Ancienne capitale de l’Afrique équatoriale française (AEF) et capitale du Congo contemporain, Brazzaville abrite le terminus du chemin de fer Congo Océan (CFCO) ; une voie ferrée qui la relie à son débouché maritime, Pointe-Noire, construite à l’initiative des français et achevée en 1934, dans la pénibilité des conditions du travail : la maladie et la mort par épuisement. La résistance des populations autochtones à cette violence du travail était une façon de marquer leur désapprobation, quant à l’aliénation des droits naturels par le pouvoir colonial. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’autoritarisme ayant caractérisé le pouvoir colonial, et dont l’excès s’est manifesté par la pratique de la chicote lors du déroulement des travaux de construction du chemin de fer. Ainsi, le libéralisme de Montesquieu (1689-1755) - celui qui tient dans une exigence d’équilibre des forces sociales, dont aucune ne doit être sacrifiée - n’a pas été observé dans la colonie. En effet, tous ceux qui étaient concernés par le travail forcé n’étaient que des nègres, alors que le territoire congolais placé sous l’égide de la France portait bel et bien le label français. Par conséquent, les nègres était devenus des sujets de droit au même titre que les français.
Le travail forcé, une négation du progrès technique
Le chemin de fer Congo Océan a été le produit d’un travail harassant, incompatible avec la mission civilisatrice de l’Occident. En effet, le nègre était une force de travail dépourvue de moyens de production, il remplaçait la machine, le camion, la grue. Pour tout matériel servant à la manutention, il n’y avait que le bâton et la tête du nègre. En substituant, par la force, les nègres aux instruments de travail, les Français avaient, d’une part, remis en question les bienfaits de la révolution industrielle née en Angleterre et les acquis de la révolution française d’autre part, à savoir la liberté et l’égalité.
Pour avoir considéré le nègre comme un être inférieur, le colonisateur s’est laissé berner par un optimisme béat au milieu des souffrances infligées. Il a dû ignorer qu’il a réellement les qualités d’un tool-maker ; il n’a donc pas su reproduire son esprit inventif dans un milieu social différent au sien.
Certes, certains animaux sont doués d’intelligence au point de se servir d’outils, il est cependant indubitablement vrai que la fabrication d’outils reste l’apanage de l’homme.
Le colonisateur, qui n’a pas permis au colonisé de devenir maître et possesseur de la nature, a fait de son semblable une bête de somme. Ce dernier a travaillé comme un animal qui porte un fardeau : en le substituant à la machine, le colonisateur l’avait assimilé à un animal domestique. De même qu’un animal perd sa férocité et sa fierté pour devenir l’esclave d’un maître, de même le colonisé était dépouillé de son caractère guerrier pour être assujetti à un maître. L’usage de la chicote dans la construction du chemin de fer Congo Océan corrobore le rapport maître- esclave.
Le travail forcé comme une activité dichotomique
En faisant abstraction du progrès technique dans leur relation avec les nègres, les français ont dû ignorer que le travail est une activité combinant savoir et faire.
L’irréversible révolution industrielle avait pourtant concilié l’intelligence et les mains grâce à l’élimination tendancielle d’un certain nombre d’opérations jugées dangereuses ou pénibles. Et, ceux qui ont colonisé le Congo n’étaient pas étrangers à cette philosophie. Le travail est pénible parce qu’il est dépense et donc effort. Le travail est ennuyeux, c’est tout autre chose. L’ennui ne naît pas de la paresse, il en est plutôt la cause. L’ennui caractérise la situation du travailleur qui trouve son occupation inintéressante. Et ici, il ne s’agit pas de la maximisation de la satisfaction du travailleur (consommateur) sous la contrainte du revenu, mais plutôt de la valeur-utilité du travail : travailler pour travailler. A titre d’illustration, dans le métier des armes, les nègres recrutés par les français pendant la première guerre mondiale (1914-1918) ont fait preuve de dynamisme. Ainsi, la participation active des nègres aux côtés des français durant le conflit semble être à l’origine de l’initiative d’une construction du chemin de fer au Congo puisque le premier coup de pioche des travaux fut donné en 1921. Cependant, les aptitudes des nègres au combat n’ont pas été les mêmes quand on a déplacé le champ d’activité ; la question n’est peut-être pas sociale, mais seulement individuelle, ce qui expliquerait les pertes humaines pendant les travaux ou sur le chemin de retour, après travaux : le travail est un droit social mais l’aptitude au travail est individuelle.
Etymologiquement, le mot latin "tripaliare" dont dérive le mot "travail" semble vouloir bien dire torturer, tourmenter avec un tripalium et l’idée selon laquelle l’accouchement est associé à la douleur reflète bien la nature des travaux qui ont donné naissance à une voie ferrée au Congo. Toutefois, il sied de souligner que le colonisateur avait mis le travail contraignant sur le même pied que le travail opprimant. Ce chevauchement était né de la prise en charge de l’élément servile qui n’est que le fait de l’esclave , révolté ou non, et de son maître conscient ou non.
L’émiettement de l’Etat colonial
La modernisation d’une Société vient de ce que les uns y dépendent des autres. Par le principe de l’interdépendance, les individus ont cependant créé des inégalités entre eux : les uns sont injustement riches, les autres deviennent pauvres, les uns sont maîtres, les autres esclaves. Et les maîtres eux-mêmes dépendent de leurs esclaves, sans lesquels, ils ne pourraient être maîtres, tout comme s’il était dans la nature des hommes destinés à être pauvres ou riches, esclaves ou maîtres.
Le colonisateur avait ,en effet, instauré un gouvernement de nature à placer l’homme au-dessus de la loi. Or, dès que la loi dépend des hommes, il n’y a plus que des esclaves et des maîtres : l’Etat se désagrège et devient vulnérable. "L’Etat, c’est moi", disait volontiers chacun d’eux pour faire admettre l’Autorité aux nègres désobéissants puisque la révolte était assimilée à de l’indiscipline. Force est de constater qu’il y avait le règne de la violence dans la colonie, le travail forcé institué par le colonisateur en est une illustration. On s’engage librement, ou l’on cède à la violence. Il n’y a pas de milieu entre les deux, une maxime chère au colonisateur.
Par ailleurs, il est à remarquer que les Etats africains devenus indépendants, n’ont pas pu échapper au retour de l’autoritarisme, à la nécessité de mettre en place un système n’admettant aucun frein institutionnel à l’exercice du pouvoir politique ; ce qui est une disposition à assurer la pérennité de l’ordre colonial. Les dirigeants des pays africains n’ont pas eu le mérite d’accomplir, au profit de leurs peuples, la révolution, c’est à dire le passage obligé de l’asservissement à la souveraineté. On ne peut donc échapper à une réflexion sur les conditions de ce passage et sur la manière dont les Etats ont imposé aux citoyens la volonté arbitraire de leurs dirigeants. Mais pour qu’un Etat soit digne de ce nom il ne peut être monopolisé par aucun groupe dans la mesure où le pouvoir politique et ses médiations font bon ménage.