avec laquelle cette situation dans la Corne de l’Afrique a dégénéré sans qu’aucun média de masse ne s’en fasse l’écho. Bien que les ONG et autres organisations internationales s’appliquent à publier régulièrement communiqués et rapports sur la multiplication des signaux annonciateurs de crises humanitaires, les journalistes, parfaits hypocrites dont le métier serait de diffuser les informations au plus grand nombre se sont ainsi accordés le luxe d’attendre le déclenchement de la situation de famine en Somalie en juillet 2011 pour enfin daigner parler de la crise alimentaire qui sévit dans toute la Corne de l’Afrique. La même logique a actuellement lieu en ce qui concerne la grave et croissante crise alimentaire dans la région sahélienne où plusieurs millions de personnes sont dans une situation de vulnérabilité extrême. Le 23 janvier 2012, Olivier de Schutter, Rapporteur Spécial des Nations-Unies pour le Droit à l’Alimentation s’est à ce sujet fait l’étendard de la préoccupation urgente quant à la crise sahélienne qui touche pêle-mêle la Mauritanie (¹), le Tchad, le Mali (²), le Niger (³), le Burkina Faso (⁴), le Sénégal mais également le Nigeria et le Nord du Cameroun. Il a également ajouté à juste titre que « si l’aide internationale n’arrive pas dans les semaines qui viennent, les agences humanitaires seront dans l’impossibilité de faire face à la demande croissante qui pèse sur elles. La communauté internationale doit tirer les leçons de la crise alimentaire dans la Corne de l’Afrique ».
Quoi qu’il en soit, retenons que depuis le 3 février 2012, la Somalie n’est donc plus considérée comme étant un Etat placé en situation de famine, mais « simplement » en situation d’urgence humanitaire. Une classification pour le peu paradoxale, comme s’il pouvait y avoir plusieurs degrés d’urgence dans l’urgence, et provoquant de facto une banalisation de la notion d’urgence humanitaire. Par conséquent et sans surprise, les médias détourneront leur attention déjà minimale à ce sujet, et auront ainsi tout le loisir de se consacrer aux élections présidentielles françaises sans que quiconque n’ait à culpabiliser de passer en retrait ce type d’informations.
Citons pour terminer ce qu’avait annoncé José Graziano da Silva, au cours de sa première conférence de presse en qualité de Directeur général de la FAO, deux jours après sa prise de fonction – et un mois jour pour jour avant son annonce de fin de famine en Somalie – qu’en tête de ses priorités figurait l’élimination totale de la faim et de la sous-alimentation dans le monde. Tout un symbole donc pour ce début de mandat à la tête de la FAO de la part d’un homme ayant été en 2003 responsable de la conception et de la mise en œuvre du programme « Faim Zéro » au Brésil et dont il aurait été à mon sens attendu de saisir l’occasion pour remettre en question le mode d’étude de l’Unité d’analyse de la sécurité alimentaire et de la nutrition de la FAO pour la Somalie (FSNAU), ou à tout le moins le relativiser davantage. 2,4 millions souffrent toujours de la faim en Somalie, pays de la Corne de l’Afrique ravagé en partie par une crise alimentaire vielle de 20 ans et à l’origine d’un nombre incalculable de victimes de la faim. Mais soyons rassurés, depuis le 3 février 2012, il n’y a plus de famine en Somalie…
(¹) 700 000 personnes en Mauritanie vivent dans les régions affectées par la crise alimentaire au Sahel.
(²) 2,9 millions de personnes au Mali sont touchées.
(³) 6 millions de personnes au Niger sont affectées par la crise alimentaire.
(⁴) 162 communes sur un total de 356 communes au Burkina Faso sont affectées par l’insécurité alimentaire.
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