Indépendance(s)
Le Tibet, c’est un territoire colossal dont la superficie varie du simple au double selon qu’on considère la région administrative ou les 2,5 millions de km2 du Grand Tibet revendiqués par le gouvernement en exil. 2,5 millions ! Une paille ! Plus du quart de la superficie totale de la Chine, avec, pour habiter dans ce grand quart-là, 5 petits millions de Tibétains et dans les trois quarts restant plus de 1 320 millions de Chinois. Toutes proportions gardées, c’est un peu comme si les 30 ou 40 000 Corses indépendantistes réclamaient, en plus du contrôle de l’île, celui de la région Paca et du Languedoc-Roussillon.
Concernant les vierges occidentales dispensatrices de leçons de liberté depuis leurs contrées vaguement démocratiques tous les 4, 5 ou 6 ans, espérer des Chinois qu’ils accepteraient l’indépendance d’une telle surface si modestement peuplée pour s’entasser toujours davantage dans un pays amputé du quart de lui-même relève au choix du vœu pieux, de la naïveté charmante ou, plus probablement, de l’hypocrisie la plus traditionnelle, laquelle consiste à condamner exceptionnellement à voix haute ce qu’on encourage quotidiennement à voix basse. Sérieusement, qui songerait à rompre ses contrats avec la manufacture du monde pour complaire à une poignée de moines folkloriques susceptible d’instaurer demain une république théocratique - on en connaît déjà la musique - à la place de la république populaire ? Et qui croirait une seconde que les Apaches et les Comanches exigeant l’indépendance des Etats du Sud-Ouest américain, Washington la leur accorderait aussitôt de bonne grâce, en les dédommageant en prime d’un siècle et demi de massacres suivis de spoliation ?
Hu Jintao ferait certes mieux de serrer le Dalaï-Lama dans ses bras comme Sarkozy notre Delanoë : l’erreur du gouvernement de Pékin - et pas seulement au Tibet -, c’est de traiter la sédition par la répression brutale, la dénonciation très datée mao-stalinienne de « l’ennemi du peuple », le déni de liberté d’expression, tandis que les puissances occidentales règlent les velléités de sécession de telles ou telles de leurs provinces par le dialogue, le respect des différences culturelles - souvent anecdotiques - et linguistiques, la régionalisation et la subvention. L’équilibre demeure parfois fragile entre l’Etat central et les régions frondeuses, mais, jusqu’à présent, d’Euskadi en Campanie, le pacte tient.
Dans un intérêt réciproque. Car, plus généralement, que signifie l’indépendance pour un petit pays la plupart du temps peuplé d’un ou deux millions d’habitants, de moins de cent mille dans les cas extrêmes ? Crever de faim dans la crainte constante d’être annexé par un quelconque puissant voisin ou de conclure avec celui-ci ou l’un de ses concurrents tant d’accords stratégiques, économiques et militaires, tant d’échanges culturels, tant de concessions de toutes sortes que l’indépendance se résume en fait à l’adoption d’un drapeau, d’une constitution inspirée d’un modèle étranger le moins libertaire possible, enfin à l’installation de postes-frontières et de contrôles douaniers, histoire de créer ex nihilo une caste de fonctionnaires tatillons, voire profondément bornés, donc pour le commun des mortels d’inventer du tracas là où il n’y en avait pas ou moins ?
Pour ces micro-Etats, « l’indépendance » a pour principal objet la création d’une oligarchie autochtone de politiciens et d’affairistes - le plus souvent chevillés entre eux plutôt qu’adversaires - qui exploiteront à leur seul profit les hommes et les richesses de la nation au lieu que « l’étranger » s’en charge à leur place.
Concrètement, la pseudo-indépendance de l’Ossétie du Sud ou de l’Abkhazie a consisté à substituer à un tyranneau géorgien un tyranneau ossète ou abkhaze. Pas sûr que le peuple y ait gagné quelque chose en dehors de la fierté de se forger à lui-même ses propres chaînes, puisque, à l’évidence, la création d’un Etat indépendant suppose pour la population des charges nouvelles, gouvernement, assemblée, administrations, police, armée sans lesquelles l’indépendance n’est qu’un vain mot tout juste bon à allumer les feux du racisme et de la haine en distinguant des appartenances superflues.
La biologie a démontré qu’êtres humains nous sommes tous identiques, tandis que l’astronomie comme les observations purement atmosphériques dues au progrès technique découvraient la relative exiguïté de notre planète. Il serait temps d’en tenir compte et d’abandonner Babel à la tradition biblique.
Mathias Delfe
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON