Guantanamo est-il un divertissement comme les autres ?
Le film "Harold And Kumar Escape From Guantanamo Bay" n’est pas une blague... il existe véritablement et a été diffusé en juin 2008 dans 2 510 salles aux Etats-Unis.
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Titre original :
Harold And Kumar Escape From Guantanamo Bay
Ce film fait partie de la Saga Harold and Kumar
Date de sortie : 16 juillet 2008
Réalisé par Hayden Schlossberg, Jon Hurwitz
Avec John Cho, Kal Penn, Paula Garces
Film américain.
Genre : comédie
Année de production : 2007
Distribué par Metropolitan FilmExport
Synopsis : "Après une première quête qui leur a valu une célébrité planétaire, Harold et Kumar se préparent à vivre la plus grande aventure de leur vie : ils vont aller à Amsterdam pour qu’Harold puisse conquérir l’élue de son cœur, Maria. Hélas, comme souvent avec ces deux-là, les choses vont vite déraper et par un enchaînement de catastrophes dont ils ont le secret, ils vont se retrouver accusés de terrorisme et envoyés au camp de Guantanamo.
Ils n’auront de cesse de prouver leur innocence, mais, pour cela, il faudra s’évader. Ce ne sera pas la partie la plus compliquée étant donné la folle course-poursuite qui les attend ensuite. L’innocence a un prix et, avec eux, ça va coûter cher en dégâts..."
Ce film n’est pas une blague... Il existe véritablement et a été diffusé en juin 2008 dans 2 510 salles aux Etats-Unis.
Plongeons un moment dans la réalité de ce que vivent les prisonniers de la base militaire américaine de Guantanamo. Voici ce qui est arrivé dans la réalité à José Padilla, citoyen américain. "... José Padilla, citoyen américain et ex-membre d’un gang. Arrêté à l’aéroport O’Hare de Chicago en mai 2002, il fut accusé d’avoir eu l’intention de fabriquer une ’bombe sale’."
Au lieu de l’inculper et de le confier au système judiciaire, on le déclara "combattant ennemi", ce qui eut pour effet de le déposséder de tous ses droits. Padilla, détenu dans une prison de la marine américaine de Charleston, en Caroline du Sud, affirme qu’on lui a injecté une drogue, du LSD ou de la PCP, croit-il, et qu’il a été soumis à un intense régime de privation sensorielle. Il était gardé dans une cellule minuscule dont on avait obscurci les fenêtres, horloge et calendrier lui étaient interdits. S’il sortait de sa cellule, c’était les fers aux pieds, des lunettes noires sur les yeux et de lourds écouteurs sur les oreilles. Il fut gardé dans ces conditions pendant 1 307 jours. Pendant ce temps, il n’eut de contacts qu’avec ses interrogateurs, qui, pendant les séances, pilonnaient de lumières et de sons violents ses sens atrophiés par les privations."
Dans cet extrait du livre de Naomi Klein La Stratégie du choc, page 60, il est question de José Padilla, citoyen américain, les autres détenus, considérés comme terroristes et emprisonnés à Guantanamo n’ont pas ce "régime de faveur" puisqu’ils ne sont pas de nationalité américaine.
Le gouvernement américain a emprisonné plusieurs centaines de personnes jugées "terroristes". Ainsi grâce à des lois d’exceptions votées à la suite du 11-Septembre 2001, ces prisonniers n’ont aucun droit. Pas d’avocat, pas le droit à la convention de Genève relative aux prisonniers de guerre... En fait, ils n’existent plus vraiment légalement, donc on en fait ce que l’on veut. En juin 2008, après six années d’emprisonnement, il a été quand même reconnu aux détenus de Guantanamo le droit de contester leur incarcération auprès de la justice américaine.
Voici ce que nous savons aujourd’hui des méthodes américaines d’interrogatoire.
Ces prisonniers sont simplement torturés. Ils sont frappés. On les empêche de dormir. On leur fait entendre des cris de bébés pendant des jours, des miaulements de chats. On leur met un sac sur la tête. On les enferme dans une cellule seul pendant des jours sans qu’aucun son ne leur parvienne. On les empêche de voir et d’entendre. On les empêche de communiquer avec l’extérieur. Leurs seuls interlocuteurs sont quelquefois leurs interrogateurs. On les drogue avec des excitants, des tranquillisants, des narcotiques et quelquefois tout cela en même temps pour mieux les faire parler.
Beaucoup deviennent véritablement fous. Beaucoup régressent à l’état d’enfant d’un âge de 4 ou 5 ans, et perdent toutes facultés à être un adulte.
Ils subissent des électrochocs répétés qui endommagent leurs capacités cérébrales et leur mémoire. Certains oublient qui ils sont ou perdent toute une partie de leurs souvenirs du fait de connexions neuronales endommagées.
Leur tête est plongée dans l’eau jusqu’à suffocation... il arrive que certains meurent durant ces séances de tortures.
Beaucoup sont à Guantanamo pour rien, par erreur.
Ce qui est reproché aux dictatures les plus violentes est vécu à Guantanamo tous les jours, la seule différence peut-être est qu’il n’existe pas de peloton d’exécution.
Guantanamo est à mon sens le "naufrage officiel" de la démocratie américaine.
Avant Guantanamo, les choses étaient identiques, mais officieuses, les détenus étaient envoyés dans des pays "amis", à bord d’avions "fantômes" de la CIA, en Bulgarie, Roumanie, Égypte... remis dans les mains des militaires ou de la police de ces pays pour être torturés sous la supervision d’un ou de plusieurs agents de la CIA qui glissaient les questions à poser et formaient aux techniques de tortures physiques et psychologiques. Ainsi, officiellement, les Etats-Unis ne pratiquaient pas la torture, des pays "amis" s’en chargeaient pour eux
Alors que faire pour changer les choses à Guantanamo ?
Bien sûr on pourrait fermer Guantanamo et revenir rapidement dans la logique démocratique du respect de l’humain, des droits de l’homme et a minima de la convention de Genève qui fixe des règles à la gestion des prisonniers de guerre.
Mais ce film offre une autre voie, un imaginaire préfabriqué où les rires couvrent les cris.
Lorsque j’ai découvert l’affiche de ce film, voici ce qui m’est alors apparu : inutile de changer Guantanamo, il suffira de changer le regard des gens sur Guantanamo.
A cet effet, le cinéma est un outil idéal. Il suffit alors d’écrire une comédie burlesque sur Guantanamo et de fabriquer de toutes pièces un univers mental humoristique pour masquer le réel de la torture, et de l’effondrement des bases de la démocratie américaine.
De fait, il existe peu d’images de Guantanamo et à ma connaissance aucune de la violence qui y sévit. Dès lors toutes les images fabriquées par le cinéma viennent prendre place là où le vide régnait dans l’imaginaire collectif. C’est d’une logique psychologique implacable.
En diffusant massivement ce film dans 2 510 salles aux Etats-Unis, on fabrique une sensation émotionnelle positive et collective par le burlesque au sein des populations qui le visionneront. Ce que les Etats-Unis font légalement de pire est dédramatisé pour devenir "fun".
Cela se fait naturellement, dans la détente et dans le rire. Le travail de manipulation mentale est alors total, profond et réussi.
Après ce film, il existera alors des images positives et drôles de Guantanamo... une mystification, une manipulation qui masquera la réalité pour une période indéterminée, peut-être même pour toujours.
Hollywood sait fabriquer une imagerie positive pour masquer la réalité. Gentils cow-boys méchants indiens.
Ce film pourrait être à mon sens l’évidence de liens puissants entre Hollywood et la communication gouvernementale pour couvrir les opérations militaires américaines et les agissements de la CIA.
Mais peut-être, et ce serait plus grave encore, ce film pourrait être simplement le signe de l’ignorance et du cynisme de producteurs de films et du public qui les consomme. Car comment peut-on rire ou s’amuser de Guantanamo ?
Bientôt grâce à cette manipulation de masse l’évocation de Guantanamo pourrait signifier " film drôle", et la seule question qui suivrait alors serait : "tu l’as vu ?"
Cette histoire de film me semble à la fois hallucinante et terrifiante d’inhumanité. Jusqu’où pourra aller un gouvernement "démocratique" dans la négation de son action anti-démocratique ? Existe-t-il une limite au cynisme et à la perversion en démocratie ? Jusqu’où peut-on rire de la souffrance et de la mort de son prochain ?
Les producteurs ont-ils imaginé une autre suite encore ? Les Nouvelles Aventures de Harold et Kumar à Abou Ghraïb, par exemple.
Si ce dernier film semble improbable c’est parce qu’il y a sur l’histoire d’Abou Ghraïb une réalité collective imagée que personne ne pourra plus effacer. Trop d’images de tortures, trop de réalités connues. Là encore pourtant la manipulation existe, car on fait croire aux peuples démocratiques que les tortures d’Abou Ghraïb étaient le fait de quelques militaires désœuvrés et condamnés, alors qu’en fait ces pratiques étaient "normales" et organisées par la hiérarchie militaire américaine.
Il semble donc que les prisonniers de Guantanamo pourront encore souffrir longtemps loin des appareils photos et des vidéos démontrant leurs sévices.
Peut-être que pour ceux de Guantanamo qui ont été libérés parce qu’ils étaient innocents, une nouvelle forme de torture existe aujourd’hui, celle des rires de citoyens américains et de citoyens du monde assis dans une salle de cinéma et unis par l’ignorance et la cruauté humaine, se gaussant des péripéties de détenus en habits oranges tellement drôles, à "Guantanamo circus".
Le peuple manipulé rira-t-il encore longtemps de ceux qui sont en réalité torturés ? Peuples manipulés, détenus torturés, par les mêmes dirigeants qui s’amusent et nous opposent les uns et les autres, brouillant les cartes et les univers mentaux pour mieux conserver le pouvoir par le cynisme et la peur.
Mathias
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