Garry Kasparov, le champion citoyen
Le point sur l’opposant russe avec quelques éléments peu connus de sa biographie.
A propos des écrivains, Jean-Jacques Rousseau, l’auteur du Contrat social, a un jour écrit : "Il se peut qu’un auteur soit un grand homme, mais ce ne sera pas en écrivant des livres ni en vers ni en prose qu’il le deviendra"(1).
On pourrait dire la même chose des joueurs d’échecs et des parties qu’ils disputent. Ainsi Garry Kasparov, champion du monde officiel d’échecs durant quinze ans et numéro un mondial sur une période plus longue encore serait-il en train de devenir le plus courageux des opposants au président russe Vladimir Poutine ?
Ils n’étaient que deux cents à oser manifester, bravant l’interdiction, le 30 août pour l’anniversaire de la défunte journaliste russe Anna Politkovskaïa (2), assassinée à Moscou en octobre 2006. Garry Kasparov, figure de proue du mouvement d’opposition « L’autre Russie » était venu déposer des fleurs devant l’immeuble où un tueur était venu vider son chargeur dans le corps de l’auteure de Douloureuse Russie : journal d’une femme en colère.
Un tel engagement est plutôt rare parmi les joueurs d’échecs les plus illustres. Anatoly Karpov, le meilleur représentant de la domination des échecs mondiaux de l’ère soviétique était un enfant sage du régime. Sa seule passion connue hors du jeu des soixante-quatre cases était la philatélie.
On se souviendra ici aussi, sans nostalgie, de l’extraordinaire champion américain Bobby Fischer, génial autodidacte qui vainquit à lui seul tous les champions russes les uns après les autres jusqu’à sa victoire au championnat du monde en 1972 face à Boris Spassky. Hélas, hors des échecs, Fischer n’est connu que pour de lamentables déclarations paranoïaques à base d’antisémitisme, pour l’eau qu’il faisait couler au moulin de la théorie du complot sioniste et pour son retour controversé à l’échiquier en 1992 face à Spassky, dans un match disputé à Sarajevo.
Sur l’échiquier, Garry Kasparov, qui fut surnommé « L’ogre de Bakou », impressionna dès son plus jeune âge par ses capacités dites "tactiques", c’est-à-dire par un sens aigu du jeu d’attaque où il n’hésitait pas à sacrifier du matériel pour entraîner ses adversaires dans des complications que ceux-ci ne pouvaient plus maîtriser.
Ses premières velléités "politiques" furent en défaveur de la Fédération internationale des échecs (FIDE). La chute du mur de Berlin avait bouleversé la scène échiquéenne mondiale et dopé le niveau des compétitions d’Europe de l’Ouest par l’afflux de joueurs ex-soviétiques. Le sponsoring échiquéen connut un développement jusqu’alors inconnu et l’on vit, lors des championnats de France par équipe, des affrontements inédits dans ce contexte. Tandis que l’équipe de Lyon, sous la direction de son maire de l’époque Michel Noir, affichait Garry Kasparov en première place, l’équipe de Belfort se payait les services d’Anatoly Karpov, pour ne citer que ces deux noms les plus illustres. (3)
Dans ce contexte, les vieilles règles de fonctionnement de la FIDE n’étaient plus adaptées. Il fallait, pour encourager et confirmer l’arrivée des capitaux (4), développer l’engouement nouveau du public et en quelque sorte accélérer la cadence, rendre les compétitions plus spectaculaires. Cela conduisit Kasparov à créer la GMA (Association des grands maîtres) et à rompre définitivement avec la Fédération internationale des échecs. Il y eut ainsi en parallèle deux championnats du monde d’échecs, celui de la FIDE qui consacra un temps le retour de Karpov sur le trône officiel et celui de la GMA, beaucoup mieux doté financièrement.
Malgré le flou recouvrant désormais l’appellation "champion du monde d’échecs", Kasparov continua à dominer par la puissance de son jeu sans doute inégalé dans toute l’histoire des échecs. Malgré ce qu’on aurait pu penser, cette domination n’a pas été remise en question par les deux accidents de parcours que furent sa défaite en finale de championnat du monde en 2000 contre le Russe Vladimir Kramnik, joueur extrêmement précis, mais au style terne, et sa médiatique défaite - en direct sur internet - contre Deep Blue, un ordinateur spécialement apprêté par la société IBM en 1997.
Deux épisodes, ou plus qu’un quelconque brio de ses adversaires, c’est le doute et la démotivation du joueur de Bakou qui transparaissaient. C’est ainsi qu’en 2006, Kasparov annonça officiellement se retirer de la compétition échiquéenne pour se consacrer à des activités politiques.
Quelles sont les idées politiques de Kasparov et quelles sont ses ambitions ? Le mouvement qui l’a désigné pour être son représentant aux élections pour la présidence russe de 2008 est généralement présenté comme étant « l’opposition libérale ». Dans un pays en proie depuis toujours à l’arbitraire d’un Etat omnipotent réduit à l’influence d’oligarchies successives, voire actuellement au pouvoir d’un homme seul, les mots bien sûr n’ont pas forcément la même connotation qu’en Occident.
L’aspect le plus connu de l’engagement de ce Russe originaire d’Azerbaïdjan est de s’afficher en tête de mouvements citoyens comme l’ « Autre Russie » dans une campagne « Fair elections 2008 » pour dénoncer la réduction des droits constitutionnels des citoyens. Car, en particulier après les événements de Beslan en début septembre 2004, le président russe n’a pas raté une occasion de modifier la constitution afin de s’octroyer un pouvoir de plus en plus personnel (5) et de réduire toujours davantage la pluralité politique. La défense des droits citoyens est donc le cheval de bataille du mouvement mené par Kasparov et qui défie à Moscou les interdictions de manifester en organisant des marches de « ceux qui ne sont pas d’accord ». La critique du gouvernement russe s’étend aussi au champ social, laissé en friche par un régime qui, grâce au pétrole et au gaz, s’est beaucoup enrichi ces dernières années.
Les détracteurs de Kasparov soulignent l’ambiguïté des alliances du champion d’échecs. Celui-ci est tour à tour présenté comme un néo-libéral, voire comme le représentant de commerce des Etats-Unis, ou a contrario comme un réactionnaire de l’ère communiste. N’est-il pas en contact avec de nombreux hommes d’affaires de tous bords, n’est-il pas financé par l’organisation américaine « National Endowment for Democracy » (6), ne l’a-t-on pas vu même dans un clip publicitaire pour Pepsi-Cola (7), n’a-t-il pas su remarquablement faire commerce de ses matchs exhibitions d’échecs très lucratifs contre des ordinateurs ? Ou au contraire, ne s’affiche-t-il pas avec des membres du Parti national-bolchevik, parti présenté comme extrémiste (et lui-même très durement réprimé par le régime Poutine) ?
Garry Kasparov a aussi publié divers articles dans le Wall Street Journal. C’est à l’occasion d’un article publié en décembre 2006 que certains se sont empressés de faire du Russe un partisan de la guerre en Irak qui se placerait au côté des Américains. L’article était titré « Obsédés par l’Irak, nous avons perdu de vue ce qui se passe à ailleurs », et ce « nous » serait prétendument un aveux. Pourtant l’article est plutôt une critique de la politique extérieure américaine de l’après-11-Septembre 2001 (8), l’article se terminant par une recommandation d’évacuer l’Irak au plus vite.
Oui le personnage déroute ceux qui voudraient promouvoir une vision manichéenne simplifiée de la réalité. Or la réalité russe est complexe et violente. Que peut faire un homme seul, même si connu et respecté dans son domaine, sans rassembler le maximum de monde et de soutiens. Ce que veut Kasparov donc ? Selon ses dires « faire de la Russie une démocratie civilisée ». Les 5 000 manifestants d’avril 2007 représentent une mobilisation importante dans un pays où il en coûte de s’opposer à l’autorité. La manifestation fut réprimée sévèrement par les forces anti-émeutes et Kasparov, lui-même placé en garde à vue, s’est plein du silence des dirigeant occidentaux. Puis le 30 août, la manifestation de l’opposition dans le centre de Moscou, en hommage à la journaliste russe Anna Politkovskaïa assassinée en octobre 2006 et qui aurait fêté ce jour-là ces 49 ans n’a rassemblé que 200 personnes. Là encore, le défit de Kasparov, accusant ouvertement le régime du président Poutine d’être à l’origine du meurtre de cette journaliste très critique sur le comportement russe en Tchétchénie, est une position courageuse.
La popularité de Garry Kasparov, la fierté même qu’il peut représenter pour le peuple russe, le mettent-elles à l’abri de représailles plus grandes ? Ce n’est pas sûr, le régime soviétique n’avait pas hésité à assigner à résidence Andreï Sakharov... brillant physicien et Prix Nobel de la paix, et les dissidents les plus connus opéraient de l’étranger (comme l’écrivain Soljenitsyne ou pour revenir dans les échecs, Victor Kortchnoï ex-challenger de Karpov au titre mondial). Par ailleurs, même si l’agression sans conséquence dont il fut l’objet lors d’une séance de signature d’autographes est difficile à interpréter, il semble que les membres des jeunesses poutiniennes lui soient particulièrement hostiles. Kasparov est aussi en démêlés avec les autorités officielles pro-russes de Tchétchénie après avoir traité le président Ramzan Kadyrov de « bandit ». A cette occasion des menaces de mort à peine voilée ont été prononcées à son encontre.
On ne sait pas quel politicien il deviendrait en accédant à des responsabilités officielles, pas plus qu’on ne sait quelle est la réelle envergure politique d’une homme dont la notoriété est avant tout due à sa précédente carrière de joueur d’échecs. Mais il semble difficile aujourd’hui de nier la sincérité du grand champion et de son combat citoyen.
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(1) Dans Mon portrait, annexe au Rêveries du promeneur solitaire.
(2) Les manifestations autorisées du 7 octobre à Moscou et Saint-Pétersbourg, marquant l’anniversaire de l’assassinat de la journaliste, ont rassemblé un peu plus de monde.
(3) Mais on pourrait ajouter le nom de V. Anand qui vient de remporter le championnat du monde disputé à Mexico et qui joua aussi pour l’équipe de Lyon.
(4) Un des exemples le plus marquant du sponsoring, sans précédent historique dans le monde du jeu d’échecs, fut à Paris les trophées IMMOPAR financés par une agence immobilière au début des années 90. Tournois rendus spectaculaires par la cadence rapide des parties et la présence des meilleurs joueurs mondiaux.
(5) Il n’a pas cependant osé aller jusqu’à modifier l’impossibilité de se présenter aux élections présidentielles pour un troisième mandat successif. Il semble maintenant espérer pouvoir « ré-entrer par la fenêtre » en devenant Premier ministre en cas de victoire du successeur qu’il n’a pas encore clairement désigné.
(6) Organisation dépendant directement du département d’Etat américain. Sa devise est « Ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour tout le monde ». La devise de Kasparov est « Ce qui est mauvais pour Poutine est bon pour la Russie ».
[7) Notamment disponible sur le site américain de partage vidéo Youtube.
(8) En voici un extrait : “The U.S. must refocus and recognize the failure of its post-9/11 foreign policy. Pre-emptive strikes and deposing dictators may or may not have been a good plan, but at least it was a plan. However, if you attack Iraq, the potential to go after Iran and Syria must also be on the table. Instead, the U.S. finds itself supervising a civil war while helplessly making concessions elsewhere.
This dire situation is a result of the only thing worse than a failed strategy : the inability to recognize, or to admit, that a strategy has failed. Since the invasion of Iraq in March 2003, North Korea has tested a nuclear weapon. Iran is openly boasting of its uranium enrichment program while pouring money into Hezbollah and Hamas. A resurgent Taliban is on the rise in Afghanistan. Nearly off the radar, Somalia is becoming an al Qaeda haven. Worst of all is the answer to the question that ties all of these burning fuses together : No, we are not safer now than we were before.”
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