Jeffrey Sachs (ONU) alerte sur Hillary Clinton et la « guerre par procuration » en Syrie
Après le retentissant article publié le 23 février par Robert F. Kennedy Jr. sur la guerre en Syrie, c'est au tour de l'économiste Jeffrey David Sachs de faire paraître, le 29 février sur le site Syndicate Project, un article de la même veine, quoique plus succint, intitulé « Mettre un terme à la guerre en Syrie ». L'article a été repris le 2 mars dans la rubrique « Le Cercle » du site des Échos, sous le titre « Syrie : les erreurs de l'Amérique ». Cet adversaire acharné d'Hillary Clinton, qu'il range dans le camp des néoconservateurs va-t-en-guerre, y dénonce la responsabilité de la CIA dans le conflit et réhabilite quelque peu, contre la propagande qu'elle subit, la Russie.
Conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, sur les objectifs de développement durable, et directeur de l’Earth Institute de l’Université de Colombia à New York, Jeffrey Sachs est le seul universitaire à avoir figuré deux fois au classement des personnalités les plus influentes du monde publié par le magazine américain Time Magazine. Le New York Times a vu en lui « the most important economist in the world ». C'est donc, quoi qu'on pense de son action - parfois fort contestée - en tant que conseiller économique, ce qu'on peut appeler une sommité. Sa popularité se traduit sur la Toile par 213 000 followers sur Twitter.
Pour finir de présenter le personnage, souvenons-nous qu'en octobre 2011, lors du mouvement Occupy Wall Street, il avait pris la parole pour appeler à en finir avec la « corporatocratie » aux États-Unis et revenir à la démocratie. « Corporatocratie » est un terme péjoratif qui désigne un système économique et politique contrôlé par les entreprises et les intérêts d'entreprise, au détriment de la souveraineté du peuple. Auteur d'un ouvrage sur John Fitzgerald Kennedy, il a également eu l'occasion de signifier qu'il avait de sérieux soupçons quant à une possible implication de la CIA dans son assassinat. Le prestige, nous allons le voir avec lui, n'empêche pas le franc-parler.
Guerre par procuration : l'Iran et la Russie dans le viseur
Dans son article incisif, Jeffrey Sachs part du principe que, pour trouver une issue à la guerre en Syrie, qui constitue « actuellement la plus grande catastrophe humanitaire au monde et, du point de vue géopolitique, le conflit le plus dangereux de la planète », il faut « jouer la transparence », alors que, note-t-il, « la guerre se joue aussi en coulisses, d’où les Américains tirent les ficelles depuis 4 ans ». Sachs va donc s'efforcer de produire « une analyse transparente et réaliste des causes premières de la guerre ».
Il retrace alors la chronologie des événements, qu'il est inutile ici de reprendre, à partir du début de l'année 2011. Notons toutefois ces deux observations prudentes :
« Il paraît probable que dès mars ou avril 2011, des combattants sunnites anti-régime et des armes aient commencé d’entrer en Syrie par les pays voisins. De nombreux récits de témoins oculaires font état de djihadistes étrangers engagés dans des attaques violentes contre des policiers. Ces témoignages sont toutefois difficiles à confirmer, surtout cinq ans plus tard. [...]
De nombreux observateurs assurent que le Qatar a financé l’agitation contre le régime en Syrie et utilisé la chaîne de télévision Al Jazeera pour renforcer de par le monde le sentiment anti-Assad, affirmations difficiles à établir une fois pour toutes. »
Jeffrey Sachs rappelle ensuite la campagne de propagande menée par les médias américains contre Bachar el-Assad, qui marquait un changement de traitement assez notable vis-à-vis d'un chef d'État jusqu'ici « vu par ces mêmes médias comme un dirigeant relativement modéré, quoiqu’autoritaire », et dont « Hillary Clinton, lorsqu’elle était secrétaire d’État, notait, en mars 2011, que beaucoup le considéraient au Congrès comme un réformateur ».
Sachs date le début effectif de la guerre au 18 août 2011, lorsque le président Barack Obama et sa secrétaire d'État Hillary Clinton ont déclaré qu’Assad devait quitter le pouvoir. C'est à partir de ce moment-là que la violence a décuplé. Jusqu’à cette date, remarque l'économiste, on comptait tout au plus 2 900 morts (on en compte 400 000 aujourd'hui).
Il explique que « les États-Unis ont manœuvré pour renverser Assad », même s’ils ont le plus souvent « agi par alliés interposés », en s’appuyant principalement sur l'action de l’Arabie saoudite et de la Turquie. « La CIA et l’Arabie saoudite ont coordonné en sous-main leurs actions », écrit Sachs, qui appuie ses dires sur un article du New York Times.
Le consultant spécial de Ban Ki-moon rejoint alors explicitement l'analyse de Robert Kennedy Jr., en parlant de guerre par procuration :
« Tout d’abord, la guerre en Syrie est une guerre par procuration, impliquant surtout les États-Unis, la Russie, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Iran. Les États-Unis et leurs alliés – l’Arabie saoudite et la Turquie – ont lancé la guerre en 2011 afin de renverser le régime d’Assad. L’alliance américaine s’est heurtée à une opposition de plus en plus vive de la Russie et de l’Iran, dont l’armée par procuration, le Hezbollah libanais, combat aux côtés des troupes gouvernementales. »
A travers la Syrie, explique Sachs, c'est en fait l'Iran et la Russie, ses puissants alliés, que visaient les États-Unis :
« C’est précisément la dépendance du régime d’Assad à ses soutiens russes et iraniens qui a déterminé l’intérêt des États-Unis à son départ. Le renversement d’Assad, pensaient les responsables américains de la sécurité, affaiblirait l’Iran, discréditerait le Hezbollah et restreindrait le champ d’action géopolitique de la Russie. »
Quant aux alliés des Américains, la Turquie, l'Arabie saoudite et le Qatar, ils pariaient sur le remplacement du régime alaouite en Syrie par une direction sunnite. Un tel renversement aurait affaibli leur concurrent régional, l’Iran, et, plus largement, réduit l’influence chiite au Moyen-Orient.
La « sale guerre » de la CIA
Sachs dénonce l'aveuglement américain, qui a consisté à croire qu’Assad serait facilement renversé, alors même que le régime disposait bel et bien, en dépit d'une forte opposition, de « soutiens intérieurs considérables ». Sans même parler des puissants alliés russes et iraniens qui, on pouvait l'anticiper, allaient réagir.
L'économiste cherche alors à ouvrir les yeux de ses contemporains sur les pratiques plus que contestables des services américains :
« L’opinion devrait prendre la mesure de la guerre sale menée par la CIA. Les États-Unis et leurs alliés ont inondé la Syrie de djihadistes sunnites, tout comme ils l’avaient fait en Afghanistan dans les années 1980 avec les moudjahidines qui deviendraient plus tard Al-Qaida. L’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar et les États-Unis ont régulièrement soutenu certains des groupes djihadistes les plus violents, jugeant, avec cynisme à défaut de clairvoyance, que ces forces effectueraient à leur place le sale travail et qu’elles pourraient être ensuite, d’une façon ou d’une autre, poussées vers la sortie. »
Nous sommes là en plein dans le troisième des 36 stratagèmes (du nom d'un ancien traité chinois de stratégie) que nous évoquions dans notre précédent article, intitulé « Assassiner avec une épée d'emprunt ». Sachs avait déjà lancé l'accusation dans un tweet du 19 février : « L'Occident manipule depuis longtemps des jihadistes pour des intérêts occidentaux : la Grande-Bretagne avec les Saoudiens ; les États-Unis avec les moudjahidines ; la CIA, l'Arabie saoudite, le Qatar avec les jihadistes anti-Syrie. »
L'homme des Nations unies tient à tordre le cou à la propagande médiatique anti-russe, consistant à prêter à Vladimir Poutine des visées expansionnistes ; il en profite, dans le même mouvement, pour égratigner - jusqu'au sang - les États-Unis :
« À en croire les grands médias américains et européens, l’intervention militaire russe en Syrie est une trahison et traduit des visées expansionnistes. La vérité est différente. Les États-Unis ne sont autorisés par la charte des Nations unies ni à organiser une alliance, ni à financer des mercenaires, ni à introduire clandestinement des armes lourdes pour renverser le gouvernement d’un pays tiers. La Russie, en l’espèce, réagit plus qu’elle n’agit. Elle répond aux provocations des États-Unis contre son allié. »
La vérité est assénée froidement, durement. Les États-Unis ont agi illégalement en Syrie. La Russie n'a fait que répondre à leurs provocations. Fichtre !
Une étrange omission
Sachs détaille, pour finir, les six principes qui doivent être suivis pour mettre fin à la guerre :
« Premièrement, les États-Unis doivent cesser les opérations, clandestines ou déclarées, visant à renverser le gouvernement syrien. Deuxièmement, le Conseil de sécurité des Nations unies doit veiller au cessez-le-feu, et appeler tous les pays engagés dans le conflit [...] à cesser d’armer et de financer des forces militaires en Syrie.
Troisièmement, les activités paramilitaires doivent cesser, y compris celles des soi-disant "modérés" soutenus par les États-Unis. Quatrièmement, les États-Unis et la Russie – ainsi, bien sûr que le Conseil de sécurité des Nations unies – doivent tenir le gouvernement syrien pour entièrement responsable de la cessation de ses actions punitives contre les opposants au régime. Cinquièmement, la transition politique doit se mettre en place progressivement, en construisant la confiance de toutes les parties, plutôt que dans une course arbitraire et déstabilisatrice à des "élections libres".
Enfin, les États du Golfe, la Turquie et l’Iran doivent être poussés à négocier face à face un cadre régional qui puisse garantir une paix durable. Arabes, Turcs et Iraniens ont vécu ensemble pendant des millénaires. C’est à eux, et non aux puissances extérieures, qu’il revient d’ouvrir la voie vers un ordre stable dans la région. »
Ainsi se termine l'article, au coeur duquel se remarque - on ne voit même que lui, comme le nez au milieu de la figure - un incroyable manque, une absence qu'on ne s'explique pas, dans un texte pourtant si franc, si direct. Jeffrey Sachs avait promis d'« examiner les motivations des principaux acteurs », et pourtant les mots « pétrole », « gaz », « pipeline », n'ont jamais été prononcés. Pas une fois.
Une omission tellement surprenante qu'elle n'est pas passée inaperçue de tous. Par exemple, de ce commentateur sous l'article :
« L'auteur a omis les raisons pour lesquelles l'Amérique et ses alliés occidentaux ont attaqué le Moyen-Orient. En un mot - le pipeline à travers la Syrie pour alimenter l'Europe et perturber les affaires pétrolières de la Russie. »
Ou encore de cet autre sur Twitter :
« Mais un tel plan laisse indécis lequel des gazoducs sera construit, par conséquent il ne résoudra pas le problème. »
Effectivement, sans mentionner cette question énergétique cruciale, le problème n'a que peu de chances de trouver sa solution.
La collection de casseroles de la belliciste Hillary
Jeffrey Sachs s'est encore illustré récemment en signant, le 5 février dans le Huffington Post, un papier assassin contre Hillary Clinton, la favorite des Démocrates dans la course à la Maison Blanche. Son titre, massif : « Hillary Is the Candidate of the War Machine ». D'entrée de jeu, Sachs cogne fort, très fort :
« Il n'y a aucun doute que Hillary est la candidate de Wall Street. Encore plus dangereux, cependant, c'est qu'elle est la candidate du complexe militaro-industriel. L'idée qu'elle est mauvaise sur les questions d'entreprise, mais bonne sur la sécurité nationale, est fausse. Sa soi-disant "expérience" en matière de politique étrangère a consisté à soutenir chaque guerre exigée par l'État sécuritaire profond des États-Unis dirigé par les militaires et la CIA. »
Notons la référence à la notion d'État profond [« the US deep security state »], qu'étudie Peter Dale Scott, l'auteur d'American War Machine.
Selon Sachs, Hillary Clinton n'est rien moins qu'une « néocon fervente », le qualificatif de néoconservateur n'étant pas réservé, comme on le croit parfois, aux seuls Républicains. Notre économiste engagé rappelle les faits d'armes d'Hillary : son soutien au changement de régime en Irak dès 1998, son enthousiasme pour la guerre en Irak en 2003, qu'elle défendit en répétant « comme un perroquet » la propagande mensongère de la CIA :
« En quatre ans, depuis que les inspecteurs sont partis, les rapports du renseignement montrent que Saddam Hussein a travaillé pour reconstruire son stock d'armes biologiques et chimiques, sa capacité de lancement de missiles et son programme nucléaire. Il a aussi donné de l'aide, un refuge et un sanctuaire à des terroristes, y compris à des membres d'Al Qaïda. »
En 1999, pendant la guerre du Kosovo, elle aurait même poussé son mari de président, Bill Clinton, à bombarder, selon la journaliste au New York Times Lucinda Franks. Plus tard, elle oeuvra activement au renversement de Kadhafi en Libye, « non seulement en violation du droit international, mais aussi à l'encontre du bon sens le plus élémentaire », écrit Sachs. Et tandis que la Libye ravagée sombrait dans la guerre civile, que la guerre se propageait au Mali, que des armes s'écoulaient vers Boko Haram au Nigeria et alimentaient l'État islamique en Syrie et en Irak, Hillary Clinton, se rêvant en Jules César, trouvait vraiment tordant de lancer, sur le plateau de CBS, au sujet de son ennemi vaincu : « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort ! »
Mais le pire était encore à venir, selon Jeffrey Sachs : « Peut-être le désastre suprême de cette longue liste de désastres a été la promotion implacable d'Hillary d'un changement de régime mené par la CIA en Syrie. » En août 2011, celle qui était alors secrétaire d'État « précipita les États-Unis dans le désastre » en déclarant que Bachar el-Assad devait « dégager de là ».
Dans un tweet du 28 févrer, l'économiste renchérit : « Le rôle sombre d'Hillary est encore pire en Syrie qu'en Libye. Elle est incompétente et dangereuse. Incroyable qu'elle fasse campagne en faisant valoir son bilan. » Le même jour, il lance encore cette banderille : « Elle a joué un rôle (en collaboration avec la CIA) dans la déstabilisation de la totalité du Moyen-Orient. »
Sachs n'oublie pas de signaler le soutien constant d'Hillary Clinton à l'expansion de l'OTAN, y compris à l'Ukraine et à la Géorgie, et ceci à l'encontre de tout bon sens, participant ainsi activement, en tant que secrétaire d'État, à la reprise de la Guerre froide avec la Russie. Bref, la barque est pleine... pour celle qui a néanmoins viré en tête, côté Démocrates, après le « Super Tuesday » de cette semaine.
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