L’Europe, « petit cap d’Asie » entre Etats-Unis et entente sino-russe
Leçons (parmi d’autres) de la guerre du Caucase
>>> Les nouvelles cartes géopolitiques de la Russie se trouvent à Pékin.
>>> L’Organisation de Shanghaï, sous-estimée par les Occidentaux, va prendre une importance accrue
>>> Les illusions dangereuses des Polonais
>>> Remettre l’entente franco-allemande au coeur de la construction europénne
>>> Exiger une vraie réforme de l’OTAN
C’est maintenant entre Washington et Moscou qu’une grande partie d’échecs géopolitique s’engage. Les menaces américaines de mesures de rétorsions sur divers terrains (stratégiques, diplomatiques, commerciaux, économiques) sont prises au sérieux à Moscou. A tel point que des journaux russes s’en inquiètent : « La réaction de la communauté mondiale à la guerre en Géorgie a logiquement posé une limite à la politique étrangère de confrontation appliquée par la Russie ces dernières années », écrit le le quotidien Gazeta.ru. relayé par Ria Novosti. Mais les menaces russes faites en réponses sont-elles suffisamment prises en compte à Washington ? Le « partenariat » russo-américain qui devait se développer est plus que menacé. Or, il ne se développait pas qu’au seul bénéficie des Russes… Les Américains (et les Européens) pâtiraient sérieusement d’un retour à l’esprit de la « guerre froide » et au primat des rapports de forces…
Cette question reste sans réponse en cette fin de mandat de Bush. D’un Bush qui aura échoué sur presque tous les terrains, sans en avoir pris conscience, et qui ne se rend pas compte, visiblement, que l’échec de son « protégé » géorgien est aussi, surtout peut-être, « son » échec.
L’échange de vues qu’ont aujourd’hui dans le Var Sarkozy et la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice, (attendue en fin de journée à Tbilissi) ne suffira sans doute pas à aborder les enjeux les plus lourds de ce conflit caucasien qui est un révélateur et un levier plus qu’un théâtre « local »….
Hélène Carrère d’Encausse résume bien l’une des conséquences les plus claires, dans une tribune publiée par le Figaro : « Cette guerre confirme, en définitive, le retour de la Russie sur la scène internationale, une Russie sûre d’elle-même, affichant ses intérêts nationaux sans complexe et, c’est nouveau, l’acceptation par la communauté des nations de traiter avec cette Russie-là et non avec un État diminué. Saakachvili, dans son projet fou de défier la Russie, lui aura rendu probablement le plus grand des services qu’elle ait connus au cours de ces dernières années. »
Face à cette donnée, Washington peut se lancer dans des surenchères pour « accroître l’isolement de la Russie », comme dit Condoleezza Rice. Elle oublie que c’est d’abord pour éviter son « encerclement » que les Russes ont frappé vite et fort contre les troupes géorgiennes lancées dans une aventure suicidaire par un dirigeant plein d’illusion (comme les Polonais le sont à leur manière) sur les capacités et les volontés de réagir des Américains. Elle oublie aussi (un rapport sérieux américain vient de le confirmer) que la lutte contre les hyper-terrorisme nécessite des coopérations accrues avec la Russie. Elle oublie encore et surtout quels risques la planète a couru au siècle dernier avant que la « détente » ne porte ses fruits…
La surenchère américaine, elle est d’abord verbale pour l’instant. Recours à une terminologie dépassée, mais dangereuse : les grands maux commencent toujours par de gros mots… Coups de clairons militaristes de l’OTAN : fanfare et fanfaronnades ont la même racine…
Mais elle est aussi matérielle. L’accélération des négociations avec la Pologne sur le bouclier antimissile en est le premier signe. Or les futures installations de « Patriots » et pas seulement de radars transforment aux yeux de Moscou ce « bouclier » en « lance » et conforte les stratèges russes dans leur certitude que le Pentagone, avec cet ersatz terrestre de « guerre des étoiles », vise Moscou et non Téhéran. Attention à la relance d’une course aux armements stratégiques déjà très nette en Alaska et dans le Grand Nord !
Les Russes ne vont pas restés les bras croisés, même si l’installation de missiles en Biélorussie n’est encore qu’une hypothèse... Faut-il avoir la mémoire bien courte pour oublier les risques qu’ont fait courir les Pershings et les SS-20… Des euromissiles sont des missiles installés en Europe avant d’être des missiles défendant l’Europe. Nos amis polonais rêvent d’un « parapluie » et d’un « paratonnerre ». Ils oublient que les sites sont d’abord des cibles potentielles. Et ils oublient que, structurellement, l’Union européenne est solidaire de leur sécurité… Cela devrait leur faire éviter des décisions trop solitaires.
L’espace paneuropéen risque ainsi de redevenir un champ de manœuvre très miné. Et l’Union européenne, écartelée par ses propres divisions, dépourvue de vraie stratégie, victime de ses vues basses, risque de se retrouver soit vassalisée soit neutralisée et de toute façon très… exposée. Sans les moyens de s’affirmer « Europe européenne » et de garantir la seule souveraineté qui compte : celle de l’indépendance dans la défense de ses intérêts, dans la sûreté de ses approvisionnements vitaux, dans la sauvegarde et le développement de son modèle social, de sa culture.
Ce qui est impossible au niveau national restera-t-il improbable au niveau de l’Europe ?
Ce risque plus clair que jamais est né ou été aggravé par une série d’erreurs et d’imprévoyances. Sans anticiper les analyses des historiens de demain :
>>> Un élargissement de l’OTAN sans une réforme en profondeur qui prenne vraiment en compte la dissolution du Pacte de Varsovie
>>>Une sous-évaluation des potentialités du Conseil de l’Europe après l’implosion de l’Empire soviétique, entre la fausse bonne idée de Mitterrand sur sa Confédération européenne et les mirages d’une OSCE condamnée à compter les points dans des compétitions qui lui échappent
>>>Les retards pris dans le renforcement de l’Union, notamment sur le plan politique et stratégique, par défaut d’analyses sur les mutations littéralement révolutionnaires des rapports de forces dans le monde
>>>Les tentations helvètes de trop de pays européens qui ont sabrée avec une belle inconscience dans les budgets militaires alors que ceux-ci connaissaient des bonds considérables sur toutes la planète
>>> Une inconscience porteuse d’illusions face aux « conflits gelés » nés de l’implosion de l’URSS et une approche des ponts chauds plus locale et affective que géoplitique et géostratégique (le Kosovo est constitue l’exemple le plus significatif).
>>>Une sous-estimation « occidentale » des conséquences de l’émergence chinoise et des rapprochements sino-russes
C’est sur ce dernier « front » que se situent les meilleures cartes russes. Pendant que Bush brillait par ses clowneries à Pékin, Poutine avait des entretiens longs et sérieux avec les dirigeants chinois… Quand les stratèges de la Maison Blanche menacent d’« isoler la Russie », ils oublient de regarder la carte du monde vue de Moscou et de Pékin. Et ils ne tiennent pas suffisamment compte de ce que peut devenir l’Organisation de Shanghaî, cette OCS complètement négligée par les chancelleries occidentales qui ont complètement surestimé les rivalités et les antagonismes russo-chinois.
C’est en regardant ces cartes que l’on prend la pleine mesure du constat visionnaire de Paul Valéry : « L’Europe est un petit cap d’Asie »…
C’est en suivant les activités non médiatisées ici de cette entente qui n’a pas m^me le statut d’organisation internationale mais qui cultive des synergies et scellent des ententes que les Américains et les Européens auraient prendre plus au sérieux, surtout ces dernières années au lieu de considérer l’OCS comme un « trompe l’œil » pour reprendre l’expression de chercheurs de l’IFRI.
Le pays le plus grand du monde s’alliant avec le pays le plus peuplé du monde est un trompe-l’œil pour ceux qui se mettent le doigt dans l’œil. Il est temps de voir les évolutions du monde telles qu’elles sont et non telles que l’on aimerait les voir.
Pour les Américains, le bilan de Bush peut se résumer en un constat : l’Hyperpuissance impériale qui se prenait pour le gendarme du monde et pour l’invincible n’a plus les moyens de conduire une politique impérialiste. Ni même de jouer les « parapluies » de ses alliés.
Ce qui était devenu le « Centre » à la faveur des deux guerres européennes étendues au monde, des guerres nationaliste, coloniales et idéologiques, et des totalitarismes brun et rouge se retrouve à la périphérie. Parce que l’Asie s’est réveillée. L’Amérique reste bien sûr un Géant. Mais il doit plus veiller sur le Pacifique que sur l’Atlantique, la Baltique ou la Méditerranée. Et les gratte-ciel de Shanghaï comptent plus, au sens propre et au figuré, que ceux de New-York, cette ville-monde fille d’Europe. C’est ce qu’oublient les Européens qui de Londres à Varsovie, en passant par Vilnius, Kiev et… Tbilissi considèrent leur « liens privilégiés » avec l’Amérique comme une assurance-vie.
Autant les Européens se doivent de rester de fidèles alliés des Etats-Unis, autant l’antiaméricanisme est « effectivement une maladie infantile » d’Européens plus verbeux que vertueux, autant l’Europe doit d’abord compter sur ses propres forces pour dessiner et garantir son avenir. C’est d’ailleurs le concept même d’ « Occident » qui doit être remis en cause. Il est plus mythique, chargé de symboles légendaires mais trompeurs, que fondé, légitime et réaliste. L’Europe (qui l’a forgé) doit la première en tirer les leçons.
Première leçon, évidente : l’entente franco-allemande doit recouvrer coté français l’importance qu’elle n’aurait jamais du perdre. Sarkozy et ses conseillers qui éprouvent des difficulté à comprendre nos amis allemands et à se faire comprendre d’eux doivent, d’urgence, réviser leur manuel du « savoir vivre en Européen lucide »
Deuxième leçon, tout aussi claire : la réforme de l’OTAN doit être plus réfléchie et plus profonde. La préparation du sommet prévue l’an prochain à cheval sur le Rhin, dans l’eurodistrict, à Strasbourg et à Kehl prend une importance supplémentaire. Même si les incertitudes électorales américaines sont gênantes.
Troisième leçon, impérative : avec ou sans ratification du traité de Lisbonne, il est urgent de constituer, à partir de ce qui existe (l’Eurocorps et la Brigade franco-allemande), un « Euroland » de la sécurité extérieure. Schengen n’est pas signé par tous, l’euro n’est pas adopté par tous : que ceux qui en sentent le besoin impératif se regroupent dans un noyau (forcément dur, puisqu’un noyau mou n’est plus un noyau) de coopération (ou d’intégration) renforcée. Qui voudra et pourra en prendre l’initiative, avec tact et intelligence ? Qui osera mettre à plat ce dossier de la « défense européenne » que tout le monde réclame mais dont personne ne veut ? Qui aura l’audace de mettre cette question essentielle au cœur de la prochaine campagne (déjà commencée) des « élections européennes » ?
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