Irak et dépendances : du Jihad à la Fitna
Le rapport récent de Dennis Pluchinsky a mis en relief le redéploiement de Jihadiste made in Irak. L’inquiétude est partagée par de nombreux analystes qui misent beaucoup sur le travail de renseignement pour contrer des tentatives d’attentats. Pour mieux saisir cette évolution, divers témoignages de JI et d’acteurs de terrain permettent d’y voir plus clair.
Pendant plusieurs années, le monde a pensé que la guerre en Irak était un point de fixation de tous les Jihadistes. Les salafistes et prédicateurs en tout genre se sont mis à affluer de tous les coins du globe pour contrer une politique unilatérale certes mais « démocratisante ». La page de cette phase de guerre mésopotamienne est tournée. Une nouvelle ère commence plus déstabilisante. En effet, le 17 avril dernier, le rapport remis au gouvernement et rédigé par Dennis Pluchinsky en personne, sur l’état du terrorisme dans le monde, a jeté un trouble. Alors que les déferlantes brutales se concentraient sur le « triangle sunnite » et les villes chiites à proximité de Bassorah, des analystes et spécialistes ont observé une inversion du phénomène. L’Irak exporte des éléments aguerris, des instructeurs très rompus à la guérilla urbaine et particulièrement efficaces pour déjouer les pièges des services de renseignements. Mais pour mieux comprendre l’engrenage qui prend forme, un point sur la situation en Irak s’impose.
Les témoignages des soldats US sont précieux pour comprendre. Ainsi, le Sergent Salstrom, de la 325ie Compagnie d’infanterie AirBorne montre ses inquiétudes à Michael Kamber (Heral Tribune). Ce soldat courageux et motivé explique avec ses mots qu’il ne sait plus « pourquoi il est là ». Alors qu’il essaie de faire éclater son désarroi, il confie son incompréhension d’un conflit complexe qui le dépasse. Cette guerre asymétrique qui lui rappelle les images inconscientes encore mal cicatrisées du Vietnam de la génération précédente... Le conflit change, évolue et se transforme. Le sergent première classe David Moore également témoigne, il a perdu des hommes aussi, il a fait plusieurs roulements en Irak et sait particulièrement ce que veut dire passer son Noël dans un abri de fortune ou dans une patrouille. David a compris aussi le glissement de l’Irak vers une guerre civile avec ces stigmates de « libanisation ». Il est dans le vrai d’ailleurs et récemment le Journal Haaretz faisait un parallèle douloureux entre l’Afghanisation, la Somalisation, l’Irakisation... « Pourquoi veulent ils nous tuer alors qu’on vient les aider » s’exclame David.
L’aveu d’un autre homme de troupe est désespéré : les supplétifs de l’armée irakienne sont de moins en moins fiables et se retournent contre les Irakiens ou leurs instructeurs... Ainsi un attentat suicide récent a permis de découvrir un kamikaze formé par la nouvelle armée irakienne... Vraie passoire impossible à encadrer... Difficile de laisser à elle-même cette police qui engage autant d’insurgés que d’anciens baassistes... De plus en plus cette armée passe aux mains de chefs locaux et compose avec un tribalisme que les JI croyaient éradiqué. A cela vient s’ajouter une entropie politique déroutante qu’on peut retrouver dans le blog de Paul Moreira. Ce dernier ainsi décortique un évènement récent. « Cinq Britanniques enlevés à Bagdad en plein coeur du ministère des Finances. Des hommes en uniformes des forces spéciales de la police sont entrés sans se voir opposer de résistance. Ils conduisaient 19 jeeps blanches siglées ministère de l’intérieur. Ils ont embarqué les cinq anglais, un expert et quatre gardes de sécurité. Ce ne sont pas des "terroristes déguisés". Ce sont de vrais policiers, membres très probablement de l’armée du Mahdi, une milice chiite, et qui se vengent de l’exécution de l’un des leurs à Basra par les forces britanniques ». Il continue en égrenant un chapelet d’anecdotes effrayants : « J’étais à Bagdad le 14 novembre 2006 lorsque 150 personnes avaient été prises en otage par des policiers chiites au coeur d’un ministère contrôlé par les sunnites ». Enfin, il déplore : « les forces de l’ordre aux mains de gangs multiples ». L’insécurité et l’instabilité sont partout, les pièges surgissent également sur tous les points de l’Irak, les marchés sont synonymes de roulette russe, plus aucun lieu n’est sûr...
Les idéologies baassistes ont fait souvent place à des frictions religieuses, ethniques, ne pouvant plus être jugulées. La guerre civile à Bagdad est autant une guerre de religion qu’un conflit entre factions quasi anarchistes... Chaos politique, moral et barbare... Moreira d’ailleurs racontait récemment que les Irakiens profitent souvent de la technologie « 3G » pour malheureusement visionner des massacres quotidiens perpétrés pour des fins de terreur. Cette guerre est également devenu un laboratoire d’expérimentation de nouvelles techniques d’engagements urbains. Morts piégés par des missiles « sol-air », mines artisanales, attentats en cascade visant les premiers secouristes, déflagrations de diversions, mitraillages de boutiques bondées, grenades lancées au milieu de rues fréquentées... Ainsi, sur 11 soldats américains tués récemment, 10 ont été fauchés dans des coupe-gorges improvisés sans qu’ils aient pu faire usage de leurs armes... Tout cela ruine le moral d’une armée américaine bien seule et qui chaque jour découvre des raisons d’avoir plus peur... Plus sordide, les forces spéciales ont découverts 42 prisonniers des geôles d’Al Qaeda dans un état pitoyable, ayant été pour certains torturés, d’autres ayant les os brisés, fracturés... Enfin comble du chaos, le sergent Kevin O’Flarity avoue avoir risqué la peau de ses hommes pour dégager un « Humvee » et un chekpoint non loin de Khadimiya... Il a échappé à une roquette de dernière génération par miracle... Là, encore, deux soldats de l’armée irakienne sont retrouvés dans les dépouilles des assaillants... les affrontements se font plus directs. Mais on ne sait plus qui est avec qui.
Pendant que les sergents O’Flarity, Salstrom, et Moore faisaient leur job, plus de 2 millions de réfugiés irakiens se sont amassés dans les pays limitrophes et plus largement dans les pays orientaux. La fuite s’explique aisément et il suffit de rappeler les chiffres de mortalité post-guerre en Irak évalués déjà à 285 000 morts par le professeur Lès Roberts (USA) dans un Lancet en 2004. Profitant de ce flux énorme de désespérés, des « instructeurs » particuliers et des vétérans s’engagent dans les brèches irakiennes pour continuer leur travail de terreur à l’étranger. Le Jihad qu’ils ont puisé dans les textes de leaders contemporains comme Abdallah Azzam ou de Al Zawahiri est réinterprété et transformé en marchandise « mondialisable », mais brutale et barbare... Sur ce point, le Jihad est une machinerie fascisante qui va jusqu’à programmer la mort des vieillards, des infidèles et autres coupables (Al Qaeda dans le texte, p189, Gilles Kepel, Puf). Certains théoriciens hanafites comme Mohammad al Sarkhassi poussent par exemple à exécuter « les prêtres et moines en contact avec les populations ». On comprend alors et on déplore la mort par balle d’un ecclésiastique ce week-end... Le problème est que ce texte date de l’an 1000 et qu’il a été remis au goût du jour dans les grottes de Tora Bora ou les ruelles de Falloujha... Un peu comme si nous reprenions en cœur les textes obscurs des grands inquisiteurs du Moyen Age espagnol. Malgré une narration empreinte de faits glorieux farfelus faisant appel à la « Tanière des compagnons » (1981, Issam Diraz) qui rappellent des moments de guerres afghanes, la fraternité guerrière de moudjahiddines, malgré une idéologie bancale et dégradante vis-à-vis d’un Islam humaniste, bon nombre de suicidaires estampillés Al Qaeda refluent d’Irak. En effet, les listes d’attente pour se faire « sauter » sont, selon les experts, d’environ 6 à 8 mois. Le trop-plein est donc engagé pour déstabiliser les régimes voisins. Cette dynamique porte également un nom : la « fitna ». Gilles Kepel définit d’ailleurs cette notion avec beaucoup de précision. “La Fitna, c’est le Jihad qui revient comme un boomerang à l’intérieur et qui affaiblit la communauté musulmane. Jihad et Fitna forment un couple. Le Jihad, c’est l’expansion de l’islam par la persuasion ou par la force. C’est le “mouvement” par lequel l’islam se projette vers le monde extérieur et conquiert. La Fitna, c’est l’inverse. C’est le chaos au sein même de la communauté des croyants ».
Dennis Pluchinsky, dans son rapport, parle de « vagues successives ». Il pointe du doigt ces nouveaux guerriers plus préoccupants que ceux qui « défrayaient » la mort pendant la guerre civile d’Algérie : ces « Afghans » de la première génération. D’autres officiels européens et américains partagent cette inquiétude et rejoignent les propos du major-général Achraf Rifi qui dirige les forces libanaises de sécurité intérieure et dont le témoignage a été repris, le 28 mai dernier, par le Herald Tribune, le New York Times et le Washington Post. Il confie : « si un pays pense être à l’abri de cela, c’est qu’il met la tête dans le sable ». Ainsi, Achraf Rifi se lamente pour le sort du Liban qui est aujourd’hui la proie d’une cinquantaine de membres de Fatah-al-Islam aguerris et repliés dans le camp palestinien de Nahr al-Bared. Mais la réalité libanaise est plus complexe. Ainsi, « on compte environ 5000 individus voire plus, encore à l’état dormant, prêts à agir » mentionne un dissident du nom de Mohammad al-Massari qui s’occupe de propagande jihadiste à partir du site Tajdeed. Rappelons que l’an passé le Liban pris dans une guerre avec Israël avait déjà été confronté à des combattants « étrangers » qui provenaient d’Irak, Syrie, Jordanie et même de Somalie. Un article de Haaretz estimait à 800 Soudanais et Somaliens combattants dans le Sud Liban, enrôlés dans des brigades internationales du pire.
L’Arabie Saoudite n’est pas en reste et vient de coffrer 172 affreux prêts à tout pour un Allah qu’ils transgressent. Ces derniers préparaient des actions ciblées contre des installations, des bâtiments officiels et des centres militaires. Les modes opératoires sont toujours à la pointe de la technologie, sites Internet, réseaux de boite mail dont les courriers électroniques sont stockés en tant que « brouillons » pour ne pas être visibles par le système « Echelon ».
La Jordanie s’effraye également avec l’afflux d’un certain nombre de vétérans qui veulent venger la mort de leur idole al Zarqawi. Les services de renseignement de cette petite monarchie sont d’ailleurs en ébullition. Récemment, ils ont empêché un attentat et réussi à obtenir plus d’information sur les redéploiements terroristes. Ils ont pointé des spécialistes comme Youssef al Abidi qui passe les frontières plus vite que son ombre, qui en quelques jours a pu passer d’Irak en Syrie puis en Jordanie pour probablement transporter du cash et des explosifs. Sur place, un certain Mohsen al Wissi, 34 ans, semblait s’occuper de logistiques. A cette éminence malsaine s’ajoute l’artificier Saad Fakhri al Naimi qui lui a seulement pris un vol commercial provenant de Bagdag et s’est déplacé pour mettre au point la bombe. Et en bout de chaîne un illuminé candidat pour le martyr, un certain Darsi qui a connu huit ans de prison en Libye. Ainsi, Darsi avait contacté des réseaux jihadistes par Internet à sa sortie de prison. Il a rejoint Istanboul puis la Syrie et enfin la Jordanie. Son objectif était simple : s’exploser sur un Humvee ou une compagnie de militaires américains à Bagdad de préférence. Là, les jihadistes lui stipulent un autre plan, son martyr n’est pas utile en Irak, alors on le met en relation avec une filière jordanienne... lugubre objectif... se retrouver en cendre après avoir actionné sa bombe, à base de PE-4A, explosif très apprécié en Irak et planqué dans un jouet d’enfant au milieu d’une foule. Les renseignements jordaniens ont été heureusement plus rapides... cette fois-ci.
Pour finir, l’Irak n’est plus le point d’arrêt des fanatismes mais il métastase ses violences. Plus encore, il innove dans le pire et catabolise les régimes orientaux fragilisés par ces idéologies fascisantes. Le danger aujourd’hui pourtant n’est pas dans ces informations inquiétantes ou ce rapport « Pluchinsky ». Il est dans cette sémantique qui est en train de se coupler d’une mystique guerrière qui engendre ses héros qui se complaisent dans la plus grande des barbaries. Les récits de faits de guerre salafistes sont en train de remanier les esprits au sein de la population du monde arabe souvent miséreuse. Là où la pauvreté et l’acculturation se mêlent et s’entremêlent, l’imaginaire de ces résistances barbares et archaïques peut marquer les jeunes générations. L’enjeu est bien là. Il faut vaincre ces terrorismes par la communication, la culture et l’éducation. La plume contre le sabre, pourrait-on dire.
L’ultime point que je voudrais décortiquer est plus pragmatique. L’expérience du terrorisme récent a montré que les théories du pire sont souvent l’œuvre d’une poignée d’individus qui ont été pris dans les chocs de civilisations de l’histoire « immédiate » pour ne pas dire contemporaine. Ainsi, Azzam Abdallah a été dans les camps palestiniens, d’autres mentors d’Al Qaeda ont été formés au sein de mouvances des frères musulmans et ont baigné dans des rhétoriques brutales. Le creuset intellectuel fanatique s’est forgé également dans les montagnes afghanes contre l’armée russe sûrement au cours de la bataille de Jallalabad en face de Spetnatz. Aussi, les tensions de demain sont prévisibles. Les incubateurs du pire sont du côté de Falloudja, ou au Soudan du côté des faubourgs de Nyala ou d’El Obeid. Aussi pour contrer les risques de demain, il faut miser surtout sur le codéveloppement et l’entraide de pays pauvres et la résolution de conflit par les instances internationales. Pour contrebalancer ces idéologies tératogènes, le FMI et la Banque mondiale ont un rôle à jouer. Déjà, on voit le Maroc, la Turquie, la Tunisie commencer à devenir plus sensibles à ces phénomènes qui peuvent être endigués. Insuffler de l’argent frais dans les camps, chez les populations « à risque » est urgent. Je rejoins ainsi la vision de Gilles Keppel : “Pour éviter que le Moyen-Orient continue à s’enfoncer dans la misère, il faut absolument changer radicalement la structure économique de cette région affligée par des conflits très violents. Pour l’instant, les pays du Moyen-Orient ne font que vendre du pétrole et acheter des armes pour s’entre-tuer. Il est temps que le Moyen-Orient devienne une région normale comme l’Europe, l’Amérique latine, l’Asie du Sud-Est... où il y aurait des échanges économiques et une prospérité engendrée par ceux-ci.”. Ainsi, avec les moyens, l’humanité pourra éviter cette « fitna » qui fait frémir autant le monde oriental que le reste du monde.
conseils de lecture :
Sur le blog de Paul Moreira
-Militants Widen Reach as Terror Seeps Out of Iraq. By MICHAEL MOSS and SOUAD MEKHENNET www.nytimes.com- May 28, 2007
- IHT
-The Evolution of the U.S. Government’s Annual Report on Terrorism : A Personal Commentary Pluchinsky, Dennis Studies in Conflict and Terrorism, Volume 29, Number 1, January-February 2006, pp. 91-98(8)
-Histoire du terrorisme : De l’Antiquité à al-Qaida. Collectif , Gérard Chaliand. ISBN-10 : 2227472960
-Al-Qaida dans le texte : Ecrits d’Oussama ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussab al-Zarqawi (Broché)
de Collectif, Gilles Kepel. ISBN-10 : 2130547710
-Du jihad à la fitna. Gilles Kepel. ISBN-10 : 2227475307.
-Global terrorism. Leonard Weinberg. ISBN 1-85168-358-5.
-De la Barbarie en général et de l’intégrisme en particulier - Rachid Mimouni. ISBN 2-266- 05467-8.
116 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON