Géorgie : histoire d’un pion sur l’échiquier planétaire
La crise géorgienne est à étudier dans le cadre plus vaste d’un grand jeu mondial dont les ramifications n’apparaîtront avec certitude que des années plus tard, lorsque les historiens auront accès aux archives. En attendant, nous en sommes réduits aux conjectures, à imaginer de belles histoires au gré des informations fournies par la presse.
Si l’étude de l’histoire n’améliore pas sensiblement la qualité des prévisions de nos brillantes élites, cette activité devrait avoir au moins pour mérite d’inciter à plus d’humilité. En effet, la reconstitution a posteriori de la chronologie d’une crise, de son origine et de ses conséquences n’est pas chose aisée, même après l’ouverture – souvent partielle, voire partiale - des archives. Comment imaginer que nous pouvons percevoir toute la subtilité du grand jeu qui modèle le monde alors que nous ne sommes renseignés que par les articles d’une presse inondée par les propagandes de tous bords ? Comment savoir avec précision ce qui se trame au sein des officines ultra-secrètes qui organisent une révolution comme on avance un pion sur un jeu d’échec ? L’exercice revêt une difficulté qu’illustre parfaitement la volonté de discerner un nouveau Munich derrière chaque dilemme de politique étrangère. Il est vrai que l’adage populaire veut que l’Histoire se répète. C’est donc fort de cette certitude, armé de leur bon sens et abreuvé d’informations et de réflexions de toutes sortes que les experts se doivent de développer une opinion sur une crise, de choisir leur bord et de prévoir les suites. Dès qu’un événement survient, ils encombrent les médias de leurs analyses, fondées sur leur connaissance « approfondie » du pays, de la région, du continent, sous un angle qui leur est propre (politique, énergétique, sociologique, philosophique…) à partir de ce qu’ils savent – c’est-à-dire souvent peu de chose – des événements récents. Et finalement, peu importe que l’histoire qu’ils racontent soit vraie, du moment qu’elle soit belle et incontestable au regard des éléments connus, rarement suffisants pour écarter les batailles d’experts sur le sens qu’il convient de leur donner. La crise géorgienne n’échappe pas à cette loi du genre. Pour éviter l’aspect trop sérieux qui entoure bien souvent des analyses entachées des défauts mentionnés, envisageons là comme un coup joué sur le jeu d’échec planétaire.
Pour l’instant, le jeu d’échec se singularise par son aspect multicolore, mais les joueurs qui s’affrontent n’ont pas les mêmes objectifs : certains cherchent le triomphe d’une seule couleur, d’autres cherchent le nul. Chaque joueur possède son propre timing. A ce stade, trois grands joueurs dominent la partie. Ils développent des stratégies, possèdent des pièces maîtresses et les jouent sur l’échiquier. Ce sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie.
D’autres joueurs possèdent des pièces qui leur permettent, à défaut d’imposer leur stratégie, de bloquer l’avance des autres joueurs. L’Iran et Israël appartiennent à ce groupe. Bien entendu, les grands joueurs ont tout intérêt à limiter l’émergence de tels joueurs, c’est même l’une de leur principale préoccupation. A noter que certaines organisations tout aussi influentes que des Etats méritent d’appartenir à ce groupe.
Enfin, une majorité de joueurs ne détiennent que des pions de valeur variable selon leur position sur l’échiquier. Ceux-là ne jouent habituellement qu’en réaction aux coups placés par les grands joueurs ou en prenant des initiatives d’autant plus suicidaires qu’ils occupent une place en vue. Ainsi, l’Irak de Saddam Hussein avait cru pouvoir envahir le Koweit et en avait payé le prix.
Le pion Géorgie
La Géorgie fait partie des joueurs dépourvus de pièces maîtresse, mais occupant une position centrale. Le président Saakachvili qui n’ignore rien de cette position ni de ses faiblesses n’a pas pris l’initiative d’attaquer l’Ossétie du Sud sans l’aval des Etats-Unis. En effet, rappelons que son armée était engagée aux côtés des Etats-Unis en Irak et qu’il ne pouvait donc ouvrir un nouveau front risquant de délester l’ancien sans avertir ses alliés. Par ailleurs, Sakachvili a tissé des liens étroits avec les Etats-Unis : il a effectué ses études aux Etats-Unis, souhaite que son pays intègre rapidement l’alliance atlantique, bénéficie d’un soutien fort de la part de Washington, est un défenseur du libéralisme… Donc, si rien n’a pu se faire sans l’initiative des Etats-Unis et que les Etats-Unis étaient informés, c’est donc qu’ils sont à l’origine de ce coup. Mais dans quel but ont-ils bougé le pion géorgien ?
Le pion Otan
Plusieurs réponses peuvent être proposées. Tout d’abord, les Etats-Unis en perte de vitesse économique auraient intérêt à limiter les marges de manœuvre d’une Russie prospère, mais handicapée par un accès restreint aux mers chaudes. Cette réponse très – premier degré – ne semble pas sérieuse. Une autre possibilité serait que la Russie, grand joueur sur l’échiquier mondial, pourrait contrarier un coup prévu par les Etats-Unis. Dans ce cas, ceux-ci pourraient proposer un échange de pions. Ainsi, la zone d’influence otanienne qui se profile aux pourtours de la Russie et qui englobe l’Ukraine et la Georgie pourrait être échangée contre un blanc seing pour un autre coup des Etats-Unis sur la scène internationale. Il faut noter que Georges W. Bush est resté très distant quant à l’adhésion dans l’Otan de la Géorgie et de l’Ukraine au sommet de Bucarest en avril 2008. La demande de ces deux pays avait été rejetée sur l’insistance de la France et de l’Allemagne, conscientes de l’affront envers la Russie, et le président américain avait acté cette décision sans même citer les deux impétrants, mais en incitant les pays désireux d’adhérer à manifester leur volonté. Cette réaction maintient la pression sur la Russie sans engager les Etats-Unis vis-à-vis des pays satellites, suscitant la crainte chez les Russes et l’espoir chez les autres. D’ailleurs, le président ukrainien, Viktor Iouchtchenko, s’est dépêcher de réclamer un réexamen de sa candidature après l’invasion de la Géorgie par la Russie.
Le pion "bouclier antimissile"
Parallèlement à ce coup géorgien, les Etats-Unis jouent un autre pion avec leur bouclier antimissile et l’implantation d’éléments en Pologne et en Tchéquie. Connaissant la vulnérabilité d’une station radar fixe face à une attaque de type classique, on peut raisonnablement douter de l’efficacité d’un tel dispositif. Tout au plus serait-il capable d’améliorer le préavis sans pour autant augmenter la protection de la cible. Néanmoins, ce bouclier – indépendamment de sa protection – est source d’agacement pour Moscou car il semble clairement destiné à limiter sa capacité de dissuasion. On peut également noter que l’Europe, qui accueillera ce dispositif sur son territoire aurait tout intérêt à définir une politique vis-à-vis de ce type d’équipement plutôt que de subir une situation négociée directement entre les Etats-Unis et des pays en cours d’intégration. A moins de brider son rôle à celui d’un pion, l’Europe ne pourra pas faire plus longtemps l’économie d’une vraie doctrine de dissuasion et, au-delà, d’une vraie politique de défense, concertée et coordonnée. Actuellement, chaque grand joueur utilise les pays européens comme des pions : la Chine a utilisé la France pour limiter les protestations lors des JO ; les Etats-Unis ont joué l’Italie, l’Espagne et la GB lors de l’invasion de l’Irak ; la Russie joue la France et l’Allemagne pour éviter l’expansion de l’Otan… Mais quid des intérêts européens ? Existent-ils seulement ?
Les Etats-Unis possèdent donc deux pions susceptibles de brider le jeu de la Russie. Pourtant, ces deux pions ne sont que d’une valeur très relative. Le bouclier anti-missile ne servirait qu’en cas d’une attaque nucléaire qui reste quand même assez improbable. Le territoire russe est suffisamment vaste et riche pour que Moscou n’ait pas besoin d’envahir ses voisins, ce qui limite de facto l’intérêt d’une extension de l’Otan aux pays limitrophes. Pourtant, ces deux pions agacent la Russie, divisent l’Europe et donnent de la valeur à des pays qui n’en auraient pas. Il reste à déterminer s’il existe une cause pour laquelle les Etats-Unis seraient prêts à sacrifier l’adhésion otanienne de l’Ukraine et de la Géorgie ainsi que le positionnement d’un bouclier antimissile sur les limites russes en échange d’une réaction modérée de Moscou.
La première cause qui vient à l’esprit est bien évidemment celle de l’attaque contre l’Iran. La Russie et l’Iran entretiennent des rapports ambigus et les réactions russes en cas d’attaque américaine contre l’Iran seraient imprévisibles. L’échange de deux pions contre une réaction modérée en cas d’attaque américaine pourrait constituer un deal sans perdant. Ainsi, le coup joué en Géorgie pourrait être destiné à accélérer le timing avant le remplacement de G. W. Bush. Ce dernier n’a jamais fait mystère de ses intentions belliqueuses vis-à-vis du régime des mollahs, mais la configuration de l’échiquier ne lui a jusqu’à présent pas permis de jouer ce coup. Les pièces se mettent progressivement en place : la presse annonce le tir réussi d’une fusée iranienne d’un nouveau modèle ; le programme nucléaire iranien n’est toujours pas sous contrôle ; le président G. W. Bush quitte prochainement la présidence ; l’Europe est divisée sur les questions de sécurité ; la Russie est gênée dans ses approches ; la Chine n’est pas encore trop engagée vis-à-vis de l’Iran ; les républicains peuvent-ils abandonner leur lobby militaro-industriel sur la perspective d’un retrait d’Irak ?
L’histoire n’est pas écrite
Désormais, le jeu s’accélère et les prochains mouvements de pièces ne manqueront pas d’apporter de nouveaux éclairages sur la stratégie des joueurs. Mais, comme dans tous jeux, les coups joués sont autant affaire d’opportunité que de volonté ou de contrariété. Les actions et les réactions ouvrent des configurations qui peuvent être exploitées ou ignorées, qui peuvent infléchir des choix, annuler des stratégies. La seule volonté des uns et des autres ne suffit pas à écrire l’histoire. Corollairement, l’histoire qui est souvent enseignée comme une science exacte est le fruit du croisement d’opportunité et de volontés, tout l’art consistant à créer les opportunités. C’est probablement ce à quoi nous assistons avec l’affaire géorgienne.
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